Chapitre 9


     Dès l'aurore, il se leva pour se rendre à l'atelier de son concurrent. Rien n'attestait que le jeune homme se trouvait là. Il devait cependant en avoir le cœur net. C'était en outre la seule piste qu'il pouvait remonter facilement sans causer de scandale.

     En arrivant sur la place où donnait la maison de Filippo, il s'aperçut que la porte de celle-ci demeurait close. Il était encore tôt, mais il possédait suffisamment de patience pour attendre l'ouverture du battant. Résolu, il se dissimula derrière une charrette de fourrage pour avaler le gros massepain qu'il avait acheté en guise de petit-déjeuner.

     Il achevait la dernière bouchée de la succulente pâtisserie, quand Sandro apparut au bout de la rue. Vêtu de ses habits bruns et sobres ordinaires, il avançait en tenant son sac sur l'épaule. Salvatore sentit sa poitrine se dégonfler de soulagement. Le jeune homme avait l'air plus pâle que d'habitude, mais au moins il n'avait pas dormi chez son rival. Quand aux deux autres options, il préférait les évacuer pour le moment.

     Rasséréné et presque joyeux, il attendit qu'il passât devant lui pour surgir de derrière la charrette. Sandro réprima un sursaut, mais il ne put masquer une expression de surprise en le reconnaissant, ce qui le ravit davantage. Que n'aurait-il donné pour voir ses traits refléter plus souvent son état d'esprit ?

     — Maître Gecatti ? Que faites-vous là ?

     — Je te cherchais.

     — À cette heure ?

     Salvatore se mordit la langue ne pas lui dire qu'il l'avait cherché une partie de la nuit. L'information lui paraissait inappropriée et bien trop intime.

     — Pourquoi es-tu parti comme un voleur ? se contenta-t-il de l'interroger d'un ton bourru.

     L'espace d'un instant, la mâchoire du jeune homme se crispa et son regard clair se ternit. Puis il se renferma dans sa carapace impassible et ce fut d'une voix atone qu'il répliqua :

     — La toile est terminée. Vous ne m'avez pas demandé de rester.

     Des paroles franches et directes, qui évoquaient une situation simple. Le peintre hésitait pourtant sur leur interprétation. Sandro s'exprimait peu, mais jamais avec un tel laconisme quand la situation se prêtait à davantage d'explications. Il lui était difficile d'oublier que son modèle était quasiment parti comme un voleur, sans même le saluer.

     Immobile devant lui, celui-ci semblait maintenant attendre quelque chose. Intrigué, Salvatore conservait les yeux braqués dans les siens, mais lire au-delà de leur hermétisme était impossible. Qu'espérait-il ?

     Et brusquement, l'Italien eut envie de le saisir par les épaules pour le secouer. Pourquoi diable se refermait-il ainsi ? Susciter une réaction qui l'aiguillerait, il ne souhaitait rien d'autre. Malgré son envie, il se retint pourtant de le malmener. Des passants de plus en plus nombreux investissaient la rue pour vaquer à leurs occupations quotidiennes. Il ne pouvait agir ainsi sous leurs regards curieux.

     Il ne serait néanmoins pas dit qu'il abandonnerait son modèle sans veiller à ce qu'il puisse librement décider de la suite de son existence. S'ils devaient se séparer, il le ferait en conservant un minimum de satisfaction de lui-même. Et tant pis si rien ne l'obligeait à un tel geste. Marmonnant sa déconvenue, il tira une bourse pleine de sa poche, qu'il tendit au Grec :

     —Tiens.

     Seul un infime clignement des yeux trahit l'étonnement de Sandro. Au moins l'avait-il surpris. Il considérait cependant la bourse sans la toucher. Le peintre se vit obligé d'insister.

     — Prends-là.

     Contre toute attente, le jeune homme secoua la tête.

     — Vous ne me devez rien. Vous m'avez déjà payé mes gages.

     — Peu importe, répliqua Salvatore en glissant de force l'aumônière en tissus entre ses doigts. Ceci est un supplément que tu as bien gagné. Le tableau est vraiment très réussi et... j'aimerais en réaliser d'autres avec toi.

     Il avait parlé en resserrant inconsciemment sa main sur celle qu'il n'avait pas lâchée. Elle était si douce, plus petite que la sienne, fine, avec de longs doigts, et pourtant incontestablement masculine. Sa demande brisa malheureusement immédiatement le contact, tandis que son propriétaire reculait d'un pas.

     Interpellé par sa réaction, Salvatore le dévisagea en soulevant un sourcil interrogateur. Il était quasiment certain que cet attouchement n'était pas la cause du retrait du jeune homme. Il l'avait touché des centaines de fois lorsqu'il l'installait pour prendre la pose, et souvent de façon beaucoup plus embarrassante. Ses paroles par contre, paraissaient l'avoir déstabilisé. De la part d'une personne apparemment aussi indifférente, il aurait bien aimé savoir pourquoi. Mais déjà le bel éphèbe recomposait son maintien guindé pour refuser sa proposition.

     — Vous auriez dû me le demander avant. Soyez remercié pour votre générosité. Je ne peux toutefois pas retourner travailler chez vous.

     — Et puis-je savoir pourquoi ?

     — J'ai accepté de poser pour quelqu'un d'autre.

     Salvatore s'assombrit instantanément pour gronder d'un ton sourd :

     — Filippo.

     Ce n'était pas une question, et dans sa bouche ce nom sonnait avec une indéniable contrariété.

     — Nous avons passé toute une matinée ensemble et vous n'avez rien dit, s'expliqua sobrement le jeune homme. Je pensais que le message était clair.

     — Eh bien, dorénavant, tu t'abstiendras d'interpréter mes attitudes avant que je ne m'exprime, lui retourna-t-il avec irritation.

     — Oui, maître Gecatti. Mais vous n'êtes pas toujours très évident à comprendre.

     Venant de la part d'une personne apparemment hermétique à tout ce qui se passait autour d'elle, l'énormité de cette répartie sidéra le peintre.

     — Parce que tu trouves peut-être que tu es plus facile à suivre, toi ? J'en viens même à me demander si je te connais un peu. Tu n'as pas cessé de jouer les indifférents quand un de mes clients devenait trop entreprenant avec toi, et tu vas te fourrer dans les pattes de Filippo.

     — Il avait besoin d'un modèle, et je corresponds à ce qu'il recherche.

     — Ça, je n'en doute pas. Je suis également certain que tu plairas beaucoup à certains de ses commanditaires. As-tu seulement idée de ce qu'espèrent les hommes qui tournaient autour de toi l'autre soir ?

     — J'ai cru comprendre, oui, répondit Sandro en rougissant légèrement.

     Oscillant entre l'alarme et l'incrédulité, Salvatore voulut s'assurer qu'il saisissait bien la portée de ce qu'il affirmait.

     — Que sais-tu exactement du comte Antonio Ratorzi et de son ami Marco Danioto?

     — Ce que tout Florence murmure.

     À nouveau il vit ses joues rosir. Un signe dont il buta sur l'exactitude de l'interprétation. Son ange parlait-il en toute innocence, sans mesurer l'attrait qu'il représentait pour certains fêtards parmi lesquels se glissaient de réels prédateurs, ou se moquait-il de lui ?

     Déterminé à en avoir le cœur net, il agrippa Sandro par un poignet pour l'entraîner derrière la charrette. À discuter ainsi au milieu de la rue, trop de monde commençait à leur jeter des coups d'œil intrigués. Il ne désirait pas que tout Florence découvrît son intervention. Encore moins Filippo. Il ne le relâcha qu'une fois à l'abri des regards.

     — Et cela ne te pose aucun problème ? demanda-t-il.

     À sa surprise, le regard de son interlocuteur se brouilla durant quelques instants sous l'effet d'un sentiment mal contrôlé. Un émoi qui ressemblait tellement à du chagrin, qu'il eut envie de le prendre dans ses bras en lui soufflant qu'il regrettait sa rudesse. Mais déjà, le beau visage recomposait son expression impassible alors que le jeune homme déclarait déclarer.

     — Ne craignez rien. Je n'ai pas l'intention de vendre mon corps pour quelques florins de plus.

     — je ne crains rien du tout, se défendit-il un peu trop vite. Je m'interroge, c'est tout.

     — Ah.

     Incroyablement, Sandro paraissait déçu.

     — Sachez néanmoins que ces hommes ne tenteront rien, poursuivit-il en retrouvant sa froideur. Tout au moins, pas en me forçant à passer à l'acte contre ma volonté. Pas tant que le jeu de maître Mastreni durera.

     Salvatore n'en demandait pas tant, et il aurait juré qu'il ne recevait cette dernière information que pour le punir d'une curiosité trop invasive. À moins que ce ne fût pour le pousser dans ses retranchements... C'était inattendu, mais la conversation lui échappait et il n'aimait pas ce qu'il apprenait.

     — Quel jeu ? interrogea-t-il, la gorge sèche.

      Baissant pour la première fois la tête, Sandro avoua d'une traite :

     — J'ai repoussé les avances de maître Mastreni en lui confiant mon inexpérience des amours entre hommes. Il a décidé de lancer un pari sur le premier qui arrivera à me séduire. Les mises resteront possibles le temps de la réalisation du tableau pour lequel il m'a demandé de poser. Pour éviter que je ne pâtisse de ce jeu, je déclarerai moi-même le vainqueur. Ainsi, il y a peu de risque que je me prononce pour un homme qui m'aurait forcé. Si je ne choisis personne d'ici l'achèvement de sa toile, maître Mastreni remportera le double de la somme engagée.

     — Que ?... Quoi !

     Salvatore n'en croyait pas ses oreilles. Il hésitait en outre à définir la conduite du jeune homme. Innocence ? Goût du risque ? Sournoiserie ? Ambition ? Cupidité ? Non, celui qui possédait un tel regard ne pouvait pas être calculateur à ce point. Il refusait d'y ajouter foi. Ce qui ne l'empêcha pas de le placer au pied du mur.

     — Et tu imagines peut-être que ton indifférence va décourager ceux qui te convoitent ? Stupido ! Ils vont redoubler d'attention, au contraire ! s'exclama-t-il en laissant enfin exploser sa colère.

     Il ne se souciait plus d'être entendu par la mercière qui venait d'installer son étal à quelques pas, ni du sourire en coin que lui adressa un homme par-dessus les bras de la charrette. Il ne s'intéressait plus qu'à Sandro, et au nid de chausse-trappes où il s'était fourré. Comment allait-il le tirer de là ?

     Visiblement atteint par sa sortie, ce dernier cilla avant de répliquer.

     — Ne vous fâchez pas, maître Gecatti. Aucun d'entre eux ne gagnera de toute façon.

     — Pourquoi ? L'idée de faire l'amour avec un autre homme te déplaît tant que ça ? lâcha-t-il, en s'apercevant trop tard de la teneur de son propos.

     Fataliste, il ne chercha même pas à se rattraper. Au point où ils en étaient... Il s'attendait d'ailleurs à ce que le Grec le rembarrât, mais certainement pas à la réponse qu'il lui retourna.

     — Non. Je sais simplement qu'aucun ne me conviendra parmi eux.

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