~3~ C'est quoi l'amour?

Mai 1940

J'habite dans une maison spacieuse avec mes parents, le genre qui peut faire envier beaucoup de gens au village par son luxe et sa proximité avec la rivière. Personnellement, je la trouve trop grande. L'espace en surplus est inutile, même si ma mère tente de la remplir avec des objets superflus que mon père lui rapporte lors des rares moments qu'il ne passe pas dans la ville de Québec.

Je ne connais pas beaucoup mon géniteur. C'est le genre d'homme qui est né dans la haute société et qui a toujours tout eu cuit dans le bec pour réussir. Il tient avec son frère, un certain Kenny, une usine de textile en ville où il a grandi. L'entreprise fleurit bien, mais elle prend tout son temps à la grande déception de ma mère qui aimerait surement le voir plus souvent. Elle ne montre pas sa tristesse, mais je la sens. Ce n'est pas tous les cadeaux qu'il lui offre qui serviront à vaincre la solitude qu'elle doit ressentir.

Contrairement à mon père, ma mère est née au village, ici même, dans une famille de paysans qui travaillaient sur la ferme où Erwin habite aujourd'hui. Elle ne connaissait pas nécessairement la richesse, mais son mari en est tombé sous le charme quand il l'a rencontré alors qu'il était en vacances dans le coin. Parfois, je me demande si la véritable raison de leur mariage n'est pas uniquement un accident prénommé Jean. Si elle n'était pas tombée enceinte, l'aurait-il épousée?

J'aime beaucoup ma maman dont je suis très proche. Elle est toujours là pour me comprendre et j'essaie aussi d'être à ses côtés contrairement à Jean qui vénère notre père comme un deuxième Dieu. Je ne le comprends pas et je ne le comprendrai jamais. Comment aduler un homme qui fait tant de mal à la femme qui nous a mises au monde?

Aujourd'hui, je passe ma journée chez la famille Smith avec ma mère. J'aime bien aider mes cousins à faire le train. Même si je ne suis pas le plus rapide, j'apprécie la présence des animaux et j'aime bien les caresser. Les vaches sont des créatures très gentilles. Je ne comprendrai jamais ceux qui font du mal aux animaux. Ils ne font rien de mal et ils ont simplement le malheur d'être nés avec les humains.

-Alors, quand vas-tu me raconter ce que Jager et Jean t'ont fait? s'enquiert Erwin qui écure les excréments derrière le bétail, j'ai bien vu que tu es arrivé en classe mouillé.

-C'est humiliant d'en parler.

-Si tu le dis. Tu sais que je ne juge jamais personne?

Je passe ma main sur la tête velue de la vache que je viens de faire boire, réfléchissant. Dois-je lui confier cette humiliation? Il sait déjà que ces deux garçons font de ma vie un cauchemar, donc je me vois mal lui cacher bien longtemps. Sans le regarder dans les yeux, je débute mon récit qu'il écoute d'un silence religieux sans laisser transparaitre la moindre émotion.

-Tu devrais en parler à ta mère, affirme-t-il à la fin, elle pourrait punir Jean et elle connait assez bien le docteur Jager pour lui parler de son fils.

-Je n'ai pas besoin d'être défendu. Je peux très bien régler le compte à Jager sans l'aide des adultes.

-Alors, prouve-le. Parler c'est une chose, mais agir en est une autre. Si tu as une idée, fais-m'en part et je vais te suivre, tu le sais bien.

Je marmonne, détestant quand mon cousin a raison. Je vais devoir sérieusement réfléchir à un plan pour me venger afin que cet imbécile comprenne à qui il a affaire.

Une fois nos corvées terminées, nous rentrons dans la maison où les femmes nous ont préparé un délicieux repas. J'aime beaucoup ma tante. Il s'agit d'une femme souriante et toujours dévouée pour sa famille, exactement comme ma mère. La seule chose qui peut être agaçante avec elle, c'est qu'elle s'inquiète toujours pour mon poids. Elle doit me demander un million de fois en une journée si j'ai suffisamment mangé. Je n'y peux rien si je suis squelettique! Je mange à ma faim, comme n'importe qui.

-Jean n'est pas venu? s'étonne Mme Smith, j'aurais pourtant cru qu'il viendrait rendre visite à Armin.

Moi, moins je le vois, mieux je suis.

-Non, il passait la journée avec un ami, répond en souriant ma mère, je suis heureuse de voir qu'il est très social.

-Oui, il parait que lui et le fils Jager aident beaucoup mon petit Armin à se faire des amis. Je leur suis reconnaissant, car je sais que mon fils a de la difficulté à aller vers les gens.

Ma mère semble heureuse de voir que Jean est un bon garçon. Parfois, j'aimerais lui crier à quel point il est une mauvaise personne, mais je dois me retenir. Je sais qu'elle serait démolie d'apprendre que ses enfants sont des ennemis. Elle est déjà triste de constater que nous ne sommes pas en très bon terme, mais elle espère qu'avec l'âge nous apprendrons à nous aimer. Jamais.

Après le repas, je décide de rentrer seul chez moi afin d'écrire un peu. La route à pieds est longue, mais comme j'aime marcher ce n'est pas un problème. Être seul avec soi-même est parfois une expérience enrichissante qui me permet d'agréablement regarder ce qui m'entoure. La nature est un paysage si inspirant. J'apprécie la vue des arbres et l'odeur de l'air pur. Rien n'est plus beau que cette quiétude qui est maitre.

J'arrive finalement chez moi, puis je rentre à l'intérieur, l'esprit rêveur. La tête dans les nuages, je me dirige avec habitude vers ma chambre où je dors seul. À mon âge, je suis chanceux de ne pas devoir la partager avec mon frère, ce qui est un grand avantage de posséder une grande maison. Je pénètre dans la pièce peu meublée, puis je m'arrête à mon bureau duquel je sors mon cahier. Où en étais-je? Je l'ouvre pour relire la dernière page que j'ai écrite, mais je cesse ma lecture en entendant des voix. Je ne suis pas seul?

Je fronce les sourcils en essayant de me concentrer sur le bruit qui provient de la chambre voisine, soit celle de mon frère. Je le croyais pourtant avec un ami. Ils sont peut-être rentrés plus tôt? Guidé par la curiosité, je m'approche jusqu'à ce que les voix soient distinctives :

-Jean, est-ce que tu es certain que c'est bien? s'enquiert le premier que je ne reconnais pas.

-Tu sais que je ne suis sûr de rien, Marco, excepté de l'amour que j'ai pour toi. Si ce n'est pas réciproque, je comprendrai, mais sache que cette relation ne me fait toujours pas peur.

-Je t'aime et si tu es confiant, alors je suis prêt à l'être moi aussi.

Je ne comprends pas ce qui se passe. Mon frère parle d'amour avec un garçon? Ce n'est pas possible, peut-être que je me trompe sur l'identité de la première voix. Pour en avoir le cœur net, j'ouvre doucement la porte afin d'y jeter un rapide coup d'œil. Je me fige à la vue qui s'offre à moi.

Jean est assis sur le lit près d'un jeune homme que je peine à reconnaitre de là où je suis. Leurs bouches sont collées l'une à l'autre et les mains de mon frère caressent le dos de l'inconnu dont le chandail gît sur le sol. Pourquoi s'embrassent-ils? Ma mère m'a déjà expliqué que les baisers étaient uniquement à offrir à la fille que nous aimons.

Je regarde mon frère descendre ses lèvres dans le cou du garçon qui penche sa tête sur le côté, puis soudainement, il s'arrête en ouvrant grand les yeux. Jean s'éloigne de l'inconnu qui ne semble rien comprendre.

-LIVAI! s'exclame-t-il, qu'est-ce que tu fais là ?!

Son ami se retourne à son tour vers moi d'un air paniqué, puis je reconnais son visage. Il s'agit d'un garçon de l'école qui s'appelle Marco Bodt, un grand brun au visage tacheté de points de rousseur. Je l'ai souvent vue passer du temps avec Jean, Jager et Armin, mais je ne lui a jamais parlé. Par réflexe surement, il agrippe son chandail sur le sol qu'il s'empresse à remettre. Je crois qu'il est trop tard pour faire comme si je n'avais rien vu. Je me décide donc à entrer dans la pièce.

-Pourquoi est-ce que vous vous embrassiez? demandai-je.

Jean reste figé, incapable de répondre avec le visage blanc comme le lys. Je ne suis pas un expert en amour, connaissant seulement ce que je lis dans les livres. Cependant, je sais qu'un homme est uniquement censé aimer une femme, comme lors des mariages. C'est ce qu'on apprend à l'église.

-Est-ce que tu te crois capable de garder le secret? répond d'une voix douce Marco, si tu le répètes, nous pourrions avoir de graves problèmes.

-Papa me tuerait de ses propres mains, ajoute Jean en fixant le sol.

-Moi, le mien m'enverrait en pensionnat, je suppose...

-Je ne comprends pas, répliquai-je, j'aimerais qu'on m'explique.

Les deux garçons se regardent, puis Marco me fait signe de venir m'assoir. J'hésite, car je ne suis pas habitué de voir Jean en état de faiblesse. S'il veut me menacer, me frapper pour que je tienne ma langue? Je finis par m'assoir entre eux. Comme ça, j'ai l'air encore plus petit. Je me sens stupide d'avoir besoin d'explications.

-Jean et moi on est amoureux, explique Marco, comme un couple.

-Mais, vous êtes deux garçons! Un couple, c'est un garçon et une fille, non?

-Je sais et c'est pourquoi il ne faut absolument pas que tu en parles. Tu comprends? Ce genre de chose est très mal vue et nous aurions de gros problèmes, autant lui, que moi. Garde ça pour toi, s'il te plait.

À voir son regard triste, je comprends que je n'ai pas le choix de lui obéir, même si je ne m'entends pas bien avec Jean. C'est ce qu'il y a de bien à faire. Tout ça reste cependant compliqué dans ma tête. J'ai l'impression de ne vraiment rien connaitre à l'amour.

Faire le train: Expression pour dire aller traire , nourrir, traire et abreuver les vaches.

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