Stone, le monde est stone.
L'aiguille s'enfonça dans son bras. Il sentit le contact froid du métal. Sa peau frémit durant un battement de cil. Ses dents étaient serrées autour du bout d'élastique serrant fermement son bras, formant un garrot. Il contemplait avec beaucoup d'attention la grosse veine bleue dans laquelle il tentait de s'enfoncer. Wolfgang était à peu près comme tout le monde, il n'aimait pas les aiguilles et redoutait de se planter, de s'y reprendre à je ne sais combien de fois, cependant il était bon. Peut-être sa vue acérée de lycanthrope ou de tireur exercer, mais il visa juste.
Une fois dans la veine il fit ce qu'on lui avait appris il y a bien longtemps, dans un squat de junkie, dans le Bronx. Il aspira un peu de sang, observa une nouvelle fois qu'il n'y avait pas la moindre bulle d'air, puis enfonça le tout, déversant le liquide encore chaud, sucré et gluant dans ses veines. Il avait suivi la procédure à la lettre. À côté de lui reposaient les restes du rituel. Une cuillère chauffée et tordue, un briquet. Il défit l'élastique et le plaça à côté du briquet. Plus loin reposaient une pipe en verre, un bang, et un petit sachet rempli de beuh. Il y avait de quoi se défoncer ici de bien des manières.
Mais ce qu'il venait de s'injecter dans les veines, ce n'était pas de la blague, c'était le high level, la drogue des junkies, des gros addicts, celle qui selon la rumeur vous rendait complètement esclave d'elle, vous faisait perdre vos amis, votre vie sociale, votre job. Ils n'avaient pas tord, l'héroïne c'était quelque chose, et une fois que vous étiez en train de planer le reste semblait vraiment dénué du moindre intérêt, mais lui, ce gosse à la gueule défoncée, un bleu massif mangeant toute sa joue, son arcade pétée, son bras couvert de bleus, sa jambe douloureuse le poussant à boiter, lui qui s'injectait cette merde dans les veines, lui peut vous dire que l'héroïne n'est pas la seule à pouvoir tout vous enlever.
Il mentirait en disant que tout va mieux quand on est stone, bien que, en réalité si. Le monde réel ne semble plus avoir de prise sur vous. Votre esprit s'est envolé comme dans une autre strate. Vous êtes ailleurs, et cet ailleurs est foutrement bien meilleur que la réalité. Mais aussi haut s'envole-t-on, on peut très vite retomber. Et pire, tomber encore plus bas. Un bad trip est vite arrivé quand votre vie est merdique, si merdique que vous vous injectez une merde comme ça dans vos veines en ayant pleinement conscience du mal que cela fait à votre corps.
Ces kilos qui disparaissent et dont on camoufle la disparition avec des pulls plus larges, avec plus de sport en sont un signe. Vos joues qui se creusent, votre torse au niveau de la poitrine, vos os paraissent plus saillant, vos dents qui jaunissent et morflent. Mais le prix semble bien minime quand on vous offre une porte ouverte vers un monde merveilleux où vos angoisses quotidiennes ont disparu, quand vos soucis se sont envolés, un monde où vous ne vous détestez plus, un monde où chaque couleur, chaque sensation est multipliée à l'infini. Ce monde est si séduisant en comparaison de la triste réalité. Oui, chaque junkie cherche quelque part à fuir la réalité, d'une manière ou d'une autre. On ne se drogue pas avec de l'héro quand on s'aime, quand on s'accepte. Pas quand on connaît les conséquences d'une telle addiction.
Wolfgang avait commencé tout cela assez jeune. Il avait 13ans quand il tira sur sa première pipe, il avait 11ans quand il fuma son premier joint, il avait 21ans quand il manqua de faire sa première OD. La Guilde ne lui permit pas de sombrer à l'époque. Elle s'occupa de l'éponge qu'il était devenu, et lui donna sans cesse de l'activité, l'empêchant tout simplement de se réfugier encore une fois dans la drogue. Cela avait plutôt bien marché.
Durant des années il s'en était tenu au programme de la chasse, parfois retombant dans ses anciens travers, jusqu'à ce qu'il tombe amoureux et que l'histoire tourne mal, encore une fois la Guilde due agir pour lui faire remonter la pente. Mais depuis l'attaque, depuis sa transformation, il n'y avait plus la Guilde, il n'y avait plus que lui et ses regrets, ses remords, et sa profonde haine envers lui-même.
Il était allongé dans son lit. Son lit. Ironiquement il avait loué une chambre dans un presbytère. Ironie n'est-ce pas quand on se considère comme un monstre qu'il faudrait tuer pour le bien-être de l'humanité et qu'on passe sa vie à traquer des monstres plus dangereux encore que lui-même ? C'était une petite chambre lumineuse, avec une vue sur la forêt s'étendant au loin, et le jardin attenant, les murs étaient couverts d'un papier peint crème, les meubles étaient en bois clair et chaleureux, un parquet au sol, tout était affreusement mignon ici. Difficile de croire que dans la commode des armes à feu étaient couvertes par des vêtements, ou encore que dans la poubelle en plastique mauve de la petite salle d'eau attenante il y avait des cotons imprégnés de sang pas forcément celui du lycan d'ailleurs.
Pourquoi avait-il diable choisit de vivre ici ? Pour aucune raison en particulier en fait. Le prix du loyer était foncièrement attractif, c'était certain, et le voisinage était calme. En fait, il comptait surtout sur le fait que les pasteurs n'étaient pas du genre à dénoncer le comportement étrange de leur locataire à la police, et plus encore, il savait qu'un pasteur ne viendrait jamais à fouiller la chambre de son locataire. Il avait moins besoin de se méfier et cela lui facilitait un peu plus la vie. Bien sûr, il s'enfermait toujours à double tour avant de sortir une arme ou de la drogue.
C'était le cas actuellement. Alors qu'il était complètement stone sur le lit, allongé sur le dos, un léger sourire collé aux lèvres, les bras écartés, il n'avait plus aucune conscience de ce qui pouvait se passer autour de lui. Sa méfiance habituellement toujours présente, son côté chien de garde à toujours dormir que d'un seul œil disparaissait sous l'effet redoutable de cette drogue, si bien qu'il n'entendit rien venir.
Perdu dans des pensées s'entrechoquant, il ne ressent plus rien. Là-haut il se sent bien. Ailleurs. Il n'a plus conscience de son propre corps. L'impression de flotter. L'impression de sortir de son corps. Il aime ressentir la pression de la brise légère qui l'emporte. La sensation qu'il pourrait s'envoler par la fenêtre. Il sent un parfum. Féminin. L'envie de se rouler dedans. Le désir de se perdre. Il sourit bêtement alors que l'idée qu'une femme pourrait être collée, lovée contre lui, le caresser entièrement de ses lèvres douces. Une chaleur douce l'envahit. Il a la gaule. Mais le désir sexuel est doux. Il ne veut pas qu'on vienne le secourir. Qu'on vienne plutôt l'abattre pour l'empêcher de souffrir. Sa tête qui menace d'éclater, et le souhait de seulement dormir. S'étendre là quelque part et se laisser mourir. Il se souvient des paroles. De la voix fluette de la chanteuse. Il plane. Là-haut rien ne peut l'atteindre. Il sent l'odeur caractéristique d'un parfum féminin, d'une peau de velours, il lui semble pouvoir la toucher, la caresser, l'embrasser, se rouler dans les draps avec elle, il rit, il sourit, il l'embrasse, il la caresse du bout des doigts, elle gémit, elle a un orgasme.
Il rit un peu moins. Peut-être qu'il a imaginé tout cela. Peut-être que le monde n'est pas si sordide, que la mort pas si terrible, que la nuit pas si terrifiante, que le soleil la douce caresse qu'il espère. Il voudrait que tout cela cesse. Stone, le monde est stone. Sa tête est doucement bercée par une musique que lui seul entend. Il se souvient de Aaron glissant la casette dans le ghetto blaster, il se souvient de ses moqueries sur les goûts musicaux du jeune homme, il se souvient de ses caresses. Quelque chose de métallique touche sa tempe. L'odeur de la poutre s'infiltre dans ses narines. Il sourit doucement. Ces armes cachées dans sa commode. Engin de mort aveugle qu'il chérit, seul bien qu'il possède, seul objet auquel il accorde sa confiance. Et se laisser mourir. Les laisser mourir. Tout ce monde en train de pourrir et ces mensonges qu'on tisse, ces empires qu'on bâti, cette société qui s'écroule, ces monstres qui sortent de l'ombre et qu'on adule, sa chair se transformant, le monstre est né, le loup est là, jaillissant sur sa proie, déchirant la chair, il a envie de hurler. Soudainement le rêve se transforme en cauchemar. Il voudrait crever. Une OD serait idéale à cet instant. N'importe quoi, une catastrophe ferroviaire, une météorite, un bon vieux départ de feu dû à une mauvaise installation électrique. Juste crever. Seul. Là. Maintenant.
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