Mai 1950

Sans même regarder qui m'offre de monter dans sa voiture, j'entre sans réfléchir, refermant la portière derrière moi. Mes cheveux trempés collent désagréablement sur mon front et le froid me perfore le corps d'une manière désagréable. Je suis mouillé à des endroits que je ne devrais même pas être et ce n'est pas pour me plaire. Je me sens sale ainsi.

-C'est une bonne pluie, affirme l'inconnu, avec les nuages qu'il y avait, vous auriez dû être plus prévoyant.

-Je n'ai pas pensé, pas la peine de me faire la morale.

Je tourne par curiosité le visage vers l'homme qui vient de m'aider. Cheveux bruns plutôt longs, il me fixe de ses grands yeux turquoise. Cette couleur... il me semble ne l'avoir jamais vue auparavant. C'est à la fois fascinant et tourmentant. Je dois détourner le regard, honteux d'avoir fixé trop longtemps cet homme.

-Ce n'est pas la peine de vous fâcher, sourit-il, je ne faisais qu'une petite remarque. J'imagine que courir sous la plus n'aide pas à la bonne humeur. Je suis censé vous amener où?

-Je vais vous indiquer le chemin. Il faut que vous rebroussiez chemin.

-À vos ordres! Au fait, moi c'est Eren, au cas où vous vous posez la question. Si je vous dis mon nom, je ne suis plus un inconnu pour vous, donc vous ne vous sentirez pas étrange de vous faire conduire par quelqu'un que vous ne connaissez pas.

Je le regarde en haussant un sourcil, découvrant sur ses fines lèvres un large sourire. Cet homme me dit quelque chose, mais je ne saurai dire quoi. Eren... je ne me souviens pas avoir connu quelqu'un de ce prénom à l'époque où je vivais encore ici. Pourtant, sa façon de s'exprimer est loin de m'être inconnue. On doit avoir environ le même âge, je dirais, même si à première vue, son visage lui donne un air de gamin.

-Livai, c'est mon prénom.

-Livai? J'ai déjà connu un Livai il y a plusieurs années. C'est un joli prénom, rare. Vos vêtements semblent très propres, de hautes qualités. Vous venez de la ville ou ce n'est qu'une impression?

Je ne peux m'empêcher de grimacer. Rien ne m'insupporte plus que les personnes trop bavardes, incapables de cesser de parler pendant moins de trente secondes. J'ai une amie à Québec qui est comme ça, Hansi Zoe. Cette fille est fort sympathique, mais je n'arrive à la supporter qu'à petite dose, sous peine de devenir dingue. Elle parle sans cesse de n'importe quoi, mais je l'apprécie tout de même. Il faut dire que j'y suis habitué depuis le temps.

-Oui, je viens de la ville, répondis-je froidement.

-Oh, un bourge. J'en croise rarement dans le coin. Qu'est-ce que vous faites dans ce trou perdu? Si vous vouliez des vacances, ici, il n'y a que la rivière de jolie et ces derniers temps, on dirait qu'elle est infestée d'araignées d'eau. J'vous jure, je suis allé m'y baigner la semaine passée, puis y'avais un de ces monstres qui me montrait tout paisiblement sur la cuisse. Quand on n'a pas peur...

-Vous pouvez commencer à avancer?

-Pardon, je sais que je parle trop. J'aime bien me faire de nouvelles rencontres.

Eren met en marche le véhicule, peinant à le retourner dans le rang rempli de boue et parsemé d'affreux nid de poule. Le garçon doit ouvrir la porte pour regarder là où il recule, car la pluie empêche toute visibilité. Une fois du bon côté, il rentre sa tête à l'intérieur, désormais trempé lui aussi. Toujours souriant, il essuie l'eau sur son visage avec ses mains.

-Ça, c'est une bonne douche froide!

Le brun commence à avancer, mais il est impossible de voir là où nous allons. Il a beau rouler lentement, mais il trouve le moyen de passer dans chaque trou qui fait vibrer la voiture à m'en donner des hauts le cœur. La pluie se fait encore plus abondante et Eren n'a pas le choix de garer la voiture sur le bord du rang pour attendre. Continuer serait trop dangereux. Je sais qu'il y a beaucoup de croches, donc on pourrait aisément se retrouver dans un arbre. Je préfère éviter.

Eren sort d'une poche de sa verste une petite pipe qu'il apporte à sa bouche en se mettant un peu plus à son aise.

-Ouais, c'est une sacrée tempête, affirme-t-il, dite, ça ne vous gêne pas si je fume?

-Non, ça va.

Pourquoi ça me gênerait alors que moi-même, il m'arrive de fumer. Personnellement, je préfère les cigares, mais les cigarettes ne m'ont jamais dérangé. Les pipes ne m'ont jamais attiré quant à elles. De nos jours, ne pas fumer est presque étrange, mal vu. Je ne me verrais pas refuser un cigare à une réunion d'affaires, sous peine d'être regardé de travers.

-Vous n'êtes pas du genre bavard à ce que je vois, remarque-t-il, ça ne me dérange pas, je sais parler pour deux. Vous auriez fait quoi si je n'étais pas passé dans le coin?

-J'aurais continué à marcher. Je ne suis pas fait en chocolat et la pluie n'a jamais tué personne.

-Peut-être, mais les éclaires, si! Ça doit être vachement bizarre de se faire frapper par la foudre. Tu marches tout tranquillement, puis soudain, une éclaire te tombe sur la tête! Je n'aime les chocs électriques. Avec un de mes amis, dans le temps, on s'amusait à toucher les clôtures électriques pour voir si le courant passait bien.

-Je doute que les gens qui se font frapper par la foudre aient comme première réaction de trouver ça bizarre...

Le garçon rigole, comme si je venais de dire quelque chose de drôle. Son rire à quelque chose de rafraichissant qui me fait malgré moi échapper un faible sourire. Cet Eren semble être quelqu'un de sympathique à première vue, malgré sa tendance à trop parler. J'aime bien sa bonne humeur contagieuse. Elle me rappelle Hansi et Farlan. Je devrais d'ailleurs penser à leur écrire?

Eren cesse de rire pour coller sa joue contre le dossier de sa chaise, me regardant avec un large sourire. J'ai l'impression qu'il réfléchit à quelque chose, mais à quoi? Sans un mot, il sort du coffre à gant un petit flacon bien rempli. De l'alcool?

-Pourquoi ne pas profiter de cette situation pour boire un peu? Un peu d'alcool aide toujours à faire meilleure connaissance.

-Pourquoi pas? Je ne dis jamais non à un verre.

C'est ainsi que nous commençons à boire chacun notre tour à même le goulot. La sensation de l'alcool qui coule dans mon œsophage est comme à chaque fois, apaisante. J'ai toujours apprécié prendre un coup, même si cela signifiait parfois que Farlan devait me remmener chez moi, ivre mort. Kenny trouvait drôle de me voir dans cet état pitoyable, mais j'ai appris à mieux tolérer avec le temps.

Eren est un garçon drôle et amusant, le genre que j'apprécie bien avec son physique agréable à l'œil. Nous parlons comme des amis, puisqu'il est loin d'être quelqu'un d'embarrassant. Bientôt, le vouvoiement disparait, laissant place à un ton plus familier. J'aime beaucoup discuter avec lui et nous continuons même quand la pluie est redevenue une simple petite brume.

-Je crois que je vais devoir y aller, déclarai-je en voyant le soleil se coucher, on doit m'attendre pour faire le train.

-Un bourge qui travaille sur une ferme, qui l'eût cru! Tu es donc un homme engagé?

-Non, je vis pour un certain temps chez de la famille et ils ont une ferme. Tu dois connaitre les Smith? Erwin et Armin?

-Très bien, même. J'ignorais qu'ils attendaient de la visite... je t'y amène.

Il met à nouveau en marche sa voiture pour entamer le chemin, quand il fronce les sourcils, comme s'il venait de penser à quelque chose. Cependant, il semble chasser cette idée en secouant la tête, puis un sourire revient sur ses lèvres.

Ce gars est vraiment beau... je sais que je ne devrais pas avoir ce genre de pensé à l'encontre d'une personne du même sexe que moi, mais ce n'est pas la première fois que ça m'arrive. Cependant, à chaque fois, je découvre que ma cible est mariée et heureuse avec une femme. C'est d'ailleurs de cette façon que je suis devenu proche de Farlan. Il a été le premier homme à me faire de l'effet et j'ai fini par tenter ma chance sur lui. Heureusement, il l'a très bien pris et m'a gentiment fait comprendre que je ne pourrais jamais être avec lui de cette façon. Quand je pense qu'à l'époque je ne comprenais pas mon frère. J'ai honte.

-Tu ne m'as pas dit si tu étais marié, remarquai-je, père de famille, peut-être?

-Ah, ça non! Le mariage n'est pas pour moi. Je suis un homme tout ce qu'il y a de plus libre. Personne n'a jamais su me supporter de toute façon.

Son sourire quand il me dit cela, m'intimide. Intéressant.

Nous ne tardons pas à arriver à la ferme et Eren me laisse descendre devant la maison. Il me regarde une dernière fois avant de dire de sa voix douce :

-Tu sais, si tu veux me revoir, tu n'auras qu'à venir au marché Jaeger, c'est là que je travaille. Tu es très sympa pour un bourge.

-Et toi, sympa pour un type qui parle trop. Je vais surement revenir te voir.

-Donc on se dit à une prochaine fois?

-Ouais, à une prochaine fois.

Sur ce, Eren repart. Je le regarde s'éloigner jusqu'à ce qu'il soit hors de vue, heureux de cette rencontre inattendue. Je suis curieux d'apprendre à connaitre ce drôle de personnage.