~2~ Traumatisme dans les chiottes

Mai 1940

Âgé de 13 ans, je n'ai pas beaucoup d'amis. Pas le moindre, si l'on omet mon cousin, Erwin. Malgré notre lien de parenté et ses deux années de plus que moi, ce garçon est le seul dont je supporte la présence. Il est calme et ordonné, le genre de personne avec qui je peux rester dans le silence sans me sentir mal à l'aise. J'aime qu'il respecte ce côté de moi, qu'il ne force pas la conversation contrairement à beaucoup de gens incapables de profiter du calme.

Le blond est un érudit, tout comme son frère qui a mon âge. Les Smith sont connus à l'école comme étant les deux garçons les plus talentueux, voués au meilleur avenir selon l'enseignante qui ne cesse de vanter leur mérite. J'imagine qu'elle sera déçue quand elle apprendra qu'Erwin rêve de reprendre la ferme familiale. Il aime apprendre, mais pour lui le calme de l'agriculture bat n'importe quel autre métier. Il m'a avoué qu'il serait incapable de servir un patron et de suivre les ordres. Je le comprends. Moi-même, je déteste qu'on me dise quoi faire, même si je suis incapable de désobéir.

Assis contre le mur de bois de l'école de rang à laquelle nous allons, j'écris un nouveau récit dans le cahier que ma mère m'a offert alors que le grand blond lit paisiblement un livre que l'enseignante lui a recommandé. J'aime beaucoup l'écriture. Pour moi, rien ne me distrait plus que passer une journée avec mon imagination et ce cahier. J'y invente des histoires loufoques comme sérieuses, drôles ou tristes, réelles ou fantastiques. Quand j'écris, j'ai l'impression que rien autour n'a d'importance. J'ai le sentiment que je suis le personnage principal et que je vis son aventure. Mon imagination est ma plus grande qualité à mes yeux puisqu'elle me permet de voyager et de faire ce que je désire.

Écrire est parfois le meilleur moyen d'échapper à l'ennui de la réalité.

-Vas-tu un jour me laisser te lire? demande Erwin sans lever les yeux, tu me rends curieux.

-Ce n'est pas très bien, tu sais. J'ai encore beaucoup d'amélioration à faire avant d'arriver à quelque chose de vraiment intéressant.

Erwin lève ses yeux bleus du bouquin qu'il lit sans l'ombre d'un sourire. Si je ne le connaissais pas, j'aurais souvent de la difficulté à comprendre son humeur. Même en tant que son meilleur ami il est souvent ardu de savoir ce qu'il pense. Son regard parle souvent différemment de ce qu'il dit. Je crois bien le connaitre, mais parfois je me demande si c'est vrai. Jamais mon cousin ne s'est réellement ouvert et je doute que cela arrive un jour avec quelqu'un.

-L'important c'est que tu aimes ce que tu fais, non? affirme Erwin, je pourrais te conseiller en tant que lecteur?

-Je vais y réfléchir, mais pas maintenant.

Mon ami hoche la tête avant de reprendre sa lecture, comprenant qu'il est impossible de me faire changer d'idée. Je m'apprête aussi à reprendre mon activité, relisant la dernière phrase que j'ai inscrite quand une rude douleur se répand dans ma tête. Je tombe sur les genoux d'Erwin qui me dévisage avec stupeur, mon cahier écrasé sur le sol froid. Je marmonne en essayant de me relever.

-Hey, le nain! Merci d'avoir arrêté notre ballon avec ta tête. Je n'aurais pas voulu qu'il frappe le mur.

Je descends les yeux vers le ballon en cuir brun qui m'a fauché, convaincu que cet abruti l'a fait exprès. J'agrippe l'objet d'un œil mauvais, insulté des propos haineux que Jager m'a lancé en ricanant comme une hyène. Ce garçon est de loin le type que je hais le plus en ce monde. Avec des cheveux bruns jamais bien peignés et de grands yeux verts qu'il croit irrésistibles, j'ai l'impression qu'il m'a pris pour cible. Le pire, c'est que mon imbécile de frère, Jean, est son meilleur ami depuis des années et il le suit comme son chien. Je m'entends très mal avec lui, au point où nous essayons de nous éviter à la maison. Mon cousin Armin passe aussi du temps avec eux, mais lui il est gentil, donc je lui pardonne ses mauvaises fréquentations.

-Alors, le nain, tu vas nous le rendre notre ballon? demande Jaeger en souriant.

-Ne m'appelle pas comme ça, marmonnai-je.

-Lili se rebiffe? Tu préfères peut-être l'avorton? Ou encore le pygmée?

Près de lui, Jean rit alors qu'Armin semble mal à l'aise. Le petit blond tire sur la manche de son ami et chuchote quelque chose, mais le brun se contente de l'ignorer. Je déteste quand on se moque de ma taille. Je n'y peux rien si je suis plus petit que la moyenne. Maman me fait garder espoir que je grandirai beaucoup quand je vais atteindre la puberté, mais pour l'instant, c'est mal parti et plusieurs plaisantent à ce sujet, dont Jager.

Je n'ai jamais compris en quoi rire des gens différents est amusant. Est-ce pour lui une manière de se montrer supérieur? Une trop faible estime? Peu importe sa raison, rire des autres n'est pas une bonne façon pour se remonter. Parfois, les mots sont beaucoup plus douloureux que les coups, mais ça, il ne doit pas s'en apercevoir.

-Alors, ce ballon, il vient?

-Un s'il te plait serait-il trop demandé? se mêle froidement Erwin.

Je sais que Jager n'osera pas répondre à Erwin, respectant beaucoup trop sa famille. Cependant, je refuse d'être une fois de plus obligé de me faire défendre par mon ami. Je ne suis pas un faible! Prenant le peu de courage que je possède, je serre le rude ballon entre mes mains pour le lancer de toutes mes forces dans le visage de cet abruti. Surpris sur le coup, il porte les mains sur son nez endolori.

-Mais tu es complètement malade! tonne-t-il, j'espère pour toi que tu cours vite le nain!

Je crois que je l'ai mis en colère. Par réflexe, je lance mon cahier à Erwin pour qu'il le surveille, puis je prends mes jambes à mon cou dans l'espoir d'échapper à Jager. Comme l'école se situe au centre d'un long rang, ma maison se trouve à une bonne trentaine de minutes à pied, chemin que je fais matin et soir à travers la forêt. Pour lui échapper, j'ai l'idée de m'enfermer dans la bécosse qui se trouve à quelques mètres de l'école. J'essaie d'aller à cette toilette le moins souvent possible, trouvant ce lieu écœurant et mal entretenu, mais cette fois je n'ai pas le choix.

-Cesse de courir le nain! On ne te fera pas mal!

Je me contente d'accélérer, puis je rentre dans le petit cabanon de bois qui heureusement n'est pas utilisé. D'une main tremblante, je mets le verrou de fortune, ne tardant pas à entendre cogner bruyamment contre la porte qui tremble sous les coups. Je me recule, m'approchant le plus possible du trou servant de toilette. L'odeur est abjecte et les mouches virevoltant autour de ma tête me font grimacer.

-Allez petit frère, ouvre-nous, déclare Jean avec douceur, nous n'allons pas te faire mal!

-Partez, soufflai-je, je... je suis désolé de m'être emporté et d'avoir lancé ce ballon.... je... je ne recommencerai plus!

-On veut simplement faire la paix, ajoute Jager calmement, ouvre.

Ce n'est pas la première fois que je me retrouve dans ce genre de situation avec eux. Jean a beau être mon frère, dès que nous ne sommes plus devant les parents et que Jager est dans les parages il cesse toute gentillesse à mon égard. Pourquoi est-ce à moi qu'ils aiment s'en prendre? Qu'est-ce que j'ai fait de mal?

Comme j'ai peur qu'ils défoncent la porte si je refuse de leur ouvrir, je retire le verrou avec appréhension. La bonne nouvelle, c'est qu'ils ne me tapent jamais- ou presque-. Dès que la porte s'ouvre, je sens la grande main froide de Jager s'entourer autour de ma nuque, me faisant grimacer. Il a une tête de plus que moi, donc il m'est impossible de répliquer.

-Qu'est-ce qu'on fait de lui? s'enquiert Jean en souriant.

-Hum, j'ai ma petite idée. Dis, le nain, est-ce vrai que tu n'aimes pas la saleté?

J'essaie de me débattre un peu plus quand le brun me force à me mettre à genoux devant la toilette. Non, pas ça... L'intérieur n'a pas été vidé depuis un bon moment et simplement l'odeur me révulse. Pendant que mon frère soulève mon corps de spaghetti, Jager appuie sur ma tête. Je n'ai pas assez de force... Le fond de ma tête ainsi que mes cheveux rentrent en contact avec les fétides déchets avant que mes bourreaux s'arrêtent en riant.

C'est répugnant.

-La prochaine fois, réfléchis un peu plus avant de vouloir me ternir tête, le nain!

Les complices sortent de la bécosse, me laissant seul sur le plancher sale, les cheveux remplis de détritus humain. Refoulant une envie de vomir, je sors peu de temps après eux pour me diriger vers la rivière près de laquelle je me laisse tomber pour tenter de me nettoyer le mieux possible.

Je suis trempé quand j'arrive en cours et je suis de ce fait en retard. L'enseignante, une vielle sœur un peu trop hautaine, ne manque pas de me faire payer ce manque de ponctualité en m'assénant trois bons coups de règles sur les doigts. Ça fait mal, mais c'est supportable.

Je m'assois près d'Erwin qui me regarde avec inquiétude avant de me rendre mon précieux cahier. Je me sens déjà mieux depuis que je l'ai dans mes mains. J'ai bien fait de le donner à mon ami avant de partir, car je n'imagine pas comment il aurait fini. Tant de travail ne mérite pas d'être gâché pour si peu...

Cette fois cependant, j'ai envie de me venger de Jager. 

Bécosse: C'est un terme québécois pour désigner les latrines extérieurs (une toilette chimique).

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