Chapitre 8
Salvatore rentra tôt de la fête organisée par Lorenzo. Pour une fois, Silvio avait paru prendre acte de son vague à l'âme. Évitant de l'assommer sous ses questions, son ami n'avait cherché ni à le retenir ni à extrapoler sur la raison véritable de son manque d'entrain et il avait pu partir en toute discrétion.
De retour chez lui, le peintre mit longtemps avant de s'endormir. Sandro n'ignorait rien de son antagonisme avec Filippo, et il se demandait comment le jeune homme allait réagir lorsqu'il le croiserait le lendemain matin. Il était résolu à évoquer avec lui l'énigme soulevée par sa présence aux côtés de son concurrent. Il n'aurait d'ailleurs pas de meilleure occasion pour le faire en tête-à-tête. Sa toile était pratiquement terminée. En théorie, la participation de son modèle n'était même plus requise
Il n'avait pas encore décidé s'il allait lui proposer de figurer sur un autre de ses tableaux, mais l'idée le tentait. N'importe lequel, pourvu que ce travail le tînt éloigné de son rival et de sa clientèle particulière. Mais quand Sandro descendit du grenier ce matin-là, aussi nu qu'à son ordinaire, il fut incapable d'aborder le sujet. D'un geste qu'il espéra naturel, il se contenta de lui désigner l'estrade et ses coussins. Sans un mot, le jeune homme s'allongea, et son silence acheva d'empoisonner les bonnes résolutions de l'Italien, tout en semant le trouble dans son esprit.
Alors qu'il peignait, Salvatore s'interrogeait. Il n'avait pas entendu rentrer son modèle durant la nuit. Bien que toujours aussi beau, ses traits tirés et les cernes sous ses yeux indiquaient qu'il avait peu dormi. Soit il s'était couché tard, soit il n'avait pas fermé l'œil de la nuit. Et cela l'inquiétait. Il ne pouvait s'empêcher de spéculer sur la décence de Filippo. Le jeune homme serait-il réapparu au Palais Vecchio après son départ ? Il avait hâte de retrouver Silvio, avec lequel il s'était donné rendez-vous pour partager un repas à midi à la taverne, afin de questionner celui-ci sur le déroulement de la fin de la soirée.
Pour ne rien arranger, son ange continuait de le regarder comme si absolument rien de particulier ne s'était passé la veille. Le peintre n'en finissait plus d'hésiter sur la conduite adéquate à tenir. S'il amorçait le dialogue, et que Sandro lui demandait de quel droit il intervenait ainsi dans sa vie, que lui répondrait-il ? Il n'en savait fichtrement rien, mis à part qu'imaginer le Grec exposé aux agissements de Filippo lui déplaisait.
Envahi par une étrange timidité, Salvatore n'ouvrit pas la bouche durant les deux heures qui suivirent, autrement que pour donner quelques directives afin que le jeune homme rectifiât sa position. Irrité contre lui-même, il termina la séance plus rapidement que prévu.
Que lui arrivait-il ? Il avait pourtant passé le temps des atermoiements indécis des premières amours ? Qui plus est, mis à part une question d'éthique professionnelle, rien ne dictait sa prise de position contre un rapprochement entre Sandro et Filippo. Tout au moins tâchait-il de s'en convaincre, tandis que le silence persistant du Grec, qui le fixait de ses grands yeux énigmatiques, finissait d'embrouiller ses réflexions.
Dissimulant au mieux son anxiété, il interrogea son ami sur la fin de la soirée. Heureux de discourir sur les derniers ragots qu'il avait collectés, Silvio se fit un plaisir de le renseigner tout en ne manquant pas de parler de Sandro. Indirectement il le rassura. Le jeune homme, qui s'était éclipsé avant son départ, n'était pas réapparu, laissant en plan Filippo et ses deux admirateurs qui n'avaient pas tardé à trouver une autre proie plus facile à séduire, en la personne d'un jeune serviteur plus déluré.
Cet éclaircissement n'expliquait pas pourquoi le Grec avait mis si longtemps avant de rentrer, mais cela ôtait toutefois un poids au peintre. Tout le monde avait le droit de flâner au clair de lune. Il ne s'en sentait pas moins ennuyé pour autant.
Suite à ces éclaircissements, exceptionnellement, Salvatore occupa l'après-midi à courir les troquets et à jouer aux cartes. Sa distraction lui fit perdre plus de florins qu'il n'en gagna. Le soir, il résolut de se reprendre. Il allait inviter Sandro à dîner et engager enfin la discussion qu'il remettait depuis le matin. Mais lorsqu'il demanda à Martha de cuisiner pour deux et d'ajouter une assiette dans la salle à manger, la réponse de la vieille femme le glaça :
— Quel plaisir de vous voir reprendre goût à la vie, maître Gecatti. Vous sembliez si seul depuis le départ de votre ami Paolo. Souper en compagnie vous remontera le moral. Et si votre invité est un nouvel amant, je me ferai toute discrète. Quant à Sandro, il ne risque plus de vous surprendre à présent qu'il a fait son baluchon.
Elle paraissait heureuse pour lui et elle ne se souciait visiblement pas de la teneur familière de ses propos. Ils se connaissaient depuis plus de vingt ans et le fait qu'elle eût largement l'âge qu'aurait eût sa mère si celle-ci avait vécue, l'autorisait à ce genre d'écart. Ce jour-là, il était pourtant à mille lieues de goûter sa complicité affectueuse.
— Sandro est parti ? énonça-t-il en priant intérieurement pour avoir mal compris.
— Dès que vous avez quitté l'atelier, il est venu me dire au revoir. Ça m'a touché. Il n'est pas bavard ce petit, mais dans le fond, c'est un bon garçon.
S'apercevant enfin de sa mine effarée, elle ajouta d'un air désolé :
— Je pensais que vous le saviez.
Il ne l'écouta pas davantage. Faisant volte-face, il quitta la cuisine pour se précipiter dans l'escalier qui menait à la soupente. Porté par les ailes d'un infime espoir, il le grimpa en courant. Après tout, si Sandro avait oublié quelque chose, il se verrait peut-être contraint de revenir.
Arrivé au grenier, il découvrit la petite chambre vide. Son locataire avait défait le lit, balayé le plancher et débarrassé le coffre de ses maigres effets personnels. Salvatore retint un gémissement de frustration. Jamais il ne s'était senti aussi stupide d'avoir remis une discussion à plus tard.
Il ne lui fallut que deux minutes avant de décider de retourner en ville, où il chercha son modèle une partie de la soirée. En vain. Le cœur étreint par l'angoisse, il rentra pour passer une nuit épouvantable. Tournant et retournant entre ses draps, il se demandait si Sandro avait trouvé un lieu sûr pour dormir. L'imaginer dans l'antre de Filippo, derrière les murs du palais du comte Ratorzi ou ceux d'une résidence louée spécialement par le fils Danioto, éveillait en lui une colère et une tristesse qui le déconcertaient.
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