Chapitre 10
Rien dans l'expression de Sandro ne lui permettait d'extrapoler son sous-entendu, mais il se sentit soudain étrangement ragaillardi. L'idée qu'il s'était peut-être trompé sur l'indifférence affichée par son modèle à l'égard des choses du sexe, et à son propre égard par extension, l'envahissait d'un espoir timide. Espoir qui l'emplissait d'appréhension pour le jeune homme dès qu'il songeait à l'incongruité du plan de carrière que celui-ci avait choisi d'adopter.
Pour avoir un temps participé aux orgies de la Florence secrète, dissimulée sous les ors de la ville respectable, il connaissait bien le milieu où son ange risquait de se perdre. Un nid de vipères où se côtoyaient les plus égoïstes et les moins recommandables. Le prix mis en jeu allait les attirer comme un diamant finement taillé au milieu de pierres sans éclat. S'il se montrait trop réticent à répondre à leur empressement, certains parieurs n'accepteraient jamais de laisser échapper intact un gibier aussi beau que lui.
Le danger auquel s'exposait le jeune homme alimentait en lui la source d'une inquiétude de plus en plus profonde. Une fois encore, il tenta de le convaincre.
— Reviens. Je dois exécuter une toile pour le Vatican avant la fin de l'année Tu seras un saint Sébastien parfait.
— Je ne peux pas, refusa Sandro en secouant doucement la tête.
— Pourquoi ?
— Maître Mastreni m'a fait signer un contrat. Si je me dédis, je devrais non seulement lui rembourser la totalité des paris, mais lui-même se paiera en nature.
Salvatore étouffa un juron. Décidément, son concurrent n'en finissait pas de descendre dans son estime.
— Je pourrais racheter ton contrat, proposa-t-il en procédant à un rapide calcul de ses biens.
S'il s'engageait sur ce chemin, il se doutait que son rival lui demanderait une somme exorbitante. Il acceptait d'avance de repartir à zéro. Tout, plutôt que de laisser son modèle entre des mains aussi dangereuses et manipulatrices.
— Il ne vous laissera pas faire. Et vous le savez.
Les regrets qui perçaient soudain dans la voix de Sandro le consolèrent de la véracité de sa répartie. Il avait malheureusement raison, Filippo refuserait certainement qu'il le rachetât. Juste pour le plaisir de le contrarier. Il devait trouver un autre moyen pour voler au secours de l'imprudent.
— Tes admirateurs vont se défier les uns les autres comme des chiens prêts à s'arracher un os, réfléchit-il tout haut. Le risque, c'est que l'un d'entre eux tente de rafler la mise de façon déloyale.
— Ils ne tenteront rien, répliqua Sandro, comme s'il cherchait à calmer son angoisse. Tout au moins, pas tant que le jeu mis en place par maître Mastreni durera. Le faire, ce serait s'exposer au courroux de beaucoup trop d'hommes capables de répliquer de façon violente et définitive.
Au moins, ne se leurrait-il pas complètement sur le pédigrés des participants qu'il risquait de rencontrer. Une petite consolation qui ne l'immunisait malheureusement pas contre la sournoiserie de son concurrent. Incapable de retenir une grimace de dégoût, le peintre grogna.
— Je connais suffisamment Filippo pour imaginer qu'il va tout faire pour te mettre dans des situations scabreuses. Ne serait-ce que pour gonfler le montant des paris en ajustant l'intérêt de la compétition.
Aussitôt il regretta ses paroles. La pâleur de Sandro indiquait clairement que celui-ci n'avait pas songé à cet inconvénient. Il n'aurait pas dû se laisser aller à cogiter à voix haute. La bonne nouvelle, c'était que ses réflexions venaient de lui apporter une solution. Déterminé à rassurer son ange, il ajouta :
— Il existe cependant un moyen de le dissuader d'aller trop loin durant vos séances de pose.
Intrigué, son modèle pencha la tête sur le côté d'un air interrogateur qu'il trouva tout à fait charmant.
— Je vais assister à la réalisation de ce tableau du début à la fin, l'informa-t-il en retrouvant le sourire.
Filippo pouvait lui dénier le droit de racheter le contrat du Grec, mais pas celui de pousser les portes de son atelier. Pas sans courir le risque de déplaire à Lorenzo. Jusqu'à présent, Salvatore n'avait jamais rien demandé à « il Magnifico » pour son propre compte, mais si son rival essayait de lui interdire d'assister aux séances de pose de Sandro, il n'hésiterait pas à plaider la cause du jeune homme auprès de leur dirigeant.
En tant que chef de fil de la famille Médicis, Lorenzo était au fait de tout ce qui se passait à Florence, ce qui incluait le plus souvent ce qui se tramait dans l'ombre. Le jeu mis en place par Filippo lui avait certainement déjà été rapporté. En principe, tant que les caprices de ses administrés ne nuisaient pas à sa politique, il fermait les yeux. Mais si Salvatore parlait les agissements de Filippo et de ses amis lors d'une audition publique, sa réaction dépendrait alors beaucoup de celle du peuple. Et le peintre était persuadé qu'il demeurait encore suffisamment de citoyens que telles pratiques choqueraient.
Son concurrent n'avait aucun intérêt à le pousser à une telle extrémité. Il était donc fort probable qu'il tolérerait sa présence. En grinçant des dents certes, mais sans tenter de l'exclure de méchante façon.
— Pourquoi faites-vous ceci pour moi ? questionna soudain Sandro.
Incapable de lui apporter une réponse claire, parce qu'inapte à démêler lui-même l'écheveau compliqué des sentiments qu'il ressentait pour le bel éphèbe, il opta pour une vérité généraliste.
— Tout finit par se savoir Sandro. Si Filippo t'utilise de façon trop scandaleuse, il me sera impossible de me servir de toi pour représenter un saint ou tout autre personnage respectable. Les prélats du Vatican ne sont pas aussi tolérants à la débauche qu'on le dit.
Le visage légèrement plus expressif du Grec se referma brusquement. Conscient de l'avoir froissé sans véritablement savoir pourquoi, le peintre ajouta sans plus cacher son inquiétude.
— Si quelqu'un devait se montrer trop insistant avec toi, promets-moi que tu viendras chercher refuge à mes côtés.
— Je ferai en sorte de ne provoquer personne, maître Gecatti, répondit simplement Sandro. Et vous n'aurez pas à intervenir. Je ne tiens pas à vous causer d'ennuis.
La froideur de sa dernière phrase désorienta Salvatore, mais le jeune homme ne lui laissa pas la possibilité de demander une explication. D'un mouvement souple, il se glissa sur le côté pour rejoindre la rue et poursuivre son chemin. Il avait soigneusement évité de le frôler et il venait clairement de lui faire comprendre que la discussion était close. Les portes de l'atelier étaient maintenant ouvertes, et Salvatore le regarda s'engouffrer dans le bâtiment avec un soupir de désagrément. D'un pas décidé, il se dirigea à son tour vers l'entrée. Sa mission de sauvegarde débutait tout de suite.
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