Chapitre 11


Sandro passa sous le haut chambranle en pierre comme s'il rentrait chez lui. Il avançait d'un pas calme, suffisamment assuré pour ne pas avoir à se heurter au barrage d'un domestique soucieux de trier les visiteurs de son maître. C'était la première fois qu'il pénétrait dans l'atelier de Filippo. La pauvreté de sa vêture le rendait anonyme et il s'accorda quelques instants pour détailler son environnement.

Plus vaste et beaucoup moins intime que la pièce coquettement meublée où travaillait Salvatore, son concurrent avait transformé la majeure partie du rez-de-chaussée de son logis en lieu de créativité artistique. Un désordre indescriptible régnait. Le nombre de personnes présentes, l'encombrement des ballots de chiffons et la multitude des d'objets dédiés à la peinture, visibles dans l'enfilade des salles ouvertes, donnait l'impression au jeune homme qu'il se trouvait dans une halle de marché.

Des toiles plus ou moins abouties s'entassaient pêle-mêle le long d'un mur, tandis que d'autres reposaient bien en évidence sur des chevalets. On devinait les premières être le fruit des apprentis, alors que les secondes relevaient de la signature exclusive du maître. Un penchant pour l'ostentatoire bien différent des manières de Salvatore. Celui-ci était naturellement fier de ses réalisations, mais il mettait toujours en avant le travail de ses élèves quand ceux-ci se détachaient du lot. Et d'après ce que pouvait en juger Sandro, certaines des œuvres posées sur le sol, à l'écart de toute source de lumière, étaient loin d'être sans valeur.

De là à penser que le Filippo Mastreni écartait volontairement toute concurrence, il n'y avait qu'un pas que le jeune homme franchit avec un reniflement de mépris. Le destinataire de celui-ci gloussait au centre d'un petit groupe de gens bien mis, non loin d'une large estrade qui trônait au milieu de la pièce. Sans doute averti de sa présence par le poids sans concession de son regard, le peintre le repéra bien trop vite à son goût.

— Sandro !

Le jeune homme se crispa intérieurement à son ton joyeux. Il ne trompait que son entourage. Indifférent à sa mine austère, Filippo lui ouvrit les bras pour l'inviter à venir s'y blottir, comme s'ils entretenaient une relation privilégiée. Se prêtant au jeu, le Grec s'avança. Dieu merci, son statut de jolie poupée insensible ne l'obligeait pas à coller un sourire complice sur ses lèvres. Il s'écœurait déjà suffisamment comme cela. Tout ce qu'il espérait, c'était que Salvatore ne le suivît pas de trop près pour échapper à cette scène.

Son manque d'enthousiasme évident ne démotiva malheureusement pas son interlocuteur. Dès qu'il fut assez proche, celui-ci l'attira contre lui, dans un simulacre d'accolade faussement amicale. Le regard intéressé des hommes présents autour d'eux mit le feu aux joues de Sandro. Se penchant à son oreille, Mastreni susurra :

C'est bien, tu es docile. N'oublie cependant jamais que tu restes en mon pouvoir, ou il t'en cuira.

Puis il le relâcha en ébouriffant d'une main sa chevelure, tandis qu'il s'adressait à l'assistance d'un air satisfait :

— N'est-il pas aussi plaisant que je vous l'avais décrit ?

Aussitôt, les commentaires fusèrent de toutes parts, sans la moindre retenue.

— De toute beauté, éructa un petit homme au teint rougeaud, habillé de soierie et portant une bague ornée d'une pierre précieuse à chaque doigt. Si son visage est à l'avenant de son corps, j'ai hâte qu'il se déleste de son surplus de vêtements.

— Nous n'avons jamais douté de votre goût en la matière, maître Mastreni. Mais ce garçon est de loin le plus attirant que vous ayez déniché, renchérit un second, plus jeune et moins voyant, en s'inclinant de façon servile vers le peintre.

— Il fera un sujet central parfait pour la toile que vous envisagez, commenta un troisième à la barbe blanche et aux traits si fripés, qu'il était étonnant qu'il pût encore prétendre aux plaisirs de la chair.

— Et un compagnon de lit plus qu'acceptable, compléta un quatrième, au profil osseux et à la maigreur qui rappelait celle de certains oiseaux échassiers.

— Un objet de choix, en effet, approuva soudain une voix qui souleva une vague de bile dans l'estomac de Sandro.

Tournant la tête, il rencontra le regard empli de luxure du comte Ratorzi. Il ne l'avait pas encore aperçu et son espoir qu'il se fut retiré de la course disparut. À ses côtés, son ami Marco Donatio hocha le menton d'un air entendu, tandis qu'il lui adressait une œillade libertine. Malgré son accoutumance aux remarques salaces que suscitait son physique, Sandro dut se faire violence pour ne pas réagir et dissimuler son aversion sous cette avalanche de compliments grivois. Il se sentait évalué comme une bête de race à la foire.

Seul un homme ne commentait pas. Grand, jeune et d'une tournure agréable, il demeurait à l'écart, assis de biais sur l'un des ballots de tissu. Silencieux et attentif, il gardait un pied posé sur le sol, son autre jambe se balançant lentement à la façon de la queue d'un chat à l'affût d'une souris. Il ne perdait pas une miette des propos échangés tout en le détaillant avec insistance. Mais il le faisait à la manière d'un esthète qui réserve son jugement.

Un instant, le regard du Grec s'égara dans la direction de cet homme. Mince, habillé de noir rebrodé d'argent, une épée pendant au côté, un court mantel rejeté en arrière, des bottes soulignant le galbe de jambes musclées, des épaules larges, une chevelure mi-longue et bouclée à l'image de la sienne, des yeux sombres, brillants d'intelligence, des traits à la fois fins et virils, sa beauté égalait celle qu'on lui prêtait, en moins distante, bien que le sourire calculateur qu'il lui jetait en ce moment n'avait rien à envier à la froideur du sien.

Cet homme était sans contexte le plus jeune à entrer dans la course de ses prétendants. Sans le connaître, Sandro savait qu'il n'avait que vingt-cinq ans, qu'il se nommait Benedetto di Palzina et qu'il avait hérité du titre de cavaliere (7). Issu d'une noble famille de Florence, il était à la tête d'une fortune conséquente. Lorenzo de Médicis le recevait volontiers à sa table et il était de notoriété publique qu'il manigançait pour siéger au Grand Conseil de la ville. Amateur d'art, de jolies femmes et accessoirement de beaux garçons, on le disait dévoué à l'Église et porté à donner pour les bonnes œuvres de la citée.

Ça, c'était pour son côté lumineux. Le plus sombre, Sandro préférait ne pas y songer dans l'immédiat. Il venait de ferrer sa cible. Celle pour laquelle il avait accepté la proposition de Filippo Mastreni. En aucun cas il ne devait la laisser se détourner de lui.

Profitant de l'intensité de leur échange muet, il releva discrètement le menton. Il mettait ainsi directement au défi Benedetto de le séduire. Le sourire du cavaliere s'accentua. La dangerosité qui s'y reflétait également. Un frisson de victoire couplé à un rappel à la prudence remonta le long de la colonne vertébrale de Sandro. Il n'aimait pas la façon dont le jeune noble le regardait. Il y décelait la même absence de scrupules que celle de son commanditaire. Mener sa mission à bien allait l'obliger à jouer serrer.

— Parfait, maintenant que tu as charmé l'assistance rien qu'avec ton joli minois, je pense qu'il est temps que tu leur en montres davantage. Grimpe sur cette estrade.

L'ordre de Filippo lui permit de détourner naturellement le regard de Benedetto. Se détachant du groupe avec ce désintérêt un peu dédaigneux qui le caractérisait, il se dirigea sans hâte vers la grande estrade en bois dressée au centre de pièce. Elle supportait un large lit recouvert d'un simple drap blanc, sur lequel s'allongeaient déjà deux jeunes hommes et une jeune fille, entièrement nus. La composition prévue par Filippo promettait d'être aussi scandaleuse que ce qu'il imaginait.

Sans un mot, il monta les deux marches qui le séparaient des autres modèles tandis que ses doigts commençaient à s'activer sur les boutons de sa veste. Il avait l'habitude de se montrer dans le plus simple appareil, mais pas face à une foule avide de le dévorer tout cru, encore moins dans un endroit dont les portes demeuraient ouvertes au tout venant. Si les jeunes gens qu'il rejoignait souriaient à l'assistance qui se pressait dans son dos, personnellement il se sentait humilié. Malgré lui, ses gestes ralentirent. Une réaction qui n'eut pas l'air de plaire à l'organisateur de cette mascarade.

— Sandro ! inutile de jouer ce numéro de vierge effarouchée. Je te rappelle que le temps de ces seigneurs est compté. Ils sont ici pour te juger sur pièce et non pour se plier à tes facéties.

Cette injonction eut le mérite de lui remémorer le but de sa mission. Il avait été conditionné à mettre de côté ce genre de réflexes, que diable ! La gorge sèche il blinda son désarroi derrière son masque de froideur, tandis qu'il se retournait crânement pour faire face à la meute. La tête haute, il enleva sa veste d'un air presque défiant.

Satisfait, Filippo s'adressa à l'auditoire :

— Messieurs, mes Seigneurs, les paris sont ouverts.

Une voix familière s'éleva soudain derrière le groupe.

— Puis-je m'immiscer dans cette petite sauterie ?

Le cœur de Sandro rata un battement de joie tandis qu'un passage se formait pour laisser avancer la large et haute stature de Salvatore. Celui-ci ne le regardait pas et il se sentait à la fois soulagé et embarrassé. Il aurait aimé conserver l'innocence de leur relation alors que tous ces propos le rendaient sale. Il n'en bénissait pas moins son intrusion. Elle intervenait juste à temps pour détourner l'attention des autres sur son effeuillage. Il ne se donnerait pas en spectacle. Curieux, il en profita pour assister à l'échange de son maître précédent avec Filippo, pendant qu'il enlevait rapidement ses vêtements.

Ce dernier plissa les lèvres d'un air contrarié, alors que son ennemi juré s'arrêtait devant lui.

— Non, tu ne peux pas, tenta-t-il de l'éconduire d'un ton peu aimable. Je suis le seul à accepter ou non un joueur, et il n'entre pas dans mes intentions que tu participes. Si tu viens pour ça, le pari t'est refusé. Tu n'avais qu'à le fourrer dans ton lit quand tu en avais encore l'occasion.

Quelques rires salaces firent échos à ces paroles. N'en prenant pas ombrage, Salvatore rapprocha un tabouret, sur lequel il s'installa avant de répliquer sans se départir de son sourire :

— Je désire simplement assister à l'exécution de ce tableau. Vu le nombre de personnes présentes dans ton atelier, je ne suis apparemment pas le seul curieux qui ne pariera pas. Tu devrais te sentir flatté, maestro.

Ravi de voir frémir son rival à son sarcasme, il désigna d'un air moqueur trois autres badauds, qui se tenaient en retrait près d'une fenêtre entoilée. Deux hommes, visiblement pas assez fortunés pour participer à l'enjeu, et un austère vieillard à la barbe tremblotante. Tous lorgnaient du côté de l'estrade sur laquelle Sandro se déshabillait. De quoi donner au Grec des envies de meurtre.

— Tu ne comptes tout de même pas t'incruster ? s'inquiéta Filippo en fronçant les sourcils.

— Si, pourquoi ? Ta façon de mêler l'art au jeu à quelque chose de fascinant. Bien qu'ouvrir ton atelier à tous les vents n'aidera pas tes pauvres modèles à conserver la pose. Et je te rappelle que nous sommes censés nous en inspirer, pas les prostituer, acheva durement l'Italien, alors que le retrait du dernier linge de corps de Sandro suscitait de murmures appréciateurs.

— Je ne les prostitue pas. Et pour ta gouverne, sache également que ton petit protégé a accepté ma proposition, sans que j'aie à insister. D'ailleurs, n'importe qui ne défilera pas ici sans mon autorisation. Dorénavant, seules les personnes impliquées dans la partie auront accès à cette salle. Tu as pu te faufiler parce que je n'avais pas encore donné l'ordre de filtrer les visiteurs. Merci de me rappeler ce détail. À présent, débarrasse le plancher ! Tu n'as rien à faire dans mon atelier !

Son rival se défendait en conservant difficilement son calme. Les poings serrés sur le rebord du tabouret, Salvatore rétorqua d'un ton moins cordial :

— Que cela te plaise ou non, je ne bougerai pas. Et je reviendrai aussi souvent que Sandro posera pour toi.

Bombant le torse, Filippo le menaça :

— Tu préfères sans doute que je te fasse jeter dehors par mes domestiques ! À ta guise.

Ne lui laissant pas le temps d'appeler ses serviteurs, Salvatore se releva pour répliquer avec un plaisir évident :

— Dans ce cas, je porterai notre différent devant la juridiction du Grand Conseil. Je suis sûr que Médicis appréciera que tu refoules comme un chien un de ses artistes favoris.

Sandro savait qu'il usait peu du privilège que lui accordait cette relation cordiale. Aujourd'hui, il venait de l'utiliser pour lui, tout en se faisant un ennemi mortel. L'émotion qu'il en ressentit lui noua la gorge, mais cloué sur l'estrade qui l'exposait à tous les regards, il ne pouvait manifester sa reconnaissance sans attirer davantage les foudres de Filippo sur son ancien maître.

La grimace de Mastreni acta sa défaite. Une moue chargée de rancune enlaidissant sa physionomie, celui-ci capitula en grommelant d'un ton sec :

— Reste si cela t'amuse. Du moment que tu ne te mêles pas de ma composition.

Savourant sa victoire, Salvatore se rassit. Il manifestait ainsi son mépris à tous les seigneurs de rang plus élevé qui demeuraient debout derrière lui. Sandro en eut un vertige d'angoisse, couplé à une immense fierté face au courage de cet homme qu'il avait appris à respecter. Ce n'était pas un, mais des ennemis que le peintre gagnait ce jour-là en lui apportant son aide. Si seulement il en avait valu la peine...

Son physique détournait heureusement de nouveau l'attention de l'assistance sur lui et il se força à user d'une pose plus suggestive pour canaliser l'avidité du groupe. Celui-ci se resserra devant l'estrade, captivé par son déhanchement léger. Salvatore se renfrogna immédiatement. Sandro l'ignora, tout au moins en apparence. Pour la première fois depuis des années, il éprouvait de la honte à s'exposer de manière aussi impudique. Malgré tout, son visage ne reflétait qu'une impassible froideur. Un masque fragile, derrière lequel il avait appris à se dissimiler.

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Notes :

(7) Le cavaliere : En italien dans le texte. « Le chevalier » en français. Il s'agit d'un terme de noblesse dans ce cadre.

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