Chapitre 13 : Marc
Je me souviens de la première fois que j'ai présenté Olivier à ma mère et à Philippe, son compagnon. Je n'étais pas anxieuse. Je le voyais avec les mêmes yeux qu'aujourd'hui, les yeux de l'amour. Je le trouvais beau, intelligent, cultivé, absolument parfait. Nous sortions ensemble depuis deux ou trois mois, et j'avais déjà la conviction que c'était le bon, enfin. Et pourtant, avant lui, j'avais papillonné. J'en avais eu, des hommes dans ma vie, des hommes de quelques mois, jours, nuits. Autant de fois où j'avais cru être amoureuse, jusqu'à ce qu'un défaut vienne tout mettre en péril. Yann fumait des joints. Paolo était trop égoïste. Nathaël ne connaissait pas le nom de notre Premier Ministre. Fahim ne portait que des joggings et des maillots de foot. Christophe ne dépassait jamais plus de cinq minutes d'endurance au lit. Quentin avait une notion d'hygiène toute relative. Que des défauts. Je ne me faisais jamais quitter, je rompais avant. Est-ce parce que ces défauts étaient réellement rédhibitoires pour moi, ou parce que je voulais en quelque sorte garder le contrôle, décider moi-même de l'issue ? Je sais bien que derrière tout ça se cachaient tout un tas de raisons psy, la peur de l'abandon, etc. Pour chacun d'entre eux, passés les premiers jours, parfois même la première rencontre, je savais que ça ne collerait pas, que notre relation ne pourrait pas être pérenne. Pourtant, j'essayais quand même, et ça se finissait toujours de la même manière. Tiens, tu n'es plus avec David ? Non, il était trop frimeur, trop snob. Je déteste les types comme ça. Adeline, Kenza, Elise levaient les yeux au ciel, parce que ça, elles le savaient depuis le premier jour, et moi aussi.
Olivier était différent. Pour la première fois depuis des années, j'étais sous le charme. Pour la première fois, je comprenais que l'important chez un homme n'était pas qu'il n'ait pas de défauts, mais que ceux-ci soient acceptables. Et les siens, je ne les voyais même pas. Pour la seconde fois, cinq ans après la première, j'étais amoureuse.
Alors, quand il a été temps d'officialiser notre relation auprès de nos parents, j'étais sereine. Et j'avais bien raison. Ma mère l'adorait. Il était le gendre idéal, de la même manière qu'il était un petit ami rêvé. Il la taquinait, elle rosissait de plaisir, et je crois même qu'après tout ce temps, elle le voit un peu comme le fils qu'elle n'a pas eu.
Aujourd'hui, la situation est inversée. C'est mon père que je dois présenter à ma famille, à mon noyau. Et je sais qu'il est bien loin d'être parfait. Ils le savent eux aussi, ils y sont préparés, mais c'est plus fort que moi, je ne cesse de leur rappeler que la maison est un taudis, que lui-même a une apparence assez négligée, comme si je devais me justifier. Je lui en veux, de m'enlever ça aussi. Rien chez lui ne peut me rendre fière. Et au final, je ne ressens que de la gêne et de la honte. Avant le départ, c'est le branle-bas de combat. Layla, qui n'est pourtant pas très coquette et passe ses semaines en jean, sweats Harry Potter et baskets, décide mettre une robe. Milan s'inquiète de devoir porter une chemise, mais je le rassure, il peut même y aller en survêtement si ça lui chante. Mes enfants sont merveilleux au naturel, je n'ai pas besoin de vendre leur image à cet homme qui n'est rien pour moi. Il opte finalement pour un jean et son tee-shirt préféré, celui avec la grande langue tirée des Rolling Stones. J'éclate de rire en découvrant sa tenue, et l'embrasse alors qu'il s'étonne. Mon fils ne manque pas d'humour, même s'il ne s'en rend pas compte.
J'ai le cœur qui bat quand nous nous installons dans la berline de mon mari, les mains moites. Je ne dis pas un mot, alors que les enfants babillent, assez enthousiasmés par cette situation inédite. Olivier perçoit mon niveau de stress, m'adresse un sourire encourageant et entrelace ses doigts avec les miens, ne lâchant ma main que pour passer les vitesses. Il conduit une dizaine de minutes avant de se garer devant le portail de la masure où vit Marc. Les enfants observent la maison par la fenêtre, ils sont déçus. Je les avais prévenus pourtant, leur avais décrit les lieux, mais ils ont dû penser que j'exagérais. Mon anxiété grimpe encore d'un cran. Je sors de la voiture et Olivier contourne le véhicule, vient poser ses mains sur mes épaules.
— Juliette, murmure-t-il, tu es en position de force. Ne l'oublie pas. Tu n'es pas responsable de sa manière de vivre, tu n'es pas comme lui. Et c'est toi qui décides. De tout. De quand on y va, de quand on repart. Tu ne lui dois rien.
Ses mots, comme toujours, m'apaisent, et je retrouve mon sang froid et un peu d'assurance. J'ai toujours l'estomac dans les talons, mais je suis déterminée. Il a raison, je suis en position de force.
Nous sommes alignés en rang d'oignons devant sa porte quand il ouvre. Famille parfaite de publicité pour voiture allemande. Je dois reconnaître qu'il semble content, ému même, de découvrir mes enfants.
Il leur sourit, les yeux brillants, et souffle :
— Bonjour Milan, bonjour Layla, je suis votre grand-père Vous pouvez m'appeler papi.
J'ouvre la bouche pour répliquer, mais Olivier me précède, serre ma main plus fort et m'envoie un regard qui semble signifier « laisse tomber ». Il a raison. On ne devient pas le papi d'un enfant comme par magie, et je sais que mes enfants en ont conscience.
Il serre la main de Marc, j'esquive habillement son étreinte, et nous entrons.
Nous le suivons à travers l'entrée, jusqu'au salon. Il a fait un effort vestimentaire, il a visiblement pris une douche depuis moins de 48 heures, et a mis un pantalon assorti d'un vieux pull, c'est toujours mieux que la robe de chambre. La maison, en revanche, est dans le même état.
— Taudis, je siffle entre mes dents alors que je le suis.
— Du calme, me tempère encore mon mari. Dans son état, ça ne doit pas être facile de faire du ménage.
Je lève les yeux au ciel. La honte et le dégoût sont plus forts que la compassion.
Nous prenons place sur le canapé du salon. Si Milan semble ne se rendre compte de rien, ma fille paraît incommodée par l'odeur qui règne. Je la vois plisser le nez plusieurs fois et en un sens, cela me rassure. Je capte son regard et l'imite, pour lui montrer que je pense comme elle, alors elle me sourit.
— Qu'est-ce que je peux vous offrir à boire ? nous demande mon père. La voisine m'a fait des courses, j'ai du jus de fruits du coca, et du café ou du thé.
Layla me jette un coup d'œil, je hoche la tête malgré mon écœurement.
— Je veux bien du jus d'orange, si vous avez, dit-elle, rejointe par son petit frère.
— Tu peux me tutoyer, tu sais, je suis ton papi.
— Un café, ce sera parfait pour moi, merci, sourit Olivier, rapide dans la diversion.
Je me lève.
— Je m'en occupe, je sais où est la cuisine. Tu prends un café aussi ? demandé-je à l'intention de Marc.
— Oui, oui, merci. Prends des gâteaux aussi, dans le buffet.
Dans la cuisine, je ne peux réprimer un frisson. Tout me dégoûte ici. Je me lave les mains, mais le vieux torchon en boule posé près de l'évier me dissuade de les essuyer. Dans le placard juste au-dessus, je trouve des verres et une tasse. Les autres sont disséminées dans la pièce. J'en récupère deux autres sur la table, perdus entre piles de journaux, conserves vides et couverts sales, et lave le tout. Je sers deux verres de jus de fruits pour les enfants et fais couler trois cafés dans la machine à capsules toute poisseuse.
Dans le buffet, je déniche un paquet de biscuits secs, que j'ouvre en laissant les biscuits dans l'emballage de plastique, et dépose sur la table basse devant le canapé.
Marc et Olivier sont en train de discuter assez chaleureusement, Milan s'ennuie ferme, et Layla observe le décor du salon avec un air un peu inquiet.
— Tu viens m'aider à porter les boissons, mon cœur ?
Elle me suit dans la cuisine, presque sur la défensive.
— Layla, est ce que ça va ?
— Oui, oui, mais c'est... bizarre ici. J'aime pas.
— Je comprends, je suis d'accord avec toi. Ecoute si tu veux rentrer...
— Non, non, on reste.
— Tu es bien sûre ?
— Oui, ça va.
— D'accord. Mais si tu changes d'avis, tu n'as qu'un mot à dire, et on s'en va.
Elle hoche bravement la tête, alors je me penche vers son oreille, et chuchote, sur le ton de la confidence :
— Tu peux boire tranquille, j'ai lavé les verres.
Elle éclate de rire, saisit les jus de fruits et nous rejoignons les trois générations qui bavardent.
Je tiens une heure environ. Marc est plutôt gentil, il s'intéresse, interroge les enfants sur l'école, leurs amis, leurs passions, parle peu de lui. On frôle pourtant le drame, quand il s'allume une gitane. Je vois la contrariété virer sur le visage de mon mari.
— Marc, nous veillons à ce que nos enfants ne soient pas en contact avec la fumée de cigarette. Voudriez-vous bien sortir pour fumer ?
Mon père s'esclaffe, un rire rauque, usé, qui se termine en toux grasse.
— Une fois, ça va pas les tuer. Ils ne sont pas en sucre, ces gamins, et je vais pas sortir de mon propre salon.
— Très bien, alors, c'est nous qui sortons, répliqué-je sèchement, prête à mordre.
L'espace d'un instant, il me défie du regard, la cigarette en suspens. Dans ses yeux, je retrouve l'homme qu'il était à quarante ans. Et je sais qu'il voit l'ado rebelle de seize ans dans les miens.
Sans un mot, ni me quitter des yeux, il serre les mâchoires, et écrase sa cigarette dans le cendrier qui déborde de mégots.
L'altercation a jeté un froid, le malaise grandit, avec l'impression de faire semblant, de créer des liens inutiles. Je patiente encore autant que possible et saisit le premier regard en coin de Layla pour me lever.
— Bon, il faut qu'on y aille, les enfants ont encore des devoirs à faire.
Tout le monde m'imite. Marc semble déçu.
— C'est passé vite, dit-il.
Il nous accompagne jusqu'à la porte d'entrée, embrasse les enfants et les serre dans ses bras. Milan se raidit, Layla prend sur elle.
— Au revoir, monsieur.
— Monsieur, enfin... je ne suis pas un monsieur ! Tu peux m'appeler papi...
Ma fille me jette un coup d'œil presque inquiet, et je secoue la tête. Non, mon amour, tu n'as pas à faire cela si tu n'en as pas envie. Marc ne se rend compte de rien, il se relève avec peine et me fait face.
— Juliette, on se revoit quand ?
— Les enfants, allez nous attendre dans la voiture, on arrive tout de suite.
Les enfants s'éloignent, soulagés, et grimpent dans le véhicule qu'Olivier ouvre à distance. Je reste face à mon père.
— Vous revenez bientôt ? me demande-t-il à nouveau, d'une voix presque suppliante, alors je prends mon courage à deux mains.
— Je vais être franche avec toi, dis-je doucement, mais fermement. Je te l'ai déjà dit, mais je vais le répéter pour être sûre que tu me comprennes bien. Toutes ces années, tu ne m'as pas manqué. Si je suis venue, c'est pour toi, mais de te revoir m'a fait prendre conscience que je n'ai pas besoin de toi. C'est trop tard maintenant, tu n'es plus mon père, pas plus que tu ne seras leur grand-père. Néanmoins, et j'insiste sur ce point, je ne t'empêcherai pas de les voir. Si, dans le temps qu'il te reste, tu as envie de venir à la maison, tu seras le bienvenu. Si tu nous invites et qu'ils sont d'accord, je viendrai avec eux. Je te le promets. Mais n'attends pas que je prenne l'initiative, car ça n'arrivera pas. Tu as mon numéro, tu peux l'utiliser.
Il déglutit, son regard passe sur Olivier qui a les yeux fixés sur le bout de ses chaussures, et revient sur moi.
— D'accord.
Je hoche la tête et nous nous dévisageons encore quelques instants, puis je saisis la main de mon mari, et tourne les talons.
— Bonne soirée.
Olivier démarre, et fait demi-tour dans la rue avant de repartir. Je regarde vers le perron de la maison, Marc est déjà rentré chez lui.
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