Mardi 27 septembre 1718 (I)
Le lendemain matin, le médecin revint voir le malade. Le marquis s'était réveillé mais souffrait le martyre et se sentait faible, il avait perdu énormément de sang. Le même manège se répéta, mais le nabot avait pris cette fois la précaution d'ouvrir la fenêtre avant l'arrivée du vampire. Autre nouveauté, le blessé n'aurait le droit cette fois à aucune anesthésie, tout l'assemblée craignant qu'il ne s'endorme alors pour ne pas se réveiller. Heureusement pour lui, il n'était pas encore prévu de lui charcuter la jambe. Le médecin ne fit que lui nettoyer sa plaie et l'examiner. Elle semblait plus rouge et plus enflée que le jour précédent, et toute la cuisse semblait maintenant atteinte. En découvrant l'étendue de la maladie, le docteur se figea, chose si incroyable d'après Per qu'il comprit la gravité de la situation sans même avoir vu la jambe. Se reprenant, il lui appliqua un pansement imbibé d'alcool et lui prenant le bras hésita un instant. La saignée guérissait tout dit-on, mais ici il avait un sacré doute. L'inquiétude de tous le fit reculer :
« Il est condamné de toute façon. » pensa-t-il.
Restait l'amputation, mais le patient était âgé et il ne lui restait plus beaucoup de sang. Le peu qui lui restait serait parti avec la jambe, bientôt suivie de sa vie. Maintenant il n'avait pas pour habitude d'achever ses patients. Il sortit mais avant d'avoir pu atteindre l'escalier, il fut intercepté par Faldec'h. Au prix d'un important effort pour faire abstraction de l'image du vampire qui lui venait toujours à l'esprit, il le questionna :
« - Qu'en dites-vous ?
« - Je suis désolé, cela concerne la famille seulement. »
Il s'apprêtait à s'enfuir quand le chevalier les rejoignit, le rattrapant par la robe, le nabot reprit narquois :
« - Vous disiez ? »
Ignorant Per, il se tourna ostensiblement vers Fignant et lui expliqua à contre cœur :
« - Il va mal, ce n'est plus qu'une question de jours. Aujourd'hui la cuisse est infectée, demain ce sera toute la jambe. Après demain votre oncle ne souffrira plus. »
Sans un mot de plus il reprit sa route, bientôt remplacé par Charles. Un débat s'engagea entre les trois hommes, enfin surtout entre les deux cousins : fallait-il ou non prévenir le condamné ? Le chevalier y tenait, le marquis était partisan de l'endormir à son insu pour qu'il ne souffre pas. Finalement, sans attendre l'assentiment de l'autre, sachant qu'il ne l'aurait de toute façon jamais, Yann retourna dans la chambre et se planta devant son oncle. Malgré la douleur, ce dernier lui sourit se doutant vaguement de l'arrêt de mort qui l'attendait :
« - Il me faut donc un miracle si j'en juge par votre air ? »
L'interpellé ne put rien articuler. Il baissa les yeux prenant sur lui pour ne pas verser de larme. Cachant sa déception, il avait malgré tout gardé espoir bien qu'il se soit considérablement amenuisé, il les pria de le laisser et d'aller chercher un prêtre. Ils n'eurent pas besoin d'aller très loin, un abbé courait vers la chambre de celui qu'on annonçait déjà comme trépassé. Une fois armé des sacrements de l'Église, il reçut la visite du duc. Ce dernier ne brillait pas par son esprit militaire, mais était foncièrement bon et il regrettait sincèrement le malheur de son ami. Ils discutèrent longtemps, parlant du passé et de leur vie depuis que le marquis avait quitté les drapeaux.
« - Et votre fils ? J'ai entendu dire qu'il était devenu un homme bon, très apprécié de vos gens.
« - Plus que cela, il est un modèle pour eux et, je l'avoue sans honte, pour moi-même. Je n'ai jamais vu quelqu'un aussi désintéressé dans ses amitiés, qu'il a nombreuses, d'aussi fidèle et personne ne peut se vanter de l'avoir détourné d'un iota de son devoir. Beaucoup avant de le rencontrer craignaient de voir les vertus personnifiées dans un dur visage sans faille ni sympathie, mais ce n'est là que le fruit de leur imagination, peut-être jalouse, car où qu'il aille il garde son sourire comme une oriflamme, l'embellissant d'attentions délicates pour tous, et particulièrement pour les plus petits. »
Parler de son fils lui faisait du bien. Maintenant que sa vie finissait il faisait le bilan de toutes ses années. Il regrettait bien des choses, s'enorgueillissait d'autres mais sa plus grande fierté c'était son enfant. Dans son malheur il était heureux que son titre échoie à un homme de sa trempe, il n'aurait devant ses ancêtres à ne rougir ni de sa vie, ni de sa succession. Notre ami croyait, chose qu'il cachait à ses confesseurs, que si Dieu le jugeait, ses pairs le feraient aussi pour vérifier qu'il ait été digne de l'héritage qu'ils lui avaient transmis. Rassuré par les sacrements sur son premier jugement, les vertus de son fils et l'impression du devoir accompli le tranquillisaient sur le second. Vint ensuite le moment où l'on parla de l'avenir du chevalier :
« - Votre neveu nous a fait part du désir que vous aviez que je le prenne dans mon régiment.
« - Oui Votre Altesse. Mais la situation ayant évolué, je n'en suis plus aussi sûr. Il faut quelqu'un pour gérer mes terres, et le chevalier de Peurvat ne sera pas prévenu avant des semaines si ce n'est des mois. Permettez que le chevalier de Fignant s'occupe de mes biens jusqu'à ce que mon fils en prenne possession.
« - Soit, Jean est encore jeune. Il peut attendre. »
Le duc se leva, embrassa le blessé, en ayant soin d'éviter de lui faire mal et partit rejoindre son étude.
Pendant l'entretien des deux soldats, Marguerite vint chercher Charles pour le mener auprès de sa maîtresse. Même comédie là encore que le matin précédent, il se vit ignorer par la Condé pendant de longues minutes. Enfin elle se retourna et s'épargna cette fois les mondanités :
« - Monsieur, mademoiselle Delaunay me dit que vous avez un message d'un ami. »
Après une révérence très gracieuse, le jeune homme lui répondit :
« - C'est cela Votre Altesse,
J'en ai fait la promesse
Au comte de Bonamour.
Portant depuis ce jour,
La dernière espérance
De ce duché de France. »
Le poète avait longtemps hésité à faire ce madrigal, ne prendrait-elle pas la chose pour de l'arrogance ? Pire, trouverait-elle ses vers trop pauvres ? Mais s'il voulait devenir dans cette affaire autre chose qu'un simple messager, il lui fallait prendre des risques et montrer à défaut de sa valeur, au moins son talent. Un léger sourire apparut sur les lèvres de la princesse, à la fois encouragement et récompense de son audace. Du moins le croyait-il et l'espérait-il.
« - Je l'ai lu oui. Mais en quoi cela me concerne-t-il ? »
Elle jouait l'ingénue, mais elle savait parfaitement tout le bénéfice qu'elle pouvait tirer en se plaçant protectrice d'une province, surtout que la Bretagne était riche. Mais elle savait aussi qu'elle gagnerait bien plus à se faire désirer qu'à s'imposer elle-même. Lui, qui s'était sentit si malin avec ses hexasyllabes venait de perdre toute sa confiance.
« - Le parlement breton se sent floué, en le défendant vous obtiendrez l'approbation et la reconnaissance des autres parlementaires dont les parisiens ! »
Elle se retourna vers sa coiffeuse, inspectant son fard, comme indifférente à ce que racontait le pauvre homme. Ce dernier en conçut du dépit et reprit avec véhémence :
« - La Bretagne a beaucoup à vous offrir, un refuge imprenable contre le Régent par exemple. Les gens de pouvoirs ne craignent pas la Bastille, mais l'exil est un poison plus perfide. Et dans votre retraite bretonne vous pourrez lever une armée pour libérer le Roy de l'emprise des libertins ! »
La demoiselle tiqua sur ce dernier point mais personne ne le remarqua. La duchesse souriait en entendant ce discours, elle n'en demandait pas moins mais voulait plus. Il lui offrait la province, elle voulait un pays : l'Espagne. Dans son esprit machiavélique, le Régent légitime n'était autre que le duc d'Anjou, oncle du Roy et devenu Roy d'Espagne par la volonté, et les armes, de son grand père Louis XIV. Il aurait ensuite laissé la Régence à son oncle, le duc du Maine. Or la Bretagne ferait une belle tête de pont pour le débarquement des troupes hispaniques. Armée de son joli visage, elle se tourna vers lui :
« - Je ne doute pas de la fidélité que me portent vos courageux bretons », en vérité elle n'y croyait pas une seconde, « mais pourront-ils résister contre la France entière ? Je ne veux pas porter le poids d'une répression féroce qui ne sera rien d'autre qu'un massacre. »
Le pauvre Dizlac'h était éberlué. Était-elle donc seule, sans soutien ni force armée ? Il commençait à se demander s'il n'avait pas pris tous ces risques pour rien. Le voyant mûr, elle reprit :
« - Peut-être que mon neveu, le duc d'Anjou, pourrait nous aider ? »
Il ne répondit miette, d'abord il ne se souvenait plus de ce duc, mais quand il s'en souvint, il ne trouvait pas l'idée meilleure. Jamais il ne convaincrait ses compatriotes de secouer le joug français pour le joug espagnol. Elle ajouta, le voyant indécis :
« - Lui seul peut nous apporter les troupes nécessaires pour éviter le pire. Et ce serait légitime, n'est-il pas le plus proche parent du Roy ? »
Sur ces mots elle se leva, emporta une poignée de papiers et se remit au lit pour travailler. Prenant cela pour son congé, il la salua et sortit, mademoiselle Delaunay sur ses talons. L'homme ne fit pas attention à elle, plongé dans ses pensées et un rien déçu par l'attitude de la duchesse. Il s'était rêvé un instant en diplomate habile, faisant triompher le parti par ses seuls talents ! La réalité s'était avérée moins reluisante qu'il ne l'avait espéré. Consciente des déceptions qui tourbillonnaient dans le cœur de l'apprenti intriguant, elle le mena dans les jardins. Ils marchèrent de longues minutes en silence, Charles rougissait de l'effet conjugué de sa colère et du soleil. Enfin n'y tenant plus il se tourna vers la silhouette silencieuse à son côté :
« - Faire appel à l'étranger, mais comment la duchesse compte-elle faire avaler une telle couleuvre au peuple ? »
Droite comme lui imposait son éducation dans un couvent, la demoiselle lui fit remarquer par une moue réprobatrice qu'il allait trop loin, on en avait tué pour moins que cela. Prenant conscience de son manque de prudence flagrant, médire chez lui d'un pair de France n'étant pas d'une sagesse achevée, il se calma rapidement, doué de ce talent si précieux au courtisan de pouvoir afficher un visage plaisant dans n'importe laquelle des situations. Elle reprit, le gourmandant à moitié :
« - Le duc d'Anjou n'est pas un étranger, c'est l'oncle du Roy. En revanche l'alliance de cet été est ignoble et contre-nature ! »
Voyant le regard vide de son interlocuteur, elle comprit que les troubles géopolitiques lui étaient obscurs pour ne pas dire inconnus. Maquillant son soupir de dépit d'un sourire, elle prit sur elle pour le convaincre et qu'il en fasse de même avec ses compagnons :
« - Une alliance a été conclue contre le duc d'Anjou, fomenté par la perfide Albion et avec le soutien de l'Autriche et des Provinces-Unis. Ce traité a pourtant reçu l'assentiment de Dubois qui a convaincu son élève : le Régent. Contre tous les intérêts du Royaume, nous voilà aux côtés de nos ennemis pour affaiblir notre propre sang ! »
S'il n'avait pas saisi toutes les subtilités du raisonnement, Dizlac'h comprenait que l'affaire n'était pas anodine et qu'après tout une aide hispanique serait certainement utile contre les efforts conjugués de cette quadruple-alliance. Néanmoins il ne comptait pas quitter Paris et ses promesses de fortune pour retourner dans sa province soulever des culs-terreux et des nobliaux sans envergure. Ses ambitions d'ambassadeur au service du parti s'était envolées avec sa colère. Heureusement que rien de tel ne lui avait été demandé, et il comptait bien s'esquiver si cela devait arriver. Le breton, sur ces pensées pleines d'espoir, afficha un sourire charmeur et embraya la conversation sur la vie parisienne. Étrange contraste que ce badinage insignifiant par rapport à la dramatique annonce du matin, étrange inconstance d'un neveu et d'un homme, triste rejet d'un passé qui se meurt donc deux fois.
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