Chapitre 4
Une semaine plus tard, Salvatore se délassait sous les ors du palais Vecchio. Ce soir-là, Lorenzo de Médicis donnait une fête somptueuse, en l'honneur d'un ambassadeur étranger avec lequel il venait de signer un traité avantageux pour la Toscane. Comme des dizaines d'autres Florentins, le peintre avait été convié aux festivités. Sa célébrité, alliée à ses bonnes manières, ne palliait pas toujours l'insignifiance de sa naissance aux yeux des familles les plus imbues de leur rang, mais il demeurait protégé par « il Magnifico », et personne n'aurait osé lui contester l'invitation du maître de Florence.
Conscient de l'hypocrisie latente de la plupart des personnes qui l'entouraient, et peu désireux de susciter l'acrimonie en imposant sa présence parmi les plus titrés, Salvatore avait rapidement gagné l'une des galeries aménagées qui surplombaient la pièce. C'était une façon policée de se retirer de la grande salle où stationnaient les gens les mieux nés. Au moins avait-il eu le plaisir de rejoindre Silvio à l'étage. Particulièrement friand de ce genre d'évènements, le sculpteur ne s'était pas privé de solliciter ses relations pour participer à ce rassemblement fastueux.
Depuis qu'il l'avait rejoint, ce dernier lui rebattait les oreilles sur le talent d'un tout jeune homme, croisé dans l'atelier d'un confrère. Un prodige du nom de Michelangelo. D'après son ami, la postérité entendrait parler le lui. Habitué à son outrance, Salvatore opinait à ses assertions tout en l'écoutant d'une oreille distraite. Concernant cet artiste prometteur, il jugerait sur pièce le jour où il le rencontrerait à son tour, ou plutôt, quand il aurait l'occasion d'évaluer son travail.
Accoudé contre la rambarde de marbre, il avait une vue d'ensemble exceptionnelle sur la longue salle envahie de monde en contrebas. Assis sur un fauteuil qui reposait sur une estrade recouverte d'un large dais rouge, Lorenzo accueillait les nouveaux arrivants par un sourire et quelques paroles que le peintre devinait aimables.
A quarante et un an, l'homme qui avait refusé de se soumettre à un pape(NOTE) affichait l'autorité calme de celui qui se sait maître apprécié d'une ville, tout en conservant la latitude de châtier sans pitié ses ennemis. Pour sa part, Salvadore retenait essentiellement son côté humaniste, protecteur de l'art et des artistes. La politique ne l'intéressait pas.
En bas, le brouhaha était à son comble. Une abondance de mets fins et de boissons présentées dans des carafes d'argent attendait sur des tréteaux dressés près de l'entrée. De grands bouquets de fleurs s'alignaient au pied des tables disposées le long des murs au fond de la salle, tandis que des tresses de feuillages agrémentaient le drapé des nappes.
Les convives prendraient place pour le festin au bon vouloir de leur hôte, en fonction de l'arrivée de ses invités de marque. En attendant, chacun était libre de picorer dans les mises en bouche à leur disposition, placées près de l'entrée Mais personne n'osait se servir sans l'autorisation du maître des lieux. L'heure demeurait aux conversations, alors qu'un groupe de ménestrels s'installait au centre de la pièce.
Salvatore aimait ce genre de vue plongeante. Rien de tel pour lui inspirer de nouveaux tableaux. Et ce qu'il apercevait enflammait son imagination. La superposition de tissus constituant les robes et les pourpoints, la profusion des couleurs vives et des ors, le décolleté un peu trop vertigineux de certaines femmes, la prestance inégalable de quelques hommes. Autant d'éléments disparates qui lui donnaient l'idée d'une composition inédite.
Une distraction professionnelle bienvenue, qui lui évitait de penser qu'il finirait la soirée seul. Il avait rompu avec Paolo trois jours plus tôt, et sa séparation était encore trop fraîche pour qu'il songeât à le remplacer. Même s'il n'avait jamais été question d'autre chose entre eux que d'une franche camaraderie de lit, il vivait toujours comme un échec la fin d'une aventure.
Ils s'étaient quittés bons amis. Suite à un héritage, le jeune homme avait décidé de partir pour Rome afin de s'installer en tant que copiste. Le peintre comprenait son désir d'indépendance. Il l'avait même encouragé dans son projet. Le caractère enjoué de Paolo lui manquerait toutefois.
— C'est bien la personne que je crois ? lui souffla soudain Silvio à l'oreille.
Ramené à la réalité par le ton insistant de son ami, Salvatore suivit son regard. Celui-ci fixait la galerie qui leur faisait face, et ce qu'il vit le sidéra. Entouré par trois hommes avec lesquels il semblait en grande conversation se tenait son modèle.
Une fois remis de sa surprise, sa première pensée fut qu'il s'agissait d'une ressemblance confondante. Puis, le bel éphèbe eut un mouvement qui plaça son visage en pleine lumière, et il dut se rendre à l'évidence. Aucune erreur possible. Personne ne possédait des traits aussi fins ni des yeux à l'eau d'une pureté aussi claire et rayonnante.
Que faisait son ange en compagnie d'un de ses concurrents et de deux nobles connus pour leurs frasques ? Saisi par une inquiétude dont il taisait le nom, Salvatore se raidit en haussant un sourcil incrédule.
— Une part d'innocence, hein, reprit Silvio avec ironie. Soit il a suivi des cours accélérés en veulerie, soit il cache bien son jeu. A moins qu'il n'ait décidé de se fourrer dans les ennuis jusqu'au cou.
Déterminé à défendre l'honneur de son modèle, le peintre répliqua d'un ton sec :
— Je pencherai pour la troisième version. Mais rien n'indique qu'il a décidé de s'y fourrer volontairement.
— Il ne peut pas ignorer que Filippo est un de tes pires rivaux, trancha Silvio avec indignation. Et où diable a-t-il déniché des vêtements aussi beaux ? Ils lui vont à ravir, d'ailleurs.
À force de voir le jeune homme évoluer devant lui dans le plus simple appareil, Salvatore appréciait plutôt sa nudité. Tout en Sandro était si parfaitement calibré : la tournure de ses membres, la délicatesse de ses attaches, l'équilibre gracieux et presque aérien de sa musculature peu développée et pourtant divinement dessiné, la beauté de ses traits.
Tout, absolument tout, ravissait l'amateur d'art avant de satisfaire les goûts plus terre à terre de l'homme. Il devait néanmoins admettre qu'en dissimulant ce que son œil évaluait au quotidien, l'habit rendait le jeune Grec encore plus désirable.
Silvio avait raison. Les vêtements qu'il portait était particulièrement seyant. Le bleu ciel de son pourpoint se mariait admirablement à l'éclat cristallin de ses yeux, tout en accentuant l'éclat de sa chevelure brune. Sa ceinture de cuir beige soulignait la minceur de sa taille et l'étroitesse de ses hanches. Quant à son haut-de-chausse serré, il moulait merveilleusement le galbe parfait de ses longues jambes fuselées.
— Comment diable a-t-il pu entrer ? demanda encore Silvio, en le tirant de la distraction où le plongeait cette vision de rêve.
Incapable de développer la conversation, tant ce qu'il voyait le charmait et le contrariait à la fois, il se contenta de marmonner une réponse rapide.
— Filippo lui a certainement obtenu une invitation.
Filippo Mastreni rivalisait de talent et de fourberie pour imposer ses portraits sur pieds dans les maisons princières. Solidement implanté dans la ville de Florence depuis plus de vingt ans, il était également connu pour peindre des scènes plus licencieuses. Des toiles cachées au plus profond des palais, dont les sujets alimentaient tous les fantasmes. Plusieurs fois déjà, il avait eu maille à partir avec l'Église, et Salvatore se demandait quand il tomberait. Il ne jalousait en rien son collègue, mais sa suffisance, jointe à ses flagorneries et à ses bassesses l'exaspéraient.
D'un côté, il comprenait parfaitement que celui-ci tentât de lui ravir Sandro. Dans un monde de compétitions, c'était de bonne guerre. La plupart des artistes essayaient de recruter les plus beaux modèles, et il avait pratiquement terminé le tableau pour lequel posait le jeune homme. Mais que ce dernier acceptât de se tourner vers un maître d'art aussi immoral le surprenait. On ne peint pas impunément un ange sans en attribuer inconsciemment les qualités à celui qui l'inspire.
Et puis surtout, il détestait la façon dont les deux compagnons de Filippo serraient de près le Grec. Silvio suivait lui aussi la scène. Sarcastique, il commenta :
— En tout cas, j'espère pour lui que tu t'es trompé. Qu'il est un peu plus expérimenté que tu le supposes. Parce qu'à la façon dont les deux autres le lorgnent, j'ai comme une petite idée du genre de composition dans laquelle Filippo va l'intégrer. Pour qu'il l'ait invité ce soir, il pense certainement en faire l'un des sujets principaux de sa prochaine toile. À mon avis, il est d'ailleurs en train de le présenter à des commanditaires d'une catégorie très spéciale.
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