1 - Une douce odeur de mélancolie
Les vagues couraient sur le sable, partaient quelques secondes pour revenir aussi vite à l’assaut de la terre. Inlassablement. L’écume caressait les pieds des rares personnes qui s’enfuyaient en criant ou se jetaient à l’eau tête la première. Le fracas des vagues était aussi régulier qu’un métronome, avalant les autres bruits. Le vent fouettait les visages, jetant les cheveux dans les yeux et sifflant dans les oreilles. Ce qui frappait davantage était l’odeur. L’iode piquait le nez et faisait inconsciemment sourire. Une odeur de vacances, de liberté et de mélancolie. Le reflet du ciel sur l’océan brûlait les yeux et faisait scintiller le bleu profond jusqu’à l’horizon.
Cette plage l’avait vu grandir mais rien n’avait changé. Les mêmes transats et parasols aux tons pastel délavés par le soleil et l’eau salé parsemaient la plage comme des petits cailloux de couleur. Seuls les gens changeaient, vieillissaient et disparaissaient de ce paysage immortel. La fin de la journée approchait, la mer commençait à se teinter de rose et d’orange. Son moment préféré.
Ses coups de pinceaux étaient posés, il savait à quel point l’aquarelle était capricieuse. Il termina son lavis, les sourcils plissés par la concentration. Le dégradé de bleu entre le ciel et la mer était réussi, quoiqu’un peu inégal par moment. C’était les imperfections qui rendaient sa peinture si unique et belle à ses yeux. Il analysait chacune des hésitations, chacune des coulures imprévues sur le papier. Une gouttelette d’eau avait rendu à elle seule la mer bien plus claire et plus réelle.
Il resta longuement sans bouger, le pinceau au-dessus de sa toile. Indécis, il observa le résultat final sécher au soleil. C’était toujours difficile de s’arrêter, il y avait toujours une ou deux imperfections qui sautaient aux yeux qu’on souhaitait corriger. Mais il savait aussi que le moindre geste de trop ruinerait ses efforts. Il avait tout simplement terminé.
Mingi soupira et baissa les yeux sur sa toile. Du point de vue technique, elle était parfaite. Ce n’était pas ce qu’il recherchait. Son art avait perdu son âme. Il referma sèchement sa boîte de godets et nettoya ses pinceaux contre son pot d’eau. Cinq longues années qu’il n’avait pas fait ce geste. Pourquoi le faisait-il maintenant ? Il l’ignorait.
— Votre dessin est magnifique, jeune homme.
La voix admirative fit sortir Mingi de sa rêverie. Il tourna la tête et tomba sur une femme de petite taille aux traits tirés par la vie. Des rides entouraient les coins de ses yeux et ses mains avaient quelques taches brunes. La couleur lui rappelait un ton de sa palette d’aquarelle. Il s’inclina devant elle. Si ses souvenirs étaient bons, elle était une lointaine connaissance de sa grand-mère. Madame… Seo ? Il ne se souvenait plus. La vieille dame non plus ne sembla pas le reconnaître.
— Je vous remercie, madame.
Mingi lui offrit sa peinture. Il n’avait pas envie de conserver son échec. La femme le remercia chaleureusement et partit avec un grand sourire sur le visage. Malgré tout ce qu’il pouvait bien penser de ses œuvres, les gens continuaient à les apprécier. Il resta plusieurs minutes à regarder les vagues, s’imaginant un jeune Mingi jouer au milieu d’elles sur la plage. Quand les cris de vrais enfants brisèrent ses pensées, il se leva du petit parapet de pierre où il était assis depuis maintenant deux heures. Ses godets d’aquarelle avaient séché et il rangea tout son matériel dans un tote bag blanc crème.
Sans un regard en arrière, le casque de son walkman sur les oreilles, il enfourcha son vélo et pédala jusqu’à la maison de sa grand-mère. Hyunah possédait une vieille Chevrolet Chevelle SS rouge carmin importée tout droit des Etats-Unis à l’époque de sa sortie mais Mingi, malgré son permis, préférait le vélo. Ce n’était pas le genre de voiture avec quoi on passait inaperçu, surtout dans une île composée majoritairement de pêcheurs et de petits employés d’usines. Il ne tenait pas à avoir l’image de son père à Ulleungdo ; un nouveau riche ayant fait fortune dans l’import-export et dans les sociétés de pêche, fréquentant le milieu sombre du pouvoir et qu’on regardait de travers dans les petites rues du principal front de mer. Passer inaperçu, se mouvoir comme un fantôme, c’était ce qu’il souhaitait.
Il traversa rapidement Dodong, ignorant les façades colorées qui faisaient face à la mer turquoise. Sortir du front de mer ne lui prit que quelques minutes tant la ville était petite. Il suivit la route cabossée qui serpentait entre les montagnes avant de s’ouvrir sur l’océan. La route côtière, à flanc de falaise, surplombait la mer. L’eau se fracassait contre les rochers pointus à grand bruits, couvrant Whole Lotta Love hurlant dans ses oreilles. Les oiseaux marins piaillaient et plongeaient droit vers l’océan. Mingi les suivait des yeux tout en pédalant plus fort pour suivre la montée. Les riffs de guitare électrique accompagnaient son effort. Ulleungdo n’était rien d’autre qu'un gros cailloux volcanique perdu en pleine Mer de l’Est. Mingi se demandait souvent pourquoi des gens étaient venus y vivre tant il n’y avait rien. Du poisson, quelques temples, cascades et plantes tropicales, rien de bien excitant.
Il gravit une côte et en descendit une seconde, jusqu’au niveau de la mer, pour trouver la maison de sa grand-mère. Le petit quartier, assez excentré du reste des habitations, le faisait s’y sentir en paix. Hyunah habitait dans une maison jouxtant la plage et bien trop grande pour elle seule. Dans une autre vie, celle-ci débordait de monde. Mingi enleva son casque et mit pied à terre. Il traversa le grand jardin jusqu’à l’autre côté de la maison, jetant son vieux vélo dans les buissons parfaitement taillés. Sa grand-mère détestait le voir faire cela, c’était pourquoi il mettait une joie assez démesurée dans cette action.
De la lumière brillait dans le salon et les images de la télévision cathodique se reflétaient démesurément sur les vitres des fenêtres. Mingi n’avait pas envie d’entrer et de devoir faire face aux questions de sa grand-mère. Il l’aimait. Elle n’était pas méchante, juste désespérément bloquée dans le passé. Parfois, le poids de ses souvenirs et de ses pensées était trop lourd à supporter. Dans chaque coin de pièce, des cadres photos de son défunt grand-père trônaient, comme s'il n’était jamais vraiment mort et qu'il allait finir par passer la porte de la maison avec un bouquet de fleurs et une boîte de chocolat dans les mains. Mingi se sentait observé sans cesse par cet inconnu qui faisait malgré tout partie de sa plus proche famille.
Sans faire de bruit sur le petit chemin de gravier, Mingi poursuivit sa route jusqu’à l’atelier. Les murs étaient tombés pour laisser place à d’immenses baies vitrées. Le soleil éclairait la pièce à n’importe quelle heure de son lever à son couché, permettant de jouer avec ses rayons de toutes les manières possibles. La mer et le sable n’étaient qu’à une vingtaine de mètres alors que la verdure foisonnait de l’autre côté. Cet atelier, son atelier, était un coin de paradis. Sa grand-mère l'avait aménagé rien que pour lui quand Mingi, à peine âgé de douze ans, lui avait avoué sa passion pour les beaux-arts. Cela faisait bien longtemps qu’il n’y avait plus mis les pieds, tout avait pris la poussière. Les pinceaux s’empilaient dans des gros pots en terre cuite ou en verre, parfois encore tachetés de peinture. Le parquet craquait sous ses pas alors qu’il se planta au milieu de la pièce. Il pouvait se déplacer les yeux fermés dans son atelier et trouver jusqu’au plus petit tube de peinture dans ce chaos ambiant malgré les années.
Une large toile inachevée était restée imobile sur un chevalet poussiéreux. Mingi glissa ses longs doigts contre la surface rugueuse et inégale de la peinture sèche. Le paysage évoquait la fin du monde. Les immenses vagues se fracassaient sur des rochers seulement tracés au crayon, surplombés par un phare perdu au milieu de la tempête. Seule l’eau avait été achevée. Mingi apprécia son travail d’il y a plusieurs années, retraçant de ses doigts les coups de pinceaux parfois hésitants. Il resta planté devant la toile jusqu’à ce que la nuit envahisse le ciel. Pourquoi n’avait-il jamais fini cette toile ?
Il l’ignorait.
Il le savait.
Après avoir allumé la lumière, il contempla bien d’autres de ses toiles à jamais inachevées, perdues au milieu d’autres finies et de travaux préparatoires. Les dessins et peintures couvraient le seul mur de pierre du sol au plafond. Les couleurs se mélangeaient en un kaléidoscope qui donnait mal au crâne. Des palettes usées par des dizaines et des dizaines de couches de pinceaux se tenaient en équilibre précaire sur des tables tachées de peinture. Le bleu, le rouge et le noir se mélangeaient sur le bois clair. La lune illuminait le jardin et l’océan à quelques mètres. Mingi leva les yeux et admira le ciel constellé de milliers d’étoiles plus brillantes les unes que les autres. Seules le plexiglass blanc de la baie vitrée lui rappellait qu’il n’était pas dehors. Il y avait quelques années, il se serait précipité sur une toile vierge pour immortaliser la beauté qu’il avait sous les yeux. Pas ce soir.
Il soupira, éteignit la lumière de l’atelier et passa par la porte en bois pour rejoindre la maison. Sa grand-mère avait décidé de construire une véranda juste pour qu’il puisse avoir un atelier lumineux. Mingi l’avait remercié pendant des années, lui offrant la plupart de ses toiles qu’elle accrochait aux murs de la maison avec plaisir ou les offraient à ses amies. La porte donnait sur le salon et il se laissa tomber dans le canapé. La télévision affichait un documentaire sur Jegu mais aucune trace de sa grand-mère. La pièce était meublée simplement : un grand canapé vert empire, un meuble télé, une commode et une bibliothèque en bois de chêne. Le blanc des murs rendait le salon plus grand qu’il ne l’était réellement. Une toile représentant un navire à voile peint par Mingi trônait au-dessus de la télévision.
— Déjà avachis dans le canapé ? la voix forte de sa grand-mère lui fit tourner la tête vers elle.
Elle tenait des fruits et un verre d’eau sur un plateau. Ses mains noueuses ne tremblaient même pas sous le poids. Malgré les années qui passaient, Hyunah semblait toujours aussi solide, comme si le temps n’avait pas d’emprise sur elle. Il n’y avait que les rides pour lui rappeler que sa jeunesse s’éloignait inévitablement. Elle était grande pour une femme de sa génération et gardait en permanence le dos droit. Mingi avait hérité d’elle ses yeux chocolats perçants. Ceux-ci donnaient l’impression de regarder directement dans son âme.
— Bonsoir mamie. Tu as passé une bonne soirée ?
Mingi s’était éclipsé bien avant le dîner pour aller observer la plage et tenter de peindre.
— Cela m’a fait plaisir que tu sortes un peu ! s’exclama sa grand-mère en posant le plateau sur la table basse.
Et c’est reparti… pensa Mingi.
— Je suis sorti aujourd’hui ? C’est déjà suffisant non ?
— Tu es arrivé depuis une semaine et tu as à peine quitté la maison, le gronda Hyunah tout en découpant une prune. Je vais finir par te prendre tes clés et te forcer à sortir.
— Mamie… soupira Mingi en s’enfonçant dans le canapé.
Il n’était pas d'humeur pour ce genre de discours moralisateurs. Il était très bien dans cette maison à broyer du noir, il n’avait pas besoin de sortir socialiser. Sa grand-mère vint se planter devant lui, les poings sur les hanches et Mingi leva les yeux au ciel.
— Et le respect pour les anciens ? Je t’ai connu mieux éduqué que cela, jeune homme. Je ne veux pas te voir ici avant vingt-trois heures.
— Mais mamie ! Je suis déjà sorti cet après-midi…
— Et bien ressort alors. Oust, je ne veux pas te voir traîner ici. Il y a un bar sur la plage pas loin du front de mer, le Jineun Hae, tu trouveras sûrement des amis à te faire.
Mingi jeta un regard noir à sa grand-mère sans se lever du canapé. Croyait-elle que les amitiés à vingt-et-un ans se faisaient comme quand il en avait cinq ? Cela ne suffisait plus de demander aux gens s’ils voulaient être son ami pour l’être. Hyunah attrapa un coussin du canapé et le lança vers Mingi qui se le prit en pleine tête.
— Vas-y maintenant, Song Mingi. Que je n’ai pas à me répéter.
Dans un soupir dramatique, le jeune homme se leva du canapé et se traîna jusqu’à la porte de la maison. Il sortit et enfourcha son vélo en maudissant tous les dieux qu’il connaissait. Son tote bag était resté accroché sur son vélo et il le passa machinalement sur son épaule. Cette soirée allait être comme toutes celles qu’il avait connu jusque-là dans ce trou paumé : à mourir d'ennui.
🌊🌊🌊
Hellooooo ! Je suis trop heureuse de publier enfin depuis le temps que je parle de cette histoire 🤣
J'espère que ce chapitre tout en description vous a plu !
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