ღ Chapitre 2 - À la découverte de Bergen (Partie 1) ღ
Face à son meilleur ami, Charlie souffle de temps à autre sur les volutes de fumée qui s'élèvent de son mug.
Impatiente à l'idée de partir vadrouiller dans les rues de Bergen, elle tente de boire son thé aux fruits rouges le plus vite possible.
L'air amusé, Gabriel observe ses réactions.
— Tu sais, je crois que les Norvégiens ont bon fond. J'ai fait la rencontre de deux garçons de notre âge hier soir. Ils étaient adorables, lui raconte-t-il, sur le ton de la confidence.
— Oh, c'est encourageant alors. Ils s'appellent comment ? s'enquiert-elle, piquée par la curiosité.
— Lars et Gustav. L'un d'eux est même passionné de photographie. Ça vous ferait un point commun. Je peux te les présenter si tu veux.
— Gabriel, c'est non. Je ne veux rencontrer personne et tu le sais, refuse-t-elle, catégorique.
Légèrement décontenancé, il soupire.
Quand Charlie se bute de cette façon, il devient impossible de tirer quelque chose d'elle. Toutefois, il comprend ses réactions. Au vu du cauchemar qu'elle a subi durant de nombreux mois, il semble tout à fait normal qu'elle souhaite se reconstruire, pierre après pierre, en se forgeant une carapace que nul ne parviendra à percer.
À son expression sinistre et douloureuse, Gabriel sent qu'elle est ailleurs. De façon inexpliquée, son hospitalisation vient de lui revenir brusquement à l'esprit.
Sa tentative de suicide et son anorexie ayant été prises au sérieux par une poignée de médecins renommés de l'hôpital public de Rennes, Charlie avait été transférée pendant plusieurs mois dans un établissement spécialisé.
Les traits tirés, le visage creusé par une importante perte de poids, les yeux dénués d'espoir, elle suivait chaque jour le programme qui lui était imposé. À la lettre. Ou presque.
Lorsqu'un repas lui était apporté dans sa chambre, elle adressait un sourire faux à l'infirmière et attendait patiemment qu'elle reparte vaquer à d'autres occupations. Dès que la porte se refermait, elle se redressait dans son lit et sortait ses jambes affreusement maigres de sous la couette. Bien qu'extrêmement faible, elle trouvait la force de se lever et filait jusqu'à la fenêtre qui donnait sur le toit, les bras chargés de victuailles. De là, appuyée contre le rebord et les fesses reposant sur une table en Formica, elle dispersait des miettes de ce qu'elle était censée manger aux oiseaux qu'elle avait fini par apprivoiser. Fière de ce qu'elle parvenait à accomplir, elle refermait alors doucement derrière elle pour empêcher l'air de passer, fermait ses volets comme si de rien n'était et se traînait à bout de souffle jusqu'à son lit. Pour ne pas éveiller les soupçons, Charlie avait mis en place une tactique infaillible : elle se plaignait de migraines récurrentes l'obligeant à rester dans l'obscurité.
D'un rire machiavélique, elle faisait ensuite disparaître les médicaments de son traitement dans le terreau d'un pot de fleurs que lui avaient apporté ses parents.
— Charlie, ce n'est pas sérieux... Tu n'as presque rien mangé, lui répétait-on. Malgré tout, je vois que tu as fait honneur au pain et aux fruits secs que nous t'avons donné. Ce n'est pas trop mal. Essaie de goûter au jambon et à la purée la prochaine fois.
— Je vais faire un effort, promis, répondait-elle de son air trop poli pour être honnête.
Gabriel regarde avec inquiétude son amie dont les traits se sont crispés. Pour lui éviter de rester trop longtemps happée par ce qu'il imagine être un mauvais souvenir, il agite avec énergie sa main devant ses prunelles absentes. Son geste semble faire mouche. Il la voit reprendre contact avec la réalité et fait comme si de rien n'était.
— Bon, je n'insiste pas, marmonne-t-il, avant de croquer une nouvelle fois dans une tartine recouverte de confiture.
— Ce n'est pas contre toi, tu sais ?
— J'en ai conscience, ne t'inquiète pas, lui assure-t-il.
Sans doute soulagée que la situation ne dégénère pas comme elle aurait pu le faire autrefois, elle termine son petit-déjeuner en silence.
C'est vrai que les premières fois, le jeune homme avait tendance à perdre très vite patience et s'emportait contre Charlie. Puis, il prenait conscience, plus ou moins vite selon les moments, que c'était sa façon à elle de se défendre et de se protéger des autres.
— Je vais prendre une douche, l'informe Gabriel, après avoir débarrassé la table. On pourra y aller quand tu seras prête aussi.
— Pas de soucis, je vais m'habiller alors. Bonne douche.
— Merci. À dans quelques minutes, lui répond-il, avant de s'éclipser vers la salle de bain.
Sans plus tarder, Charlie se redresse à son tour. Gabriel a déjà pris de l'avance. Il ne faudrait pas que ce soit elle qui les mette en retard. Déterminée, elle gagne sa chambre au pas de course.
Après s'être vêtue d'un short en jean ainsi que d'un haut féminin en dentelle, elle se dirige vers le miroir situé près de son lit. Un rapide coup de brosse dans sa longue chevelure blonde suffira pour aujourd'hui.
De toute manière, ce n'est pas comme si elle s'apprêtait à défiler sur un catwalk*...
Sac et portable en main, elle ressort de la pièce telle une tornade. Et, souhaitant jeter un coup d'œil dans le guide qu'ils ont acheté avant de partir, elle part s'installer confortablement sur le canapé du salon.
Qui sait ? Peut-être trouvera-t-elle des lieux d'exception à visiter, qui pourront venir s'ajouter au programme qu'ils se sont fixés ?
Elle feuillette avec grand intérêt les différentes thématiques. Une chose est sûre : ce ne sont pas les idées de sorties qui manquent !
— Bon, Gabriel, qu'est-ce-qui te prend autant de temps ? s'enquiert-elle, alors qu'elle commence à perdre patience.
— C'est bon Bambi, j'arrive ! la prévient-il.
— Eh bah ! C'est pas trop tôt ! s'exclame-t-elle, lorsqu'elle le voit arriver les cheveux encore humides.
— On peut y aller.
— Non, Gaby. Regarde-toi, tu risques d'attraper du mal si tu ne sèches pas mieux ta petite tignasse adorable, dit-elle, sur le même ton qu'une mère emprunterait pour parler à son enfant.
L'air résigné, Gabriel lève les yeux au ciel.
Charlie ne changera jamais.
Presque mourante sur son lit d'hôpital, elle arrivait à lui faire, malgré son état de santé préoccupant, des réflexions lorsqu'elle estimait qu'il n'était pas assez couvert au vu des températures hivernales. Elle ne se gênait pas non plus pour lui arranger les cheveux lorsque le vent l'avait décoiffé sur le chemin qu'il avait pris pour lui rendre visite. Elle pouvait aussi se soucier de ses chaussures mal lacées et le mettait en garde sur une possible chute s'il ne regardait pas où il mettait les pieds.
Rien n'échappait à son œil de lynx !
— Oui, Maman. Et je n'oublie pas ma petite laine non plus, la taquine-t-il.
Les bras croisés contre sa poitrine, elle le fixe l'air faussement sévère.
— Moque-toi, moque-toi petit chenapan, grommelle-t-elle.
— Allez, ne boude pas. J'en ai pour à peine deux minutes, la renseigne-t-il, avant de se précipiter vers la salle d'eau.
Pour gagner du temps, Charlie chemine vers le couloir. Arrivée à destination, elle s'assoit en tailleur et enfile ses jolies chaussures ouvertes. Puis, elle se relève et décide d'attendre Gabriel, adossée contre la porte d'entrée.
— C'est à cette heure-là que tu arrives ? plaisante-t-elle, en tapotant sur le cadran de sa montre.
— Tu n'existerais pas qu'il faudrait t'inventer. Tu es un vrai personnage à toi toute seule ! s'exclame Gabriel, un petit sourire au coin des lèvres.
Très émotive, la jeune fille détourne le regard, le rouge aux joues.
— Mais ne dis pas de bêtises... marmonne-t-elle, recroquevillée sur elle-même.
Remarquant qu'elle n'est pas à l'aise, il change de sujet.
— Bon, cette fois-ci c'est la bonne ! Je ne nous retarde pas plus, lui promet-il, en accompagnant ses paroles d'un geste vif qui leur permet de se retrouver, quelques instants plus tard, sur le seuil de leur appartement.
Désireuse de découvrir l'université dans laquelle elle va étudier d'ici quelques jours et de repérer l'endroit ainsi que l'environnement où ils vont travailler, Charlie, d'un pas décidé, prend la direction des opérations.
— Je ne te savais pas si pressée, blague le jeune homme, en trottinant derrière elle.
Et, une fois arrivé à sa hauteur, il la saisit par le bras avec douceur et l'entraîne dans les rues qu'il a arpentées en solitaire la veille.
Heureux de pouvoir enfin lui présenter les alentours qu'ils vont explorer peu à peu durant ces quelques mois, Gabriel devient intarissable.
L'air amusé, Charlie l'écoute d'une oreille distraite. Elle penserait presque se retrouver aux côtés d'un guide touristique qui n'aurait de cesse de vanter les mérites de cette ancienne cité Viking.
— D'après mes recherches, il s'agit de la maison de la famille française qui a fait appel à tes services, la renseigne-t-il, en s'arrêtant à quelques mètres de là.
La jeune femme en a le souffle coupé : le cadre est exceptionnel.
Située à proximité d'un parc et des commerces, l'habitation d'apparence luxueuse semble idéalement située.
Pourvu que l'enfant qu'elle gardera ne soit pas trop turbulent...
Toutefois, ce ne devrait pas être le cas. Ayant connaissance de son vécu après avoir échangé longuement avec la directrice du campus rennais, l'université de Bergen a dû réussir à dénicher un emploi parfaitement adapté, qui permettra aux étudiants de subvenir à leurs besoins.
— Tout se passera bien, lui certifie son meilleur ami.
— J'imagine que je le découvrirai bien assez tôt, répond-elle, convaincue.
Puis, essayant tant bien que mal de se repérer, elle tente de mémoriser des détails, même les plus farfelus qui soient, pour s'aider à se rappeler le chemin à emprunter une fois seule.
Tout ira bien, ma cocotte.
— Tu feras quoi, toi ? s'enquiert-elle.
— Ils m'ont dit que je travaillerai en tant qu'employé libre-service au REMA 1000 où nous nous sommes rendus hier.
— Et ça consiste en quoi exactement ?
— Je devrai approvisionner en marchandises les rayons selon les ventes et l'état des stocks.
— Merci pour tes explications, je comprends mieux maintenant, lui assure-t-elle.
— Peut-être qu'on aura le droit à des prix ?
— C'est vrai que ça serait bien. La vie est tellement chère ici...
— Croisons les doigts pour que ce soit le cas ! s'exclame-t-il, en priant intérieurement.
Reprenant leur périple d'une démarche plus tranquille, ils prennent davantage le temps d'observer ce qui les entoure. D'ailleurs, quelques instants plus tard, Gabriel part sur une présentation complète de l'architecture de l'église qui se situe près de leur lieu d'études.
N'aura-t-il donc jamais fini ?
En proie à un rire nerveux, elle le coupe soudain.
— C'est dingue, tu ne trouves pas ?
— De quoi ? s'étonne-t-il.
— Finalement, l'université n'est pas si loin que cela de notre logement. À tout casser, nous devons mettre quinze minutes de marche pour nous y rendre ! C'est bien elle, là-bas ? le questionne-t-elle, en montrant du doigt l'édifice imposant.
— Tu as raison, c'est elle, affirme-t-il, les yeux remplis d'étoiles.
N'y tenant plus, Charlie s'élance vers l'université.
C'est sublime !
D'immenses fenêtres à carreaux semblent laisser entrer la luminosité au sein des locaux qui s'étendent à perte de vue.
Au milieu de la cour, une statue de bronze représentant un homme, Wilhelm Frimann Koren Christie*, se dresse majestueusement sur le sol pavé. Un lion en pierre à l'aspect féroce, est couché à ses pieds.
Sur ses talons, Gabriel la suit de près. Ce n'est pas le moment qu'elle se rétame encore une fois !
Radieuse, elle fait volte-face. C'était une excellente idée de l'emmener ici. Ayant tendance à beaucoup stresser pour tout et n'importe quoi, Charlie doit se sentir rassurée. Elle n'arrivera pas en territoire inconnu le lendemain.
Un magnifique sourire vient illuminer son visage. Le premier qu'elle refait avec sincérité depuis sa grave dépression.
* Catwalk : Endroit où défilent les mannequins.
* Wilhelm Frimann Koren Christie : Personnalité politique née le 7 décembre 1778 et décédée le 10 octobre 1849 à Bergen. Il est l'un des pères de la Constitution norvégienne. La statue date de 1825.
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