Ceux qui veulent entrer dans les détours des récits de l'histoire
Le soleil était levé depuis longtemps quand les premiers rayons atteignirent la vallée. Les deux hommes étaient déjà levés et avait profité de l'eau claire pour faire un brin de toilette. Ils revenaient justement du ruisseau quand un homme vint à leur rencontre. Ils reconnurent l'air perpétuellement bougon et sa démarche lourde, alourdie d'autant plus par les bagages qu'il portait.
« - Si vous voulez partir, faîtes-le avant le réveil de ma femme.
« - Vous avez raison ! Vous pourrez lui dire que... Que nous ne pouvions supporter de nouveaux adieux. »
L'intéressé émit un grognement et les deux autres suivirent son conseil et prirent leurs chevaux pour repartir. La petite troupe repassa par les champs brûlés que la rosée ne parvenait à faire renaître, puis s'aventurèrent dans la forêt. Ils fêtèrent la chose avec la désormais traditionnelle lampée. Peu de temps après, ils retrouvèrent la route royale qui allait les mener à Rennes. Mais la courte nuit laissait derrière elle des mines fatiguées et peu avenante. Le silence s'insinua, seulement troublé par le bruit des sabots. Finalement, d'heureuses réminiscences rendirent à Dizlac'h sa verve, sans doute aidé par le contenu de la gourde, et son pauvre camarade se résolu à subir le discours de son ami stoïquement. Ayant pitié de mes lecteurs, je ne rapporterai pas toute la discussion, me contentant seulement de bribes les plus intéressantes.
Par exemple, alors que nos deux voyageurs traversaient la paroisse des Bains, non loin du lieu de la bataille qui opposa les troupes de Nominoë à celles de Charles le Chauve, le marquis s'écarta de la route pour se diriger vers les bords sablonneux de la rivière toute proche. Après une courte hésitation, il se fit un devoir de fouiller le sol au milieu des roseaux et des rochers, laissant le nain interloqué du haut de sa monture. Finalement, après de longues minutes, il obtint une explication :
« - Tenez mon bon ! Cette rive de l'Oult abrite une relique très ancienne. » Il invitait son ami à le rejoindre, ce que fit ce dernier à grand renfort de soupir. Il se retrouva donc devant la « relique », une simple trace de sabot dans le limon. Mais avant qu'il n'ait pu protester, l'autre avait repris : « On raconte qu'un chevalier s'étant croisé fit sauter son cheval au dessus de la rivière plutôt que de se détourner de sa mission pour chercher un gué. Mais l'ironie de l'histoire c'est qu'à son retour, après avoir combattu les sarrasins et survécu à un dangereux périple, il décida de passer l'Oult sur une barque... Et se noya ! »
Surpris par une fin si brutale, Per fixa l'eau noire qui coulait tout près, prenant conscience de toute la dangerosité de cette masse liquide. Sans s'en rendre compte, sa superstition refit surface le poussant à s'éloigner prudemment. Le silence s'installa entre les deux hommes, comme s'ils se recueillaient devant cette tombe humide. Le mutisme continua tant que le bruit de la rivière se fit entendre, les chevaux même respectant cet accord tacite. Le nabot en profita pour noyer cette vision avec une large rasade de sa flasque, il se sentit un peu mieux. Finalement, le soleil aidant, le bavardage du marquis reprit plus vif qu'auparavant ! Et c'est Henri IV qui subit sa conversation revenue :
« - Saviez-vous mon ami que vous marchez sur les traces de notre bon Roy Henri IV ? Quelle émotion de se dire que le lieu-tenant de Dieu sur terre se lamentait il y a maintenant plus d'un siècle. » Se levant sur sa selle pour adopter une position plus royale, mais finalement que plus ridicule, il déclama : « Où mes pauvres Bretons prendront ils l'argent pour payer les frais de la guerre ? » [1]
L'éducation du marquis avait été menée à bien et ce dernier se faisait un plaisir de déballer toute sa culture, au grand dam de son compagnon qui n'avait qu'une vision limitée de la huitième et dernière guerre de religion : les protestants sont les méchants et les catholiques les gentils. Et pour ne rien vous cacher, ses lacunes historiques ne le préoccupaient guère, désirant seulement arriver à Rennes avant la nuit, il cachait donc son ennui avec l'aide de sa fidèle amie. L'autre, loin de ces inquiétudes prosaïques dissertait sur un autre personnage célèbre : Saint Melaine.
« - Saint Melaine fut, dans sa jeunesse, l'élève de Saint Amand, évêque de Rennes. Il parcourait dit-on chaque jour, la distance qui séparait le marais de Brain de Rennes pour recevoir l'enseignement de l'évêque. La légende ajoute qu'ayant irrité sa mère alors qu'il était rentré tard, elle le frappa avec des genêts. Depuis, nul genêt ne pousse dans cette paroisse, victime de la vengeance divine. » [2]
Par curiosité, et surtout par ennui, Per se mit en quête de genêts mais ne put en trouver. Prit par une crainte naïve, il se signa et se jura de ne jamais entraver les desseins du Créateur. D'ailleurs, la campagne bretonne était parsemée de calvaires et de croix en granit qui rappelaient la place centrale du Christ dans cette société très pieuse. Pourtant, comme dans le pays d'Auray, des vestiges du paganisme subsistaient malgré leur âge canonique : les menhirs et autres dolmens. Le mystère restait si grand autour de ces pierres, que le marquis observa un silence prudent plutôt que de s'aventurer sur des hypothèses. Chose suffisamment rare pour le noter, sa bavardise n'ayant d'égal que son égocentrisme. Mais pour en revenir aux pierres, car cela intéresse sans doute notre lecteur : selon certains ce serait des tombeaux, pour d'autres des soldats pétrifiés par la main de Dieu alors qu'ils pourchassaient un saint pour le faire périr. Ou bien encore des chasseurs et leur meute de chiens punis pour ne pas avoir sanctifié le Dimanche. Bref, beaucoup d'idées qui illustrent la fascination que ces monolithes exerçaient sur l'imagination armoricaine [3]. Finalement, n'y tenant plus il reprit son bavardage en un sonnet plus régulier que les premiers :
« - Ni flammes, ni guerres n'ont pu venir à bout
De ces pesantes pierres et de leur féérie.
Les caresses du vent, l'ardente flatterie
Attaquent vainement le granit mis debout.
Il s'y cache un monde sous le lichen cuivré,
Une ultime tombe parmi d'arides landes
Ou de vertes forêts pour les vieilles légendes,
Les farceurs farfadets et fragments du passé.
Céans, la science s'instruit des korrigans
Avouant son ignorance et laissant les passants
Se faire solliciter par les lavandières.
Hélas cet empire parfois meurt à jamais,
Emportant le rire, la larme et la paix
Quand le menhir brisé se couvre de lierres. »
La luminosité commençait à faiblir quand les deux cavaliers arrivèrent en vue de Rennes. Heureusement pour eux, la ville ne se cachait plus derrière des remparts et ils pénétrèrent dans les faubourgs qui entourent la cité. Charles retomba dans les souvenirs que lui inspirait la ville universitaire. Mais Per ne se sentait pas à l'aise dans cette capitale, et il supplia son ami de leur trouver un gîte pour partir le lendemain. Le marquis daigna accéder à la première partie de sa demande. Continuant de s'enfoncer à la fois dans le bren et vers l'intérieur de la cité, ils atteignirent enfin les routes pavées que surmontent des deux côtés d'imposantes et colorées maisons à colombages. La chaleur de la journée avait rendu cette partie de la ville insufférable pendant le jour et le soir permettait aux habitants de profiter d'une fraîcheur, quoique nauséabonde. Le marquis se déplaçait sans hésitation dans ce dédale de ruelles et de voies sans issue. Finalement il s'arrêta devant une de ses maisons qui ressemblent à un escalier renversé qui tente de couvrir le ciel de ses poutres centenaires. Sur le côté gauche, on pouvait voir l'entrée d'une cour, sans doute l'écurie et les cuisines et tout en haut un grenier bien garni et décoré par des sculptures représentant l'Ankou, la Vierge et d'autre choses plus dures à décrire qu'à imaginer. Charles sauta lestement d'Aratred et toqua à l'huis. Au bout de quelques secondes un judas s'ouvrit, laissant apparaitre deux yeux dans lesquelles brillaient la lueur orangée d'une chandelle à travers une grille. Des yeux sortirent une voix forte bien qu'un peu vieillie par les veilles répétées :
« - Qui vive ?
« - Charles Dizlac'h et son compagnon Pierre le Faldec. »
Le portier ne bougea pas d'un iota. S'il connaissait un Charles, le nom lui était totalement inconnu et ne le rendait pas très amène. Son interlocuteur soupira et retenta sa chance :
« - Charles Galvaneg, marquis de Lezyre. Aller prévenir le Marquis de Marc'heg que son neveu est là. »
Le judas se referma promptement et on entendit des pas lourds prendre l'assaut de l'escalier. Une longue minute passa sans que les deux hommes n'échangeassent la moindre parole ni le moindre sourire. Enfin, le même assaut retentit mais descendant cette fois, et se conclut dans un grincement de clé et de porte : ils étaient les bienvenus. Armé d'un chandelier sur lequel brûlait une bougie, l'homme les fixait avec suspicion. Il n'était pas très impressionnant, plutôt petit, maigre et les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites qui lui donnaient un âge bien plus grand qu'il ne l'était vraiment. C'était à se demander comment ce sac d'os pouvait faire autant de bruit que ce soit en maltraitant son larynx ou des escaliers. Sans doute satisfait de son examen, il n'avait pas manqué de regarder l'épée qui pendait au côté de Dizlac'h, il les invita à le suivre, les précédant de son pas pesant. Ils quittèrent ainsi le rez-de-chaussée et arrivèrent à l'étage noble pour pénétrer sur leur gauche dans une bibliothèque éclairé par de nombreuses chandelles, les derniers rayons du soleil étant occultés par le ciel artificiel que formaient les deux maisons dans leur hauteur. La pièce était ainsi bien éclairée et laissait dévoiler une grande table taillée dans un beau chêne entourée de trois sièges taffetés, une cheminée imposante dans laquelle était gravée le blason familial : d'argent, un chevron de sable accompagné de 6 chausses trappes de sables : 4 en pointe et 1 par canton du chef. Enfin, une bibliothèque faisait face aux deux fenêtres, ses étages remplies de couvertures rouges et dorées. En revanche la pièce était vide, les seules présences étaient celles qu'apportaient les tableaux des ancêtres du propriétaires : le chevalier de Marc'heg, puissant gentilhomme élevé au rang de chevalier par la grâce de S.A le Roy Louis XIII sous les remparts de La Rochelle (1628) comme nous l'expliquait la légende gravée sous le portrait et le marquis de Marc'heg, marquis par la grâce de S.A le Roy Louis XIV. Les deux représentations se ressemblaient, la même virilité dans le regard et dans l'ossature du visage, souligné par un nez droit et une large bouche qui découvre des dents blanches. Charles descendait du chevalier et avait hérité de son nez, mais bien plus svelte que son ancêtre il s'approchait plus des mignons d'Henri III. Il se détourna des portraits, appréciant peu le regard pesant de son ancêtre qui semblait lui demander des comptes :
« Et toi, qu'as-tu fait de mon nom ? De notre nom ? »
Alors qu'il tentait de chasser cette idée de son esprit, estimant qu'il n'avait de compte à rendre à personne si ce n'est à lui-même, son oncle entra. Per resta interloqué devant le tableau qui se déplaçait vivant sous ses yeux. Il croyait voir l'une des deux peintures reprendre vie pour servir leur souverain. Mais à mieux regarder, il semblait plus âgé, plus sage aussi. Les muscles n'étaient plus aussi forts, le cheveu plus aussi dru et noir, mais l'attention intacte et la raison toujours aussi sûre. Le silence se fit plus pesant alors que les deux marquis se fixaient, on devinait un respect qui les dépassait, celui du nom qu'ils portaient, mais pour autant une inimitié de caractère que rien ne semblait pouvoir surmonter. Soudain il se dérida et dit dans un sourire :
« - Bienvenue mon neveu, je suis heureux de vous revoir après avoir eu si peu de vos nouvelles. Malheureusement votre cousin, le chevalier de Peurvat n'est pas ici, il s'occupe d'inspecter les terres de la famille. Hélas je me fais vieux et il y a tant de choses que je ne peux plus faire. Mais ne parlons pas de choses tristes le jour de nos retrouvailles, dinons voulez-vous, vous me raconterez ce qui vous amène ici. » Se tournant vers Per, « Sois le bienvenu toi aussi. Je crains que ce diner de famille ne soit qu'une épreuve pour toi qui es déjà las de la route. Suis Fanch, il te montrera ta chambre. Là tu pourras te reposer. »
« - Je suis votre serviteur, monsieur. »
Il dit cela en s'inclinant, conscient de l'honneur qui lui était fait. Il n'était pas en effet dans les habitudes de loger des roturiers dans l'étage noble et il en conçu pour le marquis un attachement aussi fort qu'il pouvait être têtu. Car le breton est opiniâtre dans ses haines mais ne l'est pas moins dans ses amours et reconnaissances. Une soubrette apparut alors, portant une nappe blanche qu'elle posa sur la table, sur laquelle elle disposa la vaisselle en porcelaine, les verres de cristal et les couverts d'argent frappés aux armes de la famille. Le pauvre paysan n'avait jamais vu autant de luxe, luxe pourtant tout relatif, les assiettes ne portant que de simples dessins champêtres et vieillies par leur utilisation. Mais même malgré ces défauts, il se demanda s'il deviendrait suffisamment riche à Paris pour avoir quoi que ce soit d'équivalent. Il prit alors conscience du petit homme, qui était à peine plus grand que lui, attendant pour lui montrer la chambre. Saluant profondément le barbon, qui le gratifia d'un sourire en retour, il sortit sur les pas de Fanch et de sa bougie. Ils repassèrent devant l'escalier et prirent à gauche, laissant sur la droite ce qui était sans doute les appartements du maître de maison. Le couloir continuait jusqu'à un escalier qui montait vers l'étage des serviteurs. Per se mit à craindre d'être refoulé là-haut dans une inconfortable mansarde. Heureusement, le majordome ouvrit une porte sur la droite, alluma de sa flamme une chandelle sur son bougeoir et s'effaça pour dévoiler une pièce modeste où était placé deux lits bas, l'un à gauche l'autre à droite. Devant eux attendait une bassine d'eau froide posé sur un tabouret, deux autres sièges se faisait face près de chaque lit. Le Faldec remercia l'homme mais ce dernier ne semblait pas vouloir le laisser. Finalement il dit de sa voix grave :
« - Monsieur le Marquis a pensé que vous voudriez souper. »
Une nouvelle servante apporta un plateau sur lequel reposait une large tranche de pain beurré, un bol fumant de bouillon épaissit où flottaient du chou et de la viande bœuf et un pichet de vin. Elle le posa sur le siège de gauche, laissant son œil dévisager l'étranger. Ce dernier ne manquait d'ailleurs pas de lui rendre la pareille, admirant la svelte silhouette de la jeune femme et son visage adamantin. Finalement satisfaite de son examen, et lui enchanté par celui qu'il venait de faire, et la bouche remplie de nouvelles à raconter à ses compagnes, elle sortit non sans faire un léger salut aux deux hommes, marqué pour le majordome, beaucoup moins pour le second. Car elle voyait bien qu'il n'était pas noble, et se promettait d'en débattre pour savoir quel honneur pouvait bien l'amener à coucher ici. Lorsqu'elle fut sortie, Fanch lui souhaita le bonsoir dans un salut très roide auquel Per répondit négligemment, son attention toute fixée sur la collation qui l'attendait. Elle ne fit pas long feu, et notre ami fit honneur à la chère comme au vin, ayant faim et ce repas somme toute assez simple étant plus gouteux qu'il n'aurait pu sembler au premier abord. L'estomac contenté, il se dépoussiéra avec l'eau claire qui miroitait dans le cuivre éclairé par la danse de la flamme. Enfin il s'effondra dans les draps propres, bénissant Dieu, le marquis et la soubrette.
« La difficulté qu'éprouvent ceux qui veulent entrer dans les détours des récits de l'histoire. »
2 Maccabées 2:24
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[1] Le roy (ou roi) Henri IV parcourut cette région alors en pleine guerre de religion. Cette visite laissa des citations célèbres, par exemple en recevant les clefs de Rennes un témoin rapporte « qu'il les prit, les baisa et dit qu'elles étaient belles, mais qu'il aimait mieux encore les clefs des cœurs des habitants.»
[2] Saint Melaine, évêque de Rennes, participa au Concile d'Orléans de 511 et devint un conseiller de premier ordre pour le Roi Franc Clovis. A sa mort, douze prisonniers injustement retenus dans une des tours de Rennes furent miraculeusement libérés après avoir prié ce grand saint.
[3] « Silencieux menhirs, fantômes de la lande,
Avec craintes et respect dans l'ombre je vous vois !
Sur nous descend la nuit, la solitude est grande ;
Parlons, ô noirs granits, des choses d'autrefois.
Quels bras vous ont dressés à l'occident des Gaules ?
Géants, n'êtes-vous pas d'anciens géants ?
Une mousse blanchâtre entoure vos épaules,
Pareille à des cheveux nés depuis des mille ans. »
L'Élégie de la Bretagne, Histoires poétiques Auguste Brizeux.
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