Chapitre 2
- Mais qu'est-ce qu'il t'es arrivé, bordel ?
Sa question ne me surprend pas. A l'époque où nous étions amis, c'est à dire au collège, j'étais encore entière, mentalement comme physiquement. Je n'avais pas ces cicatrices, je n'avais pas ce traumatisme, et je voyais. Ma vue, c'était toute ma vie. Avec mes yeux, je pouvais dessiner, je pouvais lire, je pouvais écrire. Quand je suis devenue aveugle, je suis partie en dépression. Ce n'est qu'après six mois à rester enfermée dans ma chambre que j'ai décidé de me bouger un peu. Je ne pouvais plus m'exprimer par le dessin ou l'écriture ? Tant pis. J'allais chanter. J'ai pris des cours, et je me suis découvert un réel talent, une voix que je ne soupçonnais pas d'exister. Si je n'avais pas eu la musique, je ne sais pas si je serais encore vivante maintenant.
Il est normal que Noah sois curieux, mais je n'ai pas envie de me souvenir. J'ai juste envie d'oublier, de ne pas repenser au passé et d'aller de l'avant.
- Je t'ai dit tout à l'heure que je n'avais pas envie d'en parler, dis-je en détournant la tête.
- Tu te fous de ma gueule ? s'énerve-t-il. On se voit pas pendant quoi... Trois ans ? Et quand on se retrouve enfin, t'es aveugle et tu ne veux pas m'expliquer pourquoi ?
- Désolée mais tu va devoir faire avec, dis-je d'une voix autoritaire. Si je n'ai pas envie d'en parler, je n'en parlerai pas, point final.
- Ok... Pardon, je me suis un peu emporté. Accorde moi juste une question. C'est depuis quand ?
- Deux mois après mon déménagement.
- Ah ouais, ça fait un moment quand même... s'exclame-t-il.
- Oui, ça fait un moment... répète-je doucement.
J'aimerais dire que j'ai eu le temps de m'y habituer, mais non. J'aimerai dire que j'ai eu le temps de m'en remettre, mais comment se remettre d'un tel traumatisme ? J'ai réussi à marcher toute seule au bout d'un an seulement et j'en ai mis deux pour apprendre à ne pas me cogner partout. J'ai dû élaborer des techniques pour ne pas perdre l'équilibre ou pour visualiser le lieux dans lequel je me trouve. Mes autres sens se sont affinés avec le temps. Désormais, je peux écouter une conversation de mes parents depuis l'étage de la maison principale quand eux sont dans la cuisine. Grâce à ça, j'ai appris qu'ils comptaient m'acheter un furet pour mon prochain anniversaire, soit dans trois mois et demi.
- Pourquoi tu garde tes yeux fermés ?
La question de Noah me sors de mes pensées. Il a surement demandé ça pour combler le silence gênant qui commençait à s'installer entre nous. Je pince les lèvres quelques secondes avec de répondre enfin.
- A cause des remarques, réponds-je. Avant, les gens disaient que mes yeux étaient effrayants, bizarres, dégoûtants... Des trucs comme ça. Du coup, j'ai pris l'habitude de les garder fermés.
- Avec moi, tu peux les ouvrir, tu sais.
- Je préfère pas...
- Moi, je suis sûr qu'ils ne sont pas si horribles que ça, me coupe-t-il. Allez, ouvre les yeux ! Je veux les voir ! S'il-te-plaît ?
J'hésite quelques instants. Son ton est amicale, chaleureux, comme si il pensait vraiment que ça ne sera pas pas si terrible, mais... J'ai été trop souvent blessée et insultée pour lui accorder ma confiance sur ce point. Je secoue la tête et ferme les yeux de toutes mes forces comme pour m'empêcher moi-même de les ouvrir. Je l'entend soupirer, peut-être de déception. Au son de son souffle s'échappant de ses lèvres, je sens mes paupières se détendre lentement. Elles s'entrouvrent. Je rêverai d'être éblouit par les rayons du soleil, mais l'obscurité me suit depuis trois ans, c'est donc sans ciller que mes yeux s'ouvrent tout seuls. Je garde la tête basse, dans l'espoir inavoué qu'il penchera la sienne pour voir ma monstruosité.
- Wouaw...
C'est tout ce qu'il dit. Qu'est-ce que cela signifie-t-il ? "Wouaw, que c'est laid" ? "Wouaw, que c'est beau" ? Je me pince les lèvres et redresse un peu ma tête, sans pour autant me tourner vers lui. Je l'entend se lever, le bruit de ses pas passent de ma gauche à en face de moi. J'entend ses genoux craquer et le frottement de son pantalon lorsqu'il s'accroupie. Je cligne des yeux d'étonnement quand je me rend compte qu'il est juste devant moi, probablement en train de me scruter. Je recule légèrement sur le banc.
- C'est bien ce que je pensais, ils sont encore plus beaux de près ! s'exclame-t-il sans se rendre compte de mon malaise.
- Beaux ? Te fous pas de moi, dis-je dans une grimace.
- Nan, sérieux, moi j'aime bien. Après, je vais pas te mentir, on me dit souvent que j'ai des goûts bizarres...
- Rassurant, dis-je en riant.
Je l'entend souffler du nez, d'amusement je suppose, j'ai encore du mal à savoir ce que pensent les gens sans les voir. Je ne sais pas s'il est heureux puisque je ne sais pas s'il sourit. Je ne peux pas analyser son comportement, deviner ce qu'il pense selon son expression. La communication est devenue compliquée pour moi, il est donc très facile de me mentir.
Un bruit vient couper court à ma pensée, un bruit de cloche. J'entend Noah se relever et prendre quelque chose dans une de ses poches, probablement son portable. Un ricanement sort de sa gorge, ce qui attise ma curiosité.
- Le prof a fini son discours, il distribue des feuilles, m'informe-t-il. Mes potes vont nous en prendre des exemplaires.
- Oh, c'est gentil.
- Sinon il nous reste encore une heure et demi de temps libre, dit-il en s'étirant. Si tu veux je connais un bar pas loin, j'y vais avec mon groupe pour jouer parfois.
- Tu joue dans un groupe ? m'étonné-je.
- Ouais, je sais, t'es super impressionnée, dit-il ironiquement. C'est avec mes deux potes et un autre gars.
- Et tu fais quoi ?
- Guitariste et chanteur, mais je chante pas très bien non plus...
- Pourquoi tu fais chanteur alors ?
- Parce que je suis le seul du groupe à pas chanter faux, s'esclaffe-t-il. Va vraiment falloir qu'on trouve quelqu'un d'autre.
- Vous faites quoi comme musiques ? lui demandé-je, très intéressée par le sujet.
- On fait... tu sais quoi ? On va aller en discuter dans le bar dont je t'ai parlé, mes potes nous rejoindront après, ok ?
- Ok...
Je ne suis jamais allée dans un lieu publique sans mon chien ou mes parents depuis mon accident, mais je n'oserai jamais lui confier que j'ai peur de me prendre un mur ou deux. Je me lève donc, prête à partir, mais je ne bouge pas. Je reste paralysée sur place, n'ayant aucune idée de où aller, ni des obstacles qu'il y a sur mon chemin. J'entend les pas de Noah s'éloigner, j'en fais un petit dans sa direction, hésitante, effrayée. Je n'ai pas mon chien, pas ma canne, pas de mur à longer. Je suis dans le vide absolue, et seule. Ma respiration commence à s'affoler quand une main vient m'attraper le coude, me faisant sursauter.
- Désolé, j'avais oublié... s'excuse-t-il.
La voix de quelqu'un ne m'a jamais paru aussi réconfortante qu'à cet instant. Il passe son bras sous le miens et avance doucement. Il m'indique quand nous arrivons aux escaliers, puis quand nous passons le portail. Les bruits des voitures viennent se mêler aux oiseaux qui chantent et au vent dans les feuilles des arbres. Ma main est crispée sur son avant bras, mes épaules sont tendus et mes yeux se sont fermés automatiquement quand j'ai commencé à me sentir mal. Malgré sa gentillesse et sa douceur, je ne parviens pas à me détendre. Jusqu'à ce que nous entrions dans le fameux bar et qu'il me fasse m'asseoir à une table. Je souffle enfin.
- Je vais dire bonjour au gérant, je reviens. Tu veux un truc à boire ?
- Non merci, ça ira, décliné-je en agitant la tête.
- T'es sûre ? Il nous offrira la boisson, on se connait bien.
- Juste un verre d'eau, ça m'ira très bien.
- Ok. Je reviens vite.
Je me dandine sur moi-même. Ma peau me brûle tandis que je sens des dizaines de regards braqués sur moi, sur mon visage, sur mes yeux. Bien qu'ils soient fermés, d'affreuses cicatrices les fendent, ce qui ne doit pas passer inaperçu. Je met mes mains sur mon visage et sens la boursouflure de mes vieilles blessures, ainsi que quelques boutons d'acné sur mon front. J'attrape mon sac de cours au pied de ma chaise et le pose sur mes genoux afin d'avoir un semblant de barrière entre mon corps et le regard des inconnus. J'entend des pas venir vers moi et je pris pour que ça soit Noah et non-pas quelqu'un de trop curieux.
- Je suis de retour ! s'exclame-t-il d'un ton joyeux. Je sais, je t'ai manqué.
Si tu savais...
- Je t'ai ramené ton verre d'eau, me dit-il en faisant glisser quelque chose vers moi. Je t'ai pas mis de glaçon, je savais pas si t'en voulais.
- C'est très bien, merci. (Je porte le verre à mes lèvres et sirote silencieusement ma boisson avant de le reposer sur la table) Du coup, c'est quel style de musique que vous faites ?
- On fait principalement du rock, mais parfois on aime bien faire des trucs plus doux ou plus hard. T'aimais bien ce genre de musique, non ?
- J'aime toujours, dis-je en souriant, enfin dans mon élément.
- Et toi, tu fais quoi ?
- J'ai pas de groupe moi...
- Oui mais si t'es dans cette école c'est que tu dois bien savoir faire un truc. Tu joue d'un instrument ?
- Non, je chante.
- Sérieux ? Je savais pas que tu aimais chanter !
- Moi non plus, mais j'ai pris des cours et ça m'a plus, donc me voilà.
- Tu veux pas me chanter un truc pour voir ? me demande-t-il, presque suppliant.
- Même pas en rêve, je chante très peu en public.
- Pourquoi ? s'étonne-t-il.
- J'aime pas sentir qu'on m'observe...
- J'comprend, pour moi aussi c'était dur au début de jouer en public, mais on s'y fait. Au bout d'un moment, on oublie qu'on nous observe. Ça devrait être plus facile pour toi puisque que tu ne...
- Vois pas ? finis-je à sa place. Non, mais j'entend très bien figure toi.
- Désolé...
- T'excuse pas, j'ai encore plus l'impression de pas être normale si tu prend des pincettes. Je préfère encore que tu fasses des blagues.
- T'aime bien l'humour noir ?
- "Mieux vaut en rire qu'en pleurer". C'est ce que dit mon père.
- Il a pas tort.
- Ouais...
Je ne lui dit pas que j'en pleure plus qu'autre chose, je ne voudrait plomber l'ambiance plus qu'elle ne l'est. Nous restons silencieux. Qu'est-ce qu'on pourrait bien se raconter ? Il a probablement des milliers de questions qui lui brûlent les lèvres, mais je lui ai clairement dit que je ne voulais pas parler de ma cécité. Nous sommes donc deux vieux amis de collège, sans rien à se dire. Je finis mon verre d'eau puis me cale au fond de ma chaise, les mains sur mon sac, les yeux clos. J'entend son soupir, je peux même deviner qu'il a essayé de le rendre discret, mais c'est raté. Je soupir à mon tour, bruyamment, et je l'entend ricaner.
- C'est gênant, pas vrai ? dit-il.
- De quoi ?
- La situation, nous deux, j'entend ses gestes tandis qu'il accompagne ses paroles en agitant les bras. T'as pas un sujet de discussion ?
- Pas vraiment... Je sais pas ce que tu es devenue, je peux même pas savoir si t'as changé physiquement.
- Pas faux... Je ressemblais à quoi dans tes souvenirs ? me demande-t-il, curieux.
- C'est flou... Je te vois grand, plus grand que moi.
- Ça a pas changé, dit-il en riant.
- J'me doute. En fait, j'ai besoin de visualiser une scène pour te voir toi.
- Et tu visualise quoi ?
- La fois où tu es passé à l'oral en anglais pour la première fois, t'avais un super accent tout le monde était surpris, dis-je pleine de nostalgie.
- I know, my english is perfect, se vante-t-il.
- T'as des origines anglaises, non ?
- Mon grand-père est Londonien.
- Oui, c'est vrai que t'allais chez lui pendant les vacances.
- Et toi, elle va comment ta famille ? me demande-t-il, profitant qu'on ai un sujet de conversation.
- Mes parents sont fatigués, mon petit frère est insupportable et mon grand-frère est toujours absent, soit au boulot, soit en boîte, soit chez sa copine. J'crois que j'ai brisé la famille, dis-je dans un sourire triste.
- Dit pas ça ! Je sais pas exactement comment ça se passe, mais ils sont les seuls responsables de leur comportement.
- Tu sais pas de quoi tu parles...
- Et j'aimerai bien savoir, mais tu veux pas m'en parler ! Merde, Mina, qu'est-ce qui t'es arrivé ?
Son ton est plein d'empathie, de tristesse et d'inquiétude. Une boule se forme dans ma gorge, m'empêchant de parler. Je le sais, si je me confie maintenant, je ne pourrai pas retenir mes larmes. Et c'est exactement pour ça que je ne dirais rien. Parce que, bien que ça fasse déjà trois ans, mes blessures ne sont pas encore guéries. Je ne sais d'ailleurs pas si elles le seront un jour. Je n'ai pas envie de repenser à ce qu'il s'est passé.
- C'était si horrible que ça ? demande-t-il plein de compassions en voyant que je ne répond pas.
- Je...
- Je sais, tu veux pas en parler. J'espère qu'un jour tu changera d'avis.
Moi aussi... J'ai conscience que tout garder pour moi n'est pas la solution, c'est pour cela que je souhaite du fond du cœur réussir à parler, à accepter mon passé et à aller de l'avant. Et le jour où j'y arriverai, j'aurai besoin d'une épaule où pleurer.
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