Chapitre 2 : Simon
Je les regrettais, ces quatre mots. Mais c'était trop tard. Une fois transmis, impossible de revenir en arrière. C'était du grand n'importe quoi, complètement ridicule. Au mieux, il ne me répondrait pas. Au pire, j'aurai droit à un sermon, du genre tu sais bien que Delphine n'est pas d'accord, etc.
Je n'aurais jamais pensé lire cette réponse, quelques minutes plus tard, aussi concise que l'était mon propre message.
Où et quand ?
Je devrais laisser tomber, m'excuser, rétropédaler. Je me rends bien compte que c'était un geste impulsif, une mauvaise idée. Mais je n'en fais rien. En tremblant, je lui propose un rendez-vous dans un bar en fin de journée, quelques jours plus tard. Il refusera bien entendu. Il vit à Lyon, venir à Metz pour un rendez-vous mystérieux avec son ex avec laquelle il n'échange que deux ou trois messages par an, aux anniversaires et à Noël, il ne peut pas accepter. Et que dirait-il à Delphine ? Mais une fois encore, je suis surprise par sa réponse.
D'accord, à vendredi.
Vendredi. Je voulais, et maintenant, je m'en veux. Nous ne nous sommes pas vus depuis dix-huit ans. Dix-huit putains d'années. Qu'allons-nous nous dire ? Et si ça dégénère ? Sans compter que je vais devoir mentir à Olivier. Qu'est-ce qui m'a pris de faire ça ?
Les jours avant passent lentement, comme toujours avant un événement que l'on redoute. Je me sens en proie à un drôle de mélange de sentiments, l'anxiété, l'appréhension, et en même temps j'ai hâte. Hâte de le voir ? Hâte qu'on en finisse ?
Ai-je vraiment besoin de lui, ou mon père n'était-il qu'un prétexte ? Un prétexte pour le revoir, pour mettre un point final à notre histoire en point de suspension.
Le matin du rendez-vous, je choisis ma tenue avec encore plus de soin que d'habitude, pour être élégante sans en faire trop. Un jean brut avec des escarpins à talons aiguille, un petit top fluide, un blazer bleu marine. C'est une mauvaise idée, Simon n'est pas très grand, il n'aimerait pas que je le dépasse d'une tête. J'opte finalement pour une paire de bottines plates.
Le vendredi, c'est ma soirée « free time ». Olivier ne travaille pas l'après-midi, c'est lui qui récupère les enfants à l'école, et moi, j'en profite pour sortir boire un verre avec mes collègues, m'offrir une séance de shopping après le boulot, ou dîner au resto, me faire un ciné avec des copines. Mon mari fait la même chose le mercredi soir, car c'est moi qui ne travaille pas et reste avec les enfants. Nous avons décidé de cette organisation il y a sept ans, après la naissance de Milan, notre fils, en comprenant combien il était important de nous dégager du temps seuls, une bouffée d'oxygène dans la semaine, pour mieux profiter ensuite du temps en famille.
La cravate juste passée autour du cou, le col de chemise ouverte, Oliver est en train de nettoyer la table du petit déjeuner quand je descends, les enfants à mes basques. C'est lui qui les emmène à l'école trois fois par semaine, car, clerc de notaire, il commence plus tard que moi. Mais le vendredi, je tiens à les déposer moi-même. Comme ils sont souvent couchés quand je rentre, cela me permet de passer un peu plus de temps avec eux. Accroupi, il accueille Layla et Milan dans ses bras, les embrasse en leur souhaitant une bonne journée, puis se relève pour m'enlacer et poser ses lèvres sur les miennes.
— A ce soir ma chérie, profite bien.
Cet homme est la plus belle chose qui me soit arrivée. Je déteste lui mentir.
La journée passe lentement, comme un supplice. J'ai le cœur dans l'estomac. Toutes les dix minutes, je vérifie mon portable, attendant que Simon m'annonce qu'il ne viendra pas, sans savoir si ce serait une bonne ou une mauvaise nouvelle.
A dix-sept heures trente, j'éteins mon ordinateur, remets en ordre les dossiers disposés autour de moi, range les stylos dans le pot décoré par Layla en maternelle pour la fête des mères. Je contemple un instant la photo encadrée de nous quatre, posée juste à côté. Je sais que ce je fais est mal, cela ferait souffrir Olivier s'il l'apprenait, mais j'en ai besoin. Un besoin impérieux, et je ne pourrai pas avancer sans cela. Je me lève, attrape mon manteau et mon sac à main, puis quitte mon bureau.
Je conduis jusqu'au centre-ville voisin et me gare dans un parking souterrain. Niveau rouge, place 385, annonce la voix désincarnée du capteur automatique au-dessus du toit de ma voiture. J'ai l'impression de sentir la désapprobation dans son ton. Je sais ce que tu fais, Juliette. Pourtant, théoriquement, je ne fais rien de mal. Je vais boire un verre avec un ex qui est un copain. Olivier sait que nous sommes restés en contact, il n'a jamais trouvé à y redire. Il sait que c'est de l'histoire ancienne, et notre couple est solide, bien assez pour supporter les ex-petits copains dans les parages. Enfin, peut-être surtout ceux qui vivent à cinq cent kilomètres.
Mon cœur bat la chamade. J'hésite, et remets du rouge à lèvres.
J'arrive avec quelques minutes d'avance au bar où nous avons rendez-vous. J'ai choisi un endroit animé, avec de la musique assez forte. Je ne sais pas pourquoi j'ai fait ça. Je ne vais jamais dans ce bar habituellement, mais c'est le premier auquel j'ai pensé quand je lui ai donné rendez-vous.
Je suis à deux doigts de me dégonfler, et la seule chose qui m'empêche de faire demi-tour est de me dire qu'il ne me pardonnerait jamais de lui avoir fait faire un aller-retour depuis Lyon pour rien. Notre lien ne tient déjà qu'à trois sms par an, je n'ai pas envie qu'il s'effrite complètement.
J'entre, et file droit vers une table au fond de la salle, mais face à l'entrée. Là, seulement, je prends le temps de regarder autour de moi, afin de vérifier qu'il n'est pas déjà là. Personne qui lui ressemble, mais il a dû changer avec les années. Je baisse les yeux sur mes doigts. Ma bague de fiançailles, un petit solitaire. Mon alliance, un simple anneau d'or blanc avec trois diamants, un pour chacun de mes amours. Mes ongles rongés qui tranchent tellement avec le soin dont j'essaie toujours de faire preuve. Simon aussi se rongeait les ongles. Le fait-il toujours ?
Un serveur vient se planter à côté de moi, lâche un vague « bonsoir » en me regardant à peine.
— Je... j'attends quelqu'un, réponds-je, tout en me disant que ça m'aiderait à me donner une contenance, d'avoir quelque chose à boire pour patienter, mais c'est trop tard, il a déjà tourné le dos et son plateau en marmonnant : « ok ».
Je l'observe s'éloigner quand une ombre passe devant moi, et prend place sur la chaise d'en face.
— Bonsoir Juliette.
Immédiatement, ma gorge s'assèche.
— Bonsoir Simon.
Incapables de parler, nous nous observons en silence. Dix-huit ans. Nous étions de grands ados, la dernière fois que nous nous sommes vus, nous avions une vingtaine d'années, et aujourd'hui, nous sommes adultes. Quelques rides autour des yeux, quelques cheveux blancs. Mais c'est lui. Son visage, aux traits un peu anguleux, ses cheveux blonds – mon seul blond parmi mes anciens petits amis— son sourire qui se propage jusque dans ses yeux et c'est cela qui m'avait fait craquer à l'époque. Je regarde ses mains, posées sur la table et réprime le mouvement de mes lèvres. Ses ongles rongés. C'est bien lui, c'est Simon.
— Tu as commandé ?
— Non, je t'attendais.
— Merci... qu'est-ce que tu bois ? demande-t-il en hélant le serveur qui avance vers nous d'un pas nonchalant.
— Je ne sais pas... du vin, un martini ?
— Une tequila sunrise, ça te dit ? propose Simon avec un petit sourire, ses yeux dans les miens.
Je me trouble à l'évocation du premier cocktail que nous avions partagé le soir où nous nous étions rencontrés, dans cette obscure boîte de nuit, mais je hoche la tête, avec un sourire pour lui montrer que je me souviens.
— Merci d'être venu, murmuré-je, une fois la commande passée... c'est tellement... merci Simon.
— C'est normal. Au ton de ton message j'ai compris que c'était important.
— Dix-huit ans... c'est fou.
— Je sais. Tu n'as pas changé.
— Oh quand même... minaudé-je.
— Si peu, souffle-t-il, presque tristement.
Le silence nous enveloppe à nouveau. Je n'arrive pas à lui parler. J'ai peur de rompre le charme, le calme paisible de ces retrouvailles dans cette ambiance pourtant si bruyante. J'ai peur qu'il se fâche : sérieux, c'est pour ça que tu m'as fait venir ? J'ai peur qu'on en parle, et qu'on ait fini d'en parler, qu'il s'en aille. Je voudrais que ce moment dure des heures.
Le serveur pose devant nous les deux cocktails et l'addition.
— C'est dix-huit euros, exige-t-il.
Simon fait mine de sortir son portefeuille, mais je l'en empêche.
— S'il te plaît... c'est pour moi. C'est la moindre des choses.
Nous trinquons, puis j'aspire une gorgée du liquide orangé. Le goût un peu âpre et trop sucré à la fois me ramène sur ce tabouret de bar, il y a plus de deux décennies. Je jette un regard à Simon, qui garde les yeux baissés sur sa boisson, apparemment victime de la même mélancolie que celle qui m'étreint. Je tourne la paille pensivement dans le verre, jusqu'à ce que ces mots sortent de ma bouche sans que je ne l'aie ni vraiment réfléchi, ni décidé.
— Pourquoi on s'est séparés ?
Je lève les yeux vers Simon, il me fixe à présent durement, l'air fâché.
— Tu te fiches de moi ?
Incapable de répondre, abasourdie par la brusquerie de son ton, je me contente de cligner bêtement des paupières.
— C'est toi qui m'as quitté, je te rappelle. Et sans daigner me donner vraiment d'explications. Tu m'as brisé le cœur, Juliette. Et je n'ai pas eu l'impression d'avoir mon mot à dire dans cette séparation.
— Je suis revenue, tu m'as repoussée... soufflé-je.
— Et je crois que j'ai bien fait, rétorque-t-il amèrement.
Je ne réponds rien. Je ne peux nier qu'il a raison.
— Juliette, dis-moi ce qu'on fait là. Pourquoi m'as-tu demandé de venir ?
— Mon père va mourir.
— Oh.
Immédiatement, sa colère s'essouffle, ses épaules tendues s'abaissent, son regard s'adoucit.
— Je suis désolé pour toi. Vous aviez repris contact ? La dernière fois que l'on s'est vus, tu avais coupé les ponts.
— C'est toujours le cas. Je ne lui ai pas parlé depuis vingt ans.
— Vingt ans, répète Simon à voix basse. Je hoche la tête, avant de reprendre :
— C'est ma mère qui a appris par un de ses frères qu'il avait un cancer du poumon, à un stade assez avancé. Il lui reste peu de temps.
— Et comment te sens-tu ? Qu'est-ce que tu vas faire ?
Je me mords les lèvres et plonge les yeux dans les siens, incertaine.
— Je n'en ai aucune idée. C'est pour ça que j'ai besoin de toi.
Il fuit mon regard, et avale péniblement sa salive, puis une gorgée de son cocktail, comme pour faire passer la pilule.
— Pourquoi moi ?
— Je ne sais pas. Parce qu'on était ensemble à l'époque où j'ai vécu tout ça, parce qu'Olivier ne comprend pas que j'aie exclu mon père de notre vie, parce que... parce que c'est de toi dont j'ai besoin pour réussir à gérer ça.
Simon reste silencieux. La base de son verre entre le pouce et l'index, il dessine de petits ronds humides sur la table.
— Il sait qu'on se voie ? Ton mari, il est au courant ?
Je secoue la tête.
— Non. Il n'aurait rien contre sur le principe, il sait que nous, c'est de l'histoire ancienne, expliqué-je prestement, mais j'avais envie de garder notre entrevue secrète. Tu sais Simon, je suis vraiment très heureuse de te revoir. Tu m'as manqué, ajouté-je très bas.
— Toi aussi.
— Et Delphine ? risqué-je. Tu lui as dit ?
— A ton avis ?
— Je ne comprends pas pourquoi elle...
— Arrête de faire l'innocente, Juliette, me coupe-t-il doucement. Tu sais très bien pourquoi elle est jalouse de toi.
Je baisse la tête sans répondre.
— Alors, fait-il en changeant de sujet. Tu veux parler de ton père ou d'autre chose ? Qu'est-ce que je peux faire pour t'aider ?
— Rien. Juste être là, discuter avec toi... Je veux penser à autre chose... depuis le coup de fil de ma mère, dimanche dernier, je tourne en boucle avec cette histoire. Tu veux bien ?
Simon pince la bouche dans un réflexe un peu nerveux puis acquiesce.
— D'accord. Alors, tu es heureuse avec ton mari ?
— C'est vraiment ce sujet que tu as envie d'aborder ? demandé-je avec un petit sourire crispé.
— Pourquoi pas ?
— Très bien. Alors oui, je suis heureuse. Très heureuse.
— Tu n'as donc aucun regret ?
J'hésite. Je n'aime pas cette pente sur laquelle Simon tente de m'entraîner.
— Non, affirmé-je. Je n'ai pas de regrets.
— Moi non plus, réplique-t-il sur un ton léger qui me surprend. Et qu'est-ce que tu fais au juste dans la vie ? Tu bosses pour une mairie, c'est ça ?
— Oui, je suis attachée culturelle jeunesse. Je programme les festivals de jeux, les expositions, les spectacles jeune public. Pas très lucratif, mais c'est intéressant et enrichissant.
— Ah oui, c'est très sympa ! Et ton mari ?
— Simon, si on laissait Olivier et Delphine de côté ?
— Je crois que c'est trop tard. Quinze ans trop tard.
— Ce n'est pas drôle, murmuré-je, attristée par son ironie piquante.
— Je suis d'accord, réplique Simon sur le même ton.
— Peut-être que c'était une mauvaise idée... il vaut sans doute mieux que je m'en aille, on tourne en rond, ça ne rime à rien... excuse-moi Simon, de t'avoir fait faire toute cette route pour rien, dis-je en attrapant mon sac et mon trench sur le dossier de la chaise.
— Attends, Juliette. Ne pars pas, s'il te plaît, souffle-t-il en saisissant mon poignet.
Je baisse les yeux vers sa main, il la retire vite mais insiste :
— Si tu pars maintenant, j'ai peur qu'on passe encore dix-huit ans sans se voir.
— On ne devrait même pas être là, ensemble, aujourd'hui. C'est trop tard, tu l'as dit toi-même.
Mais Simon secoue la tête.
— Je suis ton ami, et je veux être là pour toi, si tu as besoin de moi. Je crois... je crois que c'est peut-être déjà suffisant pour un premier contact après tant d'années. Vendredi prochain, même heure, même endroit ?
Ses yeux me scrutent intensément, les pupilles noircies par le faible éclairage de la pièce.
Je déglutis avec difficulté.
— Nous ne sommes pas amis, Simon. Ce n'est vraiment pas le terme qui convient, pas plus maintenant qu'à l'époque. Mais tu es important pour moi, et j'ai besoin de toi, c'est vrai. Merci. A la semaine prochaine.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top