Et ceux qui voyageaient prenaient des chemins détournés.
La nuit passa, longue et plus ou moins reposante. Mais le jour n'arriva pas seul, la bruine était de la partie. Pas question pour autant d'attendre le beau temps, nos deux amis préparèrent leurs chevaux. Les brossant d'abord, pendant qu'ils boulottaient des ajoncs, puis les scellant. On sépara les paquets de façon à ce que les animaux aient le même poids à porter, que l'un ne soit pas fatigué avant l'autre. Et avant de partir, leur hôte, ils notèrent au passage ses cernes impressionnantes, leur apporta les vivres promis : des pruneaux, du saumon salé (le saumon, pas encore un met raffiné, coûtait 9 sous la livre ; environ 489 grammes), des œufs, du beurre, des pommes, des figues et du pain. En se rationnant un peu, il y avait là pour plusieurs jours. Sachant que nos deux amis pourraient chasser, ou du moins essayer, et cueillir en chemin. Une fois ces détails réglés, ils prirent la route vers Vannes non sans se donner du courage avec la fiole de nouveau remplie. Retraversant la ville, son port et, au trot, prirent le chemin royal. Dans la ville, Per n'en menait pas large sur sa monture. Peu habitué à monter, il n'accordait qu'une confiance limitée à Malloruz. Mais finalement, une fois sur la route, il se détendit et le cheval le sentant, se fit plus souple. Ainsi malgré la pluie, ils purent ainsi aller à près de lieues par heure [1]. Cependant, une accalmie inopinée leur fit mettre pied à terre pour laisser sécher leurs manteaux détrempés. Pendant que Charles tentait, sans succès, de faire un feu, Per se mit en quête de mûres et faute de foyer digne de ce nom, ils purent petit déjeuner de façon fort convenable, emportant même des fruits pour la suite.
Enfin, à la neuvième heure soit deux heures environ après avoir quitté Auray, ils furent en vue des remparts de la cité. Comme chaque jour, il y avait foule dans ce grand port de commerce, les charrettes rentraient et sortaient, manquant d'écraser des inconscients ou des pressés. Face à cette cohue, nos deux amis prirent la décision fort sage de contourner la ville par le nord et d'atteindre leur prochain objectif : Rennes. Mais restait encore à déterminer comment ils se rendraient dans la capitale bretonne. Le bon sens les enjoignait de prendre la route qui reliait l'antique cité Vénète à celle du parlement, mais le sieur de Lezyre n'était pas de cet avis. Il existait en effet un autre chemin qui passait par Redon, et ce chemin avait l'avantage de rappeler à ce doux rêveur des souvenirs poignants. Heureusement pour lui, son compagnon n'avait une connaissance de la géographie qu'assez modeste et ne posa aucune question sur ce détour.
Laissant là les murailles et la flèche de la cathédrale Saint Pierre, nos deux amis longèrent les murs par le nord et continuèrent vers l'est. Peu de temps après le Golfe était derrière eux et ils trottaient en direction de Questembert, lieu d'une victoire légendaire contre les normands. Le ciel jusqu'à la clément, du moins depuis leur cueillette, se reprit à arroser la campagne bretonne. Espérant un épisode court, les voyageurs s'abritèrent courageusement sur le bord de la route et laissèrent leur monture se reposer. Mais après une demi heure de pluie incessante, une véritable orgie de mûres et la disparition de la moitié de la gourde, il fallut reprendre la route malgré l'averse. Les quatre heures que devaient durer l'étape furent donc rallongées d'une heure et c'est finalement au milieu de l'après-midi qu'ils atteignirent la ville. Ceux qui ont eu la chance de visiter ce petit joyau comprendront sans peine la quiétude qui envahit les deux hommes. En ce mois d'août, la plaine brillait comme une émeraude et la Vilaine portait mal son nom. Quant à l'Oust, qui rejoint ici le fleuve dans un délicat confluent, il n'était pas sans rappeler le plus aimable canal de la cité des Doges. Certes ce n'est pas une comparaison exceptionnelle, presque commune pourrait on dire, mais ici, ce n'est pas anodin. Comme l'affirmait le poème :
« Gaulois-Italiens ? savez vous qui vous êtes ?
De graves érudits vous répétant chez nous :
« Oui, les Vénitiens sont enfants des Vénètes. » » [2]
Ainsi, la belle cité fortifiée était source de légendes, légendes que Charles connaissait très bien. La plus connue est celle qui relate la création de la ville :
« - Il y a déjà plusieurs siècles, du temps où les forêts de Rotons [3] étaient encore sauvages, Saint Covoyon accompagné de plusieurs moines, quitta Vannes et suivit le même chemin que nous. Une fois arrivés au confluent de l'Oust et de la Vilaine, nos ermites décidèrent d'y construire un oratoire. Seulement encore indécis sur l'endroit exact, ils s'installèrent en haut de cette colline pour prier. » Il indiquait la colline de Beaumont. « Là, la légende veut qu'une croix lumineuse vint leur indiquer la volonté du Christ, à la place de l'actuel maître autel de l'église du Sauveur. Elle ajoute que c'est le Sauveur lui-même qui vint la consacrer !»
Le jeune marquis voulu profiter de cette « chance incroyable » pour revenir dans son village. Mais bien que sensible au charme de l'endroit, le nabot n'avait aucune envie de flâner, pressé d'atteindre la capitale et ses trésors. Cependant la journée était déjà bien avancée, Rennes bien loin et le danger bien près. C'est donc contraint et forcé par la rumeur des hordes de gueux vivant dans les forêts alentours que Per accepta de s'arrêter. Se laissant conduire comme il le faisait depuis qu'ils avaient quittés le pays d'Auray, ils contournèrent la cité par le nord et ils quittèrent le chemin royal pour s'enfoncer dans un bois. Après une demi-heure sur un chemin de terre creusé par des générations de paysans et abrité par de hautes futaies, ils tombèrent brutalement sur une vallée dépourvue de tout arbre où miroitait en son sein un clair cours d'eau. Les parois arboraient une belle couleur or qui contrastait avec le vert chatoyant de la forêt tout autour. Au centre s'élevaient plusieurs maisons qui semblaient se blottir autour d'une église au clocher effondré, comme pour se protéger de la vague dorée qui les menaçait. Malgré lui, Charles ne put réprimer une sorte de paix à revoir le lieu de son enfance auquel le soleil donnait un visage si souriant. Il lui vint même à l'esprit qu'il aurait pu être heureux ici, s'il avait consenti à un peu plus d'effort... Mais cette idée fugace fut bientôt chassée par le mépris qu'il avait appris à Rennes pour ce qui vit pour autre chose que soi-même et ses plaisirs.
Les deux hommes descendirent à travers les champs, d'abord lentement la route étant pierreuse puis plus rapidement à mesure qu'ils approchaient du fond. Lorsqu'ils atteignirent enfin le village, leur arrivée était attendue depuis déjà de longues minutes. On avait d'abord cru à des voyageurs égarés, mais un jeune garçon avait détrompé ce petit monde, ayant reconnu le « petit marquis ». Cette nouvelle avait provoqué beaucoup de joie parmi celle du sexe et une relative indifférence de la part des autres. Son grâcieux visage enfantin mêlé aux turpitudes de sa prime jeunesse faisait fléchir le cœur des mères et son sourire charmeur faisait battre celui des filles. Quant au petit personnage qui l'accompagnait on en avait cure, c'est à peine si certains avaient pris la peine de le dévisager. Et pour cause, il n'avait rien qui pouvait obscurcir l'éclat qui émanait de son compagnon !
La foule, une quinzaine de personne, principalement vêtue de cotillons attendait en babillant, mais lorsqu'ils furent proche, une imposante mégère se détacha de ses compagnes et marcha vers eux d'un pas vif. Le marquis conscient de ce qui allait se passer mit pied à terre, tendit la bride à son ami vaguement inquiet et se prépara à l'impact. Ce dernier s'avéra plus fort qu'il l'avait imaginé, Charles savait maintenant ce que pouvait ressentir un moribond serré dans les bras de l'Ankou. Il lutta un temps qui lui sembla infini pour aspirer ces atomes d'air que cet étau empêchait de parvenir jusqu'à lui. Enfin l'étreinte cessa, laissant le pauvre garçon essoufflé et sa dignité de marquis quelques peu ébranlée par ce manque d'étiquette qui n'était pas sans rappeler les plus grandes heures de la république romaine ou de la Sublime Porte. Mais peu sensible à la douleur du damoiseau et au trouble du nabot, ce dernier craignant que son tour ne vienne et se demandant si après tous les gueux ne seraient pas moins douloureux, elle parla d'une voix forte mais étrangement douce en comparaison de son corps de granit :
« - Vous voilà enfin de retour Monsieur ! Vous ne vous imaginez pas quelle inquiétude nous rongeait depuis votre départ. Pourquoi quitter ce petit paradis pour chercher la richesse en dehors parmi toutes ces mauvaises gens ? » Sa voix partait dans les aiguës, outrée par cette marque d'ingratitude mais elle se radoucit : « Heureusement le Ciel vous a gardé, et vous n'avez pas eu longtemps à attendre pour faire votre fortune : vous voilà déjà accompagné par un serviteur ! » Elle montrait le pauvre Per qui commençait à froncer un sourcil. « Pas l'air très futé mais c'est déjà ça. »
Le deuxième sourcil du breton rejoint l'autre dans son courroux, la stupéfaction laissant place à un honneur blessé. Et Dieu sait si les bretons sont douillets sur ce qui touche leur honneur et leur patrie ! Or notre gnome s'enorgueillissait de n'avoir jamais cédé à la facilité de devenir l'esclave de qui que ce soit, pas de Dieu lui-même, qui envoya pourtant Son propre fils pour le sauver. Alors pas question de l'être pour ce poète qui n'avait même pas ce mérite et qui portait l'épée comme les femmes le vertugadin ! D'un bond il sauta de sa monture pour se placer devant la femme, nez, qu'il avait gros, contre nez, qu'elle avait imposant ; son visage déjà rougi par le soleil, l'effort et les abus d'alcool défia l'imagination pour gagner encore une teinte :
« - Apprenez que je ne suis le serviteur de personne, et surtout pas de ce béjaune ! Quant à sa fortune, s'il l'a trouvée c'est dans ma bourse et je compte bien me rembourser sur l'argent qui coule de la Louisiane dans Paris. »
Les notions de géographie de notre matrone étaient plus que bancales, cependant elle était à peu près certaine qu'aucun fleuve ne reliait la Louisiane à Paris, et se mit à craindre que son petit monsieur ne se soit attaché à un fou comme le Roy Henri IV à Chicot. Pendant que la femme laissait son œil dévisager pour la première fois l'étrange personnage qui lui insufflait de l'air puant de sueur dans ses délicates narines habituées au fumier, le béjaune en question maudissait la fierté des armoricains. Il avait bien tenté de calmer par un regard son compagnon, mais ce dernier l'avait si bien ignoré que Charles en avait conçu un dépit qui l'aurait bien empêché de régler la situation s'il n'avait craint d'en faire lui-même les frais :
« - Il a raison madame, » Elle rougit de se faire ainsi madamée, « En dépit de son apparence étrange, mais il faut lui pardonner c'est un bas-vannetais, presque un cornouaillais !» il sentit un regard qui cherchait à le tuer, mais il prit un malin plaisir à l'ignorer, « Nous partons ensemble pour Paris afin de servir le Roy. »
Peu convaincue par cette explication, elle se demandait à quoi pouvait bien servir ce korrigan au souverain français, elle garda cependant pour elle ses doutes et ne releva pas la différence de discours entre les deux compagnons, si ce n'est pour louer le sens de l'honneur qui habitait son protégé. Pierre se demandait quant à lui d'où était soudain sorti cette fibre patriotique qui venait de vibrer dans le cœur du marquis, mais lui aussi se garda bien de le faire remarquer, craignant de fâcher le menhir qui menaçait toujours de s'abattre sur lui. Pour rompre le silence que gardait les deux adversaires, imités religieusement par les autres, Dizlac'h fit un dernier effort :
« - Ce malentendu dissipé, il nous faut nous reposer un peu car nous sommes las de la longue route que nous avons faite. Permettez madame, » elle rougit derechef, « que nous installions dans cette masure. »
En disant cela, il montrait une vieille bâtisse à l'entrée du village qui menaçait de tomber en ruine. Elle servait de dépotoir à tout le village pour ces objets dont ils n'arrivaient pas à se séparer et dont ils espéraient que la maison en s'effondrant les en débarrasserait. Elle cachait aussi parfois les amours de plus jeunes, ou les secrets des plus vieux. Évidemment, il était hors de question de dormir ici, mais il comptait ainsi pousser la femme à lui proposer sa propre maison pour les accueillir. Au grand soulagement de Faldec'h, elle s'empressa de leur proposer son aimable logis, qui était certes plus aimable que sa propriétaire. Nos deux amis se reposèrent donc pendant qu'au dehors se préparait de quoi fêter le retour du fils prodigue avec le secret espoir de le retenir, si ce n'est pour toujours, au moins pour un temps. Mais il n'en était pas question ni pour l'un ni pour l'autre, et s'ils profitèrent du repas, des danses et des sourires du beau sexe, enfin pour ces derniers, ils allaient surtout vers le marquis, laissant l'autre bien pauvre en ce domaine, ils se promirent de partir dès l'aube.
« Et ceux qui voyageaient prenaient des chemins détournés. »
Juges 5:6
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[1] Une lieue des Postes (pour le récit, toutes les lieues seront des lieues des Postes) équivaut à environ 4,288 kilomètres (4288 mètres). Ainsi les cavaliers filent à près de 15 km/h.
[2] La Fleur d'or, Brizeux. On notera que ces vers ne sont pas fantaisistes, en effet, il existait un peuple nommé Vénète au nord de l'Italie et qui donna son nom à la ville de Venise. Selon certains historiens, ces deux peuples n'en formaient qu'un en Pologne, avant de partir vers l'ouest les uns avec les celtes (Vénètes de Bretagne), d'autres avec les Latins (Vénètes de l'Adriatique) et enfin avec les germains (Wendes). Mais une légende affirme que les habitants de l'ancienne Lombardie descendent des Troyens... Le mystère reste entier !
[3] Roton était l'ancien nom des environs de Redon.
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