Chapitre 7 : Olivier
Nous avons convenu de nous revoir dans quinze jours. Je ne sais pas combien de temps durera ce petit jeu, qui me semble plus dangereux chaque jour. Je suis de plus en plus attirée par lui, sans pouvoir toutefois déterminer la cause de mon allant. Simplement de l'amitié, la reconnaissance de ce qu'il fait pour moi, ou un sursaut du passé, encore ? Cette sensation d'inachevé qui m'étreignait déjà devient insupportable, et savoir que j'en suis la cause ne m'est d'aucun réconfort, au contraire. J'aimerais tant voyager dans le temps pour vivre complètement notre histoire, et aller jusqu'au bout, enfin. La fréquence des allers-retours de Simon m'interpelle aussi, je ne cesse de me demander comment il fait pour ne pas éveiller les soupçons de sa compagne.
Je n'ai parlé à personne de nos retrouvailles, et cela me pèse. C'est la première fois que je cache la vérité à mes amies. On s'est toujours tout dit, sans tabou, sans jugement, de nos exploits sexuels avec nos différents petits amis aux problèmes délicats inhérents à la maternité.
Dans le groupe, il y a Adeline, ma cousine, celle grâce à qui j'ai rencontré Olivier, Kenza, que je connais depuis la maternelle et Elise, ma super binôme du lycée. Quatre filles, quatre personnalités. Je leur ai parlé de mon père, bien sûr, et de mon dilemme, et elles ont tenté de m'aider à y voir clair, sans pour autant se mettre d'accord. Kenza assurait que ce salaud n'avait rien à attendre de moi, Elise partageait plutôt l'avis d'Olivier, et Adeline, comme d'habitude, était incapable de prendre parti. Mais je ne peux pas leur parler de Simon. Elles le connaissent toutes, nous faisions partie de la même bande lorsque nous sortions ensemble. En plus de devoir probablement subir leur jugement, pour la première fois de ma vie, je ne veux pas les mettre en porte à faux vis-à-vis d'Olivier, je ne veux pas les inclure dans mon mensonge. Je dois donc me débrouiller seule pour gérer toutes les émotions générées par son retour brutal dans ma vie. C'est peut-être cela qui me décide à me confier enfin à mon mari. Parler pour me soulager un peu, faire sortir toutes ces choses que je garde en moi depuis tant d'années, ces souvenirs tus, enfouis, mais jamais oubliés pour autant.
Ce soir, Olivier et moi sommes au lit. Assis l'un à côté de l'autre, nous sommes tous les deux plongés dans un roman. Je me sens prête, c'est le moment.
— J'ai quelque chose à te dire, annoncé-je à voix basse en fermant mon livre. Il lève la tête et me jette un regard surpris, un peu inquiet, avant de m'imiter.
— Je veux tout te raconter, tout t'expliquer. Tu es prêt ?
Mon mari plonge ses yeux dans les miens, ses beaux yeux noirs, profonds, si doux.
— Je t'écoute.
— Mes relations avec mon père ont commencé à se compliquer vers la pré-adolescence, à mes dix ans environ. J'avais un caractère assez fort, comme lui, et nous nous opposions à propos de tout. Il était beaucoup plus proche d'Angélique, lui passait tous ses caprices, et je crois que ça me rendait jalouse. En même temps, c'était mérité. Je ne jurais que par ma mère, que je trouvais belle, gentille, elle sentait si bon quand lui puait le café et la clope froide... en un sens, je crois que je le rejetais, et ça a fait un effet boule de neige. Plus j'étais proche de ma mère, plus il lui se rapprochait de ma sœur... Ensuite, au collège, ça a continué. Il me faisait honte, son humour à deux balles, son haleine fétide, ses fringues usées avec lesquelles il bricolait et ne changeait pas avant de venir me chercher...
Olivier n'intervient pas, il me regarde attentivement et m'écoute raconter mon enfance, pour la première fois.
— Entre mes parents, ça a toujours été compliqué, d'aussi loin que je me souvienne. Ils se disputaient sans arrêt, très violemment. Je ne sais pas s'ils étaient amoureux l'un de l'autre, mais ce qui est sûr, c'est que s'ils s'aimaient, ils s'aimaient mal. Marc manipulait mentalement ma mère, la traitait de tous les noms, puis s'endettait pour lui acheter de splendides cadeaux. Elle, elle le battait froid tout le temps, sans avoir le cran de le quitter. Je me souviens d'une fois, je devais avoir six ou sept ans, lors d'une dispute particulièrement brutale, mon père a appelé mes grands-parents, pour leur dire de venir chercher leur fille avant qu'il la tue. Oui, tu as bien entendu. Et nous, Angélique et moi, on était au milieu de ça. Enfin, sous notre lit, en train de pleurer dans les bras l'une de l'autre. Mes grands-parents ont eu peur, tu t'en doutes, et mon grand-père, papi Lulu, est venu, mais avec la gendarmerie. Nous sommes partis avec eux, ma mère, Angélique et moi. Nous sommes restés quelques jours chez mes grands-parents, puis Marc a fait du chantage au suicide à ma mère, et elle a accepté de rentrer, sans savoir si c'était des menaces en l'air. Quand nous sommes arrivés, il y avait une corde accrochée au plafond du salon.
La main d'Olivier attrape la mienne, et la serre fort, mais je n'ai pas besoin de soutien. Tout cela, c'est loin de moi maintenant.
— Ensuite, la vie a continué, rythmée par les crises. Mes parents allaient voir des psys, un chacun de leur côté, et aussi un troisième, pour une thérapie conjugale. Ils n'ont pas trop fait du bon boulot, je trouve... Bref. Début 1998, c'était plutôt une phase ascendante, on était dans une période assez calme, d'apaisement. Une collègue de ma mère fêtait ses quarante ans, elle a invité mes parents à la grande fête qu'elle donnait. A cette époque, ils sortaient peu, ça ne se faisait pas trop. Mais ils y sont allés, et ont adoré ça. Marie-Pierre, la collègue, ils ne parlaient que d'elle. Elle était marrante, elle était sympa, elle était jolie... un peu vulgaire, mais jolie.... MP ceci, MP cela. Elle est venue une ou deux fois à la maison, et c'est vrai qu'elle était très sympa. Elle avait trois enfants, plus jeunes que nous, et était séparée de son mari. Quelques semaines plus tard, c'était à mon père de fêter ses quarante ans, lui aussi. Alors, il a voulu une grande fête comme celle de MP. On était trop heureuses de préparer ça. Je me souviens, Angélique et moi avions collé des gommettes sur les CD, pour savoir quels titres passer, on a préparé les invitations, la liste des boissons, et le jour même la déco, le buffet. J'avais même eu le droit d'inviter Laetitia, ma meilleure amie de l'époque. Ça a été une super soirée, mais le lendemain, le visage de ma mère avait changé. Elle semblait ne pas avoir dormi depuis des années. Mon père nous a réunies dans la cuisine, et nous a expliqué qu'il était tombé amoureux de Marie-Pierre, et que ma mère la lui avait « offerte » pour son anniversaire. Plus tard, j'ai su que ma mère les avait en fait surpris en train de s'embrasser au cours de la fête, devant tout le monde. Elle a voulu éviter la scène, et je ne sais pas ce qu'elle lui a dit, mais c'est ce qu'il avait entendu, ou compris...
— Juliette...
— Ensuite, pendant des mois, il a mené une double vie, mais sans mentir. Il vivait toujours avec nous à mi-temps et passait la moitié de la semaine chez MP. Il partait parfois le soir, nous embrassait en disant « soyez sage avec maman. Juliette, n'oublie pas ses médicaments », et il partait sauter sa maîtresse, pendant que je veillais à ce que ma mère éplorée avale bien ses antidépresseurs. En général, il rentrait passer le dimanche avec nous. Il arrivait tôt, avec des croissants chauds, et on faisait comme si cette situation était normale. Parfois, il arrivait au milieu de l'après-midi, alors qu'on l'avait attendu pour manger. On attendait qu'il revienne à la raison. On attendait qu'il revienne à la maison. Et pendant cette période, ma mère continuait de croiser Marie-Pierre chaque jour au travail. Jusqu'au jour où elle s'est confiée en pleurant à une autre collègue, qui voyait bien que ça n'allait pas. Celle-ci est allée trouver Marie-Pierre, l'a traitée de tous les noms, ce qu'elle méritait selon moi. L'autre a appelé Marc en pleurnichant, je ne veux pas de cette vie-là, gnagnagna, et elle a gagné. Le soir, il est rentré, et a fait sa valise pour partir. Ma mère était à genoux par terre, elle sanglotait. Angélique, qui avait treize ans, s'accrochait à lui, le suppliant de ne pas partir. Moi je n'ai rien fait de tout ça. Je suis restée debout, sans larme. Je ne lui ai dit qu'une chose : « si tu t'en vas, ce sera fini, pour toujours ». Et il m'a répondu cela, mot pour mot : « tant pis, je prends le risque ». Il l'a choisie elle, Olivier. Elle, plus importante que sa famille, plus importante que ses filles. Ce jour-là, il a détruit le peu d'estime qui me restait pour lui.
— Je suis désolé, Juliette, j'ignorais tout ça...
— Je sais. Tu ne pouvais pas savoir, je n'en ai jamais parlé à personne... ou presque. Je n'aime pas évoquer ces moments, mais je veux que tu comprennes pourquoi aujourd'hui, c'est si difficile pour moi de tourner la page.
— Oui, je comprends, mais...
— Non, laisse-moi continuer, s'il te plaît. Ensuite, il a vécu quelques mois chez elle, mais c'était compliqué avec ses enfants. Il a fini par prendre un appartement, une espèce de trou à rats dégueulasse. Mes parents ont entamé une procédure de divorce, et le juge a ordonné qu'Angélique et moi passions un week-end sur deux chez lui. Le samedi et le dimanche, mais sans y dormir, de toute façon, ce n'était pas possible, il n'avait qu'une chambre. C'était un cauchemar. Je te la fais courte, mais pendant ces deux ans, il m'a obligée à me coucher dans son lit répugnant, dans l'odeur de cigarettes, alors que j'avais une angine carabinée, parce que c'était son week-end. Quinze jours après, il m'a ressorti le steak haché que je n'avais pas mangé parce que j'étais malade. La viande était marron, suintante, il a voulu me forcer à l'avaler. Il m'a giflée et poussée hors de la voiture un jour où j'ai été insolente. Il nous a emmenées chez les flics, Angel et moi, parce que nous refusions de faire la vaisselle. Même eux étaient gênés de la situation. Il nous a « enlevées », un week-end, parce qu'il avait décidé qu'il avait le droit à des nuitées et nous a emmenées à cent bornes de là, chez ses parents, pour qu'on ne puisse pas s'enfuir. Je ne te raconte pas tout. Des anecdotes comme ça, j'en ai des dizaines et des dizaines. Ça a été terrible, je redoutais chacune de nos visites. Enfin, le jour de mes dix-huit ans, je n'ai plus été obligée d'y aller. J'ai continué, parce que je ne voulais pas abandonner ma sœur. Nous avions un avocat, nous avons été entendues par le JAF, et finalement, le droit de garde a été suspendu. Nous pouvions y aller uniquement quand bon nous semblait. Angélique y allait parfois, et négociait habilement des repas au fast-food ou des séances de cinéma en échange. Pour moi, c'était fini. J'ai quand même accepté de le revoir quelques fois, dans des lieux neutres, pas chez lui. C'était compliqué entre nous, mais il me faisait pitié avec sa solitude et son studio pourri. Ça n'avait pas marché avec MP, il avait tout perdu mais ne semblait même pas s'en rendre compte. Et je crois que quand même, malgré tout, c'était mon père, j'avais du mal à tirer un trait sur lui. Notre dernière entrevue a eu lieu en août 2000. Ce jour-là, nous prenions un café dans un bar et il agonissait ma mère d'injures. C'est fou, après tout ce temps, il en était toujours là. Je l'ai prévenu : « si tu continues, je m'en vais, et tu ne me reverras jamais ». C'était le deuxième ultimatum. Il a répondu : « Mais il faut bien que tu comprennes que ta mère est une salope. ». Voilà, pour lui, le prix de notre relation. Avoir le dernier mot. J'ai pris mon sac, et je suis partie.
— C'est terrible...
— Je n'ai pas fini. Le pire moment dans toute cette période, c'est la nuit où, quelques semaines après qu'il soit parti, j'ai compris que ma mère allait faire une tentative de suicide. Je ne me souviens plus comment je l'ai su, j'avais dû l'entendre en parler, de toute façon, elle n'arrêtait pas de répéter qu'elle allait se foutre en l'air. Tu te rends compte de ce que c'est que d'avoir dix-sept ans, de gérer toute la maison, ta petite sœur et ta maman comme si c'était une gamine, et de l'entendre dire chaque jour qu'elle veut mourir ? Ce soir-là, quand elle est allée se coucher, elle m'a dit : « surtout, quoiqu'il arrive, ne rentre pas dans ma chambre cette nuit ». Tu imagines, Olivier, ce que j'ai ressenti ? Toute la nuit, j'ai stressé, j'ai attendu, la peur au ventre, me demandant comment j'allais la trouver. Paralysée aussi, incapable de l'empêcher de commettre l'irréparable. Le lendemain, elle s'est levée, elle allait bien, enfin, si on veut. J'ai fondu en larmes, elle m'a avoué que c'était en effet son dessein mais qu'elle n'avait pas pu, pour nous, pour nous épargner.
Olivier lâche ma main qu'il tenait toujours emprisonnée dans la sienne, et me serre fort contre lui. Je poursuis, presque sans m'en rendre compte, la tête toujours dans mon récit.
— Je ne te l'ai jamais dit, mais il y onze ans, après la mort de mon grand-père et avant notre mariage, j'ai suivi une thérapie quelques temps. J'avais besoin de mettre ces choses à plat avant de m'engager avec toi, de fonder une famille. Cette thérapie m'a aidée à y voir clair et un jour, deux mois avant notre mariage, je suis allée sonner chez lui, chez Marc. Il a ouvert, il a à peine eu l'air surpris, comme si c'était normal, comme si j'avais simplement retrouvé la raison, et c'est ce qu'il devait penser parce qu'il a dit : « Juliette... je savais bien que tu reviendrais. » Ce jour-là, Olivier, j'ai su que c'était la dernière fois que je le voyais, c'était clair pour moi. C'est pour cela que je n'ai pas besoin de psy, ou de conseils, ou d'en parler. Parce que je sais ce que je veux.
— D'accord, ma chérie, d'accord. Je comprends, et je te promets que plus jamais je ne t'embêterai avec ça.
— Mais moi, je ne comprends pas. Qu'est-ce que ça peut bien te faire, au fond ? Tu ne le connais même pas. Pourquoi tu tiens tant à ce que les choses s'arrangent entre nous ? Pourquoi as-tu l'air si malheureux aujourd'hui ?
Mon mari, met longtemps à trouver les mots, à parvenir à formuler une réponse. Il enlève ses lunettes, les pose sur son livre et passe les mains sur son visage.
— Ce qu'il y a, Juliette, c'est que je suis un père aussi, et qu'imaginer qu'un jour Layla, mon amour, ma petite princesse, ma fille, puisse me tourner le dos comme toi tu le fais avec Marc, ça me fend le cœur, tu n'as pas idée.
— Tu n'es pas lui, Olivier, et tu ne le seras jamais. Tu ne peux pas comparer.
— Mais si, à l'adolescence, elle s'éloigne, et que notre relation s'envenime ?
— Ça arrivera, parce que c'est normal, mais elle reviendra, parce que tu es un père formidable. Et si un jour tu exagères, je serai là pour te rappeler à l'ordre. Parce que tu n'es pas Marc, et nous ne sommes pas mes parents.
— Je t'aime, Juliette.
— Moi aussi, je t'aime. De tout mon cœur. Et je suis désolée, mon amour, de te faire souffrir par procuration.
— Je comprends, répète-t-il. Merci, merci, de t'être livrée.
— Merci de m'avoir écoutée. J'ai encore une chose à te dire. Je vais y aller, Olivier.
— Y aller ? Mais où ?
— Chez Marc.
— Mais pourquoi ? Après ce que tu m'as raconté...
— Ça ne change rien, je n'ai pas pardonné, rien oublié, mais parfois, il faut être présent pour certaines personnes quand elles ont besoin de nous, au moins en souvenir des bons moments.
— Tu es sûre de toi ?
— Oui, mais je ne sais pas encore quand je trouverai la force de le faire, de l'affronter, de retourner frapper à sa porte. Ce sera peut-être trop tard, et alors tant pis. Nous verrons.
— D'accord. Merci, mon amour, merci, d'avoir partagé tout ça avec moi.
A mon tour, je prends sa main, et dépose un baiser dessus.
— Je suis désolée de t'avoir laissé à l'écart, tant de temps.
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