Chapitre 5 :

L'océan s'étend à perte de vue, à tel point que le bateau paraît aussi insignifiant qu'une poussière au milieu de l'univers, Lumi jette un regard par-dessus le bastingage de la proue, elle observe ce monde aussi gigantesque que vide, d'une autre manière que celui avec les canards en plastique. La jeune fille tend sa main pour ressentir les petites gouttelettes sur sa paume, il est assez rare d'avoir de la météo dans un rêve si peu complexe, mais tant qu'elle n'est pas handicapante, Lumi n'y prête déjà plus grande attention, surtout qu'elle porte une belle visière pour se protéger de cette fine pluie. Elle longe la rambarde, cherchant une occupation dans une embarcation vide et peu éclairée, pendant que son ami Nouki sirote son cocktail de raisin. Malgré cette délicieuse boisson, ce dernier ne peut pas s'empêcher d'émettre un soupir exténué :

— On a si peu de chose à faire dans les rêves, ça commence à m'ennuyer sérieux. Je me demande depuis combien de temps c'est comme ça... Depuis les vacances ? spécule-t-il contrarié.

— Oh, c'est bon, j'ai trouvé un truc à faire sur ce bateau.

— Faire les vérifications pour voir si tout est en ordre ? Ouais, j'ai vu mieux comme activité, réplique le raton laveur en roulant des yeux.

— Non, mieux.

À ces mots, Lumi s'accoude sur le rebord, prenant une pose exagérément esthétique. Elle arbore une expression qui se veut mélancolique et regarde au loin comme si son esprit vagabondait ailleurs. Figée dans cette position, elle prend une voix à la fois monotone et calme.

— Je peux faire genre que je suis la protagoniste d'un livre de romance qui attend là. J'ai tout plaqué pour quitter mon ancienne vie et je pars en Amérique, parce que personne n'aime être originale, pour découvrir qui je suis vraiment. Je suis une fille comme une autre, à l'exception que j'ai des formes là où il faut et que je suis magnifique, mais je ne le sais pas encore, mais t'inquiète, je suis banale. Puis en cette belle nuit avec une fine pluie, je me ferai aborder par un inconnu aussi charmant que mystérieux pour vivre une incroyable histoire d'amour....

— C'était abusivement long et bizarre, je sais pas trop ce que je suis censé répondre et je sais pas trop pourquoi tu t'approches de moi, je t'entendais bien là où t'étais, tu sais ? répond son interlocuteur confus.

Pendant son discours, Lumi s'était avancée, au fur et à mesure, vers son ami jusqu'à s'accroupir pour le regarder bien droit dans les yeux. Ce qui met assez mal à l'aise Nouki qui ne s'habitue pas de voir sa créatrice qui raconte une histoire banale avec un ton aussi sérieux et surtout, aussi proche de lui. Mais la jeune fille pose son doigt sur la gueule de son interlocuteur comme pour lui intimer le silence.

— Mais devine quoi ? poursuit Lumi dans sa narration hollywoodienne. Le charmant beau garçon est en fait le fils d'un PDG et lui-même est le chef d'un réseau narcotrafiquant.

— Euh, d'accord ? Je sais pas si c'est possible, mais ok...

— Et ce beau gosse finira par m'enfermer, car il m'aime trop et me maltraitera moralement. Mais comme il est sexy, musclé avec un passé triste, je devrais avoir de la peine et j'essayerais de l'aider alors qu'il me fout des coups de coude. Et ça se vendra partout dans le monde et tout le monde lira.

— Mais qui lira cette histoire bizarre là ? Faut enfermer l'auteur et les lecteurs, je vois pas qui va trouver la séquestration et le harcèlement romantiques, faut être taré pour ça.

— Beaucoup de gens.

— Hein ?

— Beaucoup de gens, accentuent Lumi en faisant les gros yeux.

— Ok, je suis trop vieux pour ces conneries, je préfère mieux vérifier si tout va bien sur le bateau que d'entendre des histoires perchées comme ça, répond le raton laveur en arquant un sourcil.

— Moi aussi, si tu savais, répond-t-elle.

À la fin de sa narration sérieuse, la jeune fille se redresse pour s'étirer avant d'observer les environs. Où peut bien se rendre ce bateau ? Sa mémoire onirique lui explique de moins en moins les choses ces derniers temps, mais ça ne la dérange pas, Lumi peut tout autant imaginer sa destination. Elle voudrait que ce bateau se rende en Corée du Sud, comme ça elle pourra voir les concerts de ses idoles préférées et finir la journée en se baladant au milieu d'une street food pour déguster des snacks. Des beaux garçons et de la bonne nourriture, il ne lui faut rien d'autre pour la rendre heureuse. Maintenant qu'elle a abordé la romance avec l'archétype d'un livre étrange, l'adolescente interpelle assez vite son ami pour lui poser une question :

— Hey Nouki, avec quel genre d'homme tu m'imagines avec ?

— Un suicidaire, répond-t-il sans ciller.

— Sois sérieux, s'te plaît...

— Pardon, un masochiste, réitère-t-il en tournant la tête innocemment.

— Bon, tu veux faire la planche ? Car apparemment t'insistes beaucoup pour le faire.

Sous cette menace, la créature se rend compte que son verre est vide. Il soupire avant de le jeter par-dessus bord, le contenant disparaît bien avant de toucher l'eau. Nouki finit par hausser des épaules, répondant un peu plus sérieusement à la question de sa créatrice :

— C'est difficile à dire, tu ne montres aucun intérêt pour les gars de ta classe ou de ton entourage. Tu m'en parles jamais, t'en mentionnes aucun, les seuls dont tu me parles sont fictifs.

— Alors non, je parle aussi de mes boy's band et eux, ils existent, t'as pas vu à quel point ils sont classes, ils sont beaux, ils savent bien chanter et danser, en plus, ils sont trop drôles dans les émissions que je regarde, explique-t-elle en énumérant avec ses doigts. Quand je suis archi triste, je les regarde pour me remonter le moral, ils sont un meilleur antidépresseur que les antidépresseurs eux-mêmes.

— Ça revient au même. Comme tes gars fictifs, tes coréens répondent à une demande et jouent la comédie, car c'est leur job. Ils te montrent juste ce qu'ils veulent bien montrer, alors intéresse-toi plutôt aux gens autour de toi, je suis persuadé qu'ils ont beaucoup de choses à te faire découvrir au lieu de baver sur des pixels ou des péquenauds qui vivent à l'autre bout du monde.

Le manque d'enthousiasme et le pragmatisme du raton laveur vexe Lumi qui gonfle ses joues et tourne la tête de dédain. Cette dernière croise les bras, elle ne se fait définitivement pas au comportement de Nouki et ce depuis le temps qu'elle ne peut plus discuter avec son ami sans qu'il se montre désagréable.

— T'es vraiment un rabat-joie et un rageux. Je préfère regarder mes bébés derrière un écran plutôt que d'aller rencontrer des vrais garçons, ils seront jamais aussi gentils que mes beaux idoles.

Nouki ne répond pas et n'insiste pas, il se remet à quatre pattes, pour regarder les alentours. Le ciel et la mer semblent si noirs qu'ils se confondraient presque, donnant l'impression que le bateau flotte dans le néant. L'animal agite ses oreilles, dérangé par cette fine pluie qu'il essaye d'ignorer depuis tout à l'heure. Ce dernier a une intuition étrange qui le met mal à l'aise et sa queue s'agite un peu plus, peut-être à cause de l'humidité ambiante.

— Hey Lumi, viens, on fait le tour du bateau pour être sûr que tout est en ordre ?

— Hein ? Tu veux pas qu'on discute de mes crushs et de ce que j'aimerais chez un homme ? répond-t-elle en faisant la moue.

— Non et de toute façon, ils fuiraient tous en voyant ta chambre et tes livres éclatés, marmonne-t-il dans sa barbe.

— Hein ?

— Viens, on va juste faire un tour pour voir si tout va bien, ça ne devrait pas prendre beaucoup de temps.

— Attends, j'ai cru entendre "livres éclatés", tu m'as clashé là ? demande sa créatrice confuse.

— Hein ? T'as pas dû bien entendre, je disais juste qu'on devrait faire un tour, mais si toi-même t'entends de nulle part que tes livres sont mauvais, c'est que t'as du te rendre compte d'un truc, je lance ça comme ça, réplique l'animal en jetant un regard derrière lui avant de s'avancer.

— Hey non ! Je suis sûre que tu m'as clashé gratuitement, reviens !

Lumi rejoint son ami qui l'ignore, avec un sourire narquois. Les deux amis finissent par longer le passe-avant pour l'inspecter avec quelques lampes murales qui éclairent leur chemin. Oubliant sa petite irritation, la jeune fille ne peut pas s'empêcher de penser que ce bateau pourrait vraiment exister, tout semble cohérent si on ne s'attarde pas sur des détails comme les fleurs qui poussent par-ci, par-là. À quoi aurait-il ressemblé si le rêve était davantage complexe ? Pendant le trajet, Nouki remarque un nid de pie sur le mât, constituant la première incohérence dans ce rêve puisqu'il s'agit d'une structure qu'on peut retrouver sur les grands voiliers comme les navires pirates. L'animal fronce des sourcils, perplexe.

— Mais qu'est-ce que ça fait là ?

— Oh, j'aimais bien les pirates auparavant, car y avait un animé dessus, ça doit être ça.

— Je vois, je vois. J'espère qu'il y aura que ça de pirate.

— J'aurais voulu une voile avec ma tête de mort personnalisée, réplique Lumi avec enthousiasme.

— Moui, j'imagine que ça aurait fait de mal à personne.

— Une tête de mort avec... Hum, avec quoi dessus ?

Pendant que la jeune fille cogite sur cette voile de pirate, les deux amis arrivent vers la poupe du bateau. Nouki s'inquiète de ne pas avoir vu de canot de sauvetage en venant par ici, il y en a peut-être à bâbord ? D'ailleurs, il doit vérifier les ponts supérieurs pour voir où se trouve la passerelle.

— Lumi, on se sépare, tu vas aller voir vers l'aile gauche s'il y a rien de spécial et tu vérifies s'il y a des canots de sauvetage et moi je regarde où se trouve les commandes pour guider ce bateau.

— Bah dans le cockpit, non ?

— Un cockpit ? s'étrangle Nouki avant d'abandonner. Ouais bon, tout est possible en rêve après tout, quand c'est pas archi complexe, ce n'est jamais là où ça doit être, soupire Nouki.

— Ah, c'est vrai. Bah on se revoit où ?

— À l'avant du bateau, notre point de départ quoi.

— Ok, alors à toute, réplique Lumi en empruntant l'autre passe-avant.

Après cette séparation, Nouki grimpe à l'étage supérieur en prenant des escaliers et furète les lieux. Même s'il y a un risque qu'il ne se passe rien par la suite, au vu des contenus vides des précédents rêves, l'animal préfère prendre ses précautions. Il trouve le cockpit du bateau, mais la salle des commandes est totalement vide, pas étonnant, sa créatrice ne doit pas du tout s'y connaître dans ce domaine. Si tout semble normal à l'extérieur, c'est une autre histoire lorsqu'on fouille les intérieurs. Le raton laveur soupire avant de remarquer le nid de pie en hauteur, une ampoule s'allume au-dessus de sa tête et Nouki se dépêche de grimper la longue échelle pour parvenir au sommet. Comme attendu, il y a une barre de navigation, certainement ce qui permet de guider ce bateau, c'est bon, il peut redescendre et rejoindre l'avant du bateau, ça ne prendra pas bien longtemps.

L'animal glisse jusqu'en bas avant de retourner au point d'origine. Il attend sa créatrice qui ne devrait plus en avoir très longtemps puisque sa tâche ne s'avère pas si ardue, en espérant qu'elle confirme la présence des canots de sauvetage de son côté. D'ailleurs c'est même étonnant que ça ne soit pas elle qui soit arrivée en premier ici, mais cette dernière a tendance à traîner inutilement, alors ça n'est pas si surprenant que ça au final. L'animal se couche sur le côté, quelques instants dans le silence, avant de voir la silhouette de Lumi au loin, en train de le saluer. La jeune fille arrive vers son ami et lève son pouce en l'air.

— C'est bon, rien d'anormal à l'horizon.

— Et les canots de sauvetage ?

— Ah. Ils sont bien là, mais bon, c'est pas très importants, il va rien se passer dans ce rêve de
toute façon, répond-t-elle en croisant les bras derrière la tête.

— Peu importe les circonstances, il vaut mieux prendre des précautions, tu sais jamais ce qui peut arriver.

— D'ailleurs, j'ai trouvé à quoi ressemblera mon insigne de pirate : une tête de mort avec un masque de voleur et des oreilles de raton laveur, c'est hyper cool non ?

— Ouais, ouais, j'imagine, rétorque Nouki peu intéressé.

L'animal n'a pas eu le temps de rouler des yeux qu'il se fait gifler par une rafale de vent, manquant d'être expulsé hors du bateau. Par chance, Lumi réussit à le rattraper et se protège d'une soudaine averse. Les deux amis sont habitués à avoir des conditions météorologiques, mais pas aussi violentes qu'une tempête avec des orages. Nouki reste blotti dans les bras de sa créatrice, évitant de subir l'instabilité d'un bateau malmené par la mer en mouvement. La jeune fille ne subit pas ce changement majeur, mais sa vision se trouble, elle se fait menacer d'être expulsée du rêve à tout moment à cause d'une surcharge d'évènements. Dans cette cacophonie incompréhensible, Lumi remarque une grosse silhouette sombre devant le bateau, lorsqu'elle reconnaît ce que c'est, sa mémoire se met à jour.

— Nouki, y a un iceberg devant le bateau !

— Quoi ? s'exclame son interlocuteur qui essaye d'ouvrir les yeux.

— Il y a un iceberg droit devant ! On doit protéger le bateau !

Forcé de prendre sa forme humaine, Nouki quitte les bras de son amie et peut enfin se permettre d'ouvrir les yeux. Une énorme montagne de glace menace de frapper de plein fouet leur embarcation. Sans attendre, ce dernier ordonne à sa créatrice de le suivre en direction du nid de pie, là où se trouve les commandes. S'ils se dépêchent, ils peuvent sauver le bateau et accomplir leur objectif. La course contre la montre s'avère pénible pour Nouki qui doit subir la météo, la plateforme instable et la température basse. Quant à Lumi, ses jambes s'alourdissent à chaque pas, donnant l'impression d'être devenues des pierres, mais se démène sans ménager ses efforts pour suivre le rythme du raton laveur. À l'étage supérieur, Nouki monte les échelles en premier, suivi par son amie qui perd de temps à autre le fil du rêve. Les deux réussissent à se faufiler dans le nid de pie, apercevant l'iceberg qui se rapproche un peu plus à chaque seconde. Dans un premier temps, le petit garçon essaye de tourner la manivelle, mais il manque bien trop d'énergie, essoufflé, il tapote la barre en attirant l'attention de sa créatrice.

— Tourne-la Lumi !

— J-Je sais pas conduire un véhicule, j'ai que quinze ans, bégaye Lumi les mains sur le volant.

— On te demande juste de tourner à droite, pas de conduire un avion espèce d'abrutie, tourne !

Paniquée, Lumi s'exécute et le bateau prend le virage vers la droite, mais à cet instant, sa création s'aperçoit de son erreur d'orientation et se rectifie assez vite.

— Attends, attends, je me suis trompé, c'est de l'autre côté, tourne de l'autre côté !

— C'est pas un peu trop tard là ? s'inquiète Lumi en s'exécutant malgré tout.

Malheureusement, cette mauvaise indication fait perdre du temps et la proue du navire parvient in extremis à éviter l'iceberg. Mais l'instant d'après, un choc violent fait perdre l'équilibre à Nouki qui s'accroche à la rambarde pour ne pas tomber depuis une trop grande hauteur. Un crissement si strident résonne dans l'air que le petit garçon se bouche ses oreilles. Lumi jette un coup d'œil sur tribord, mais il est difficile de bien voir, il pleut toujours autant et sa vision se noircit de temps à autre. C'est son ami qui lui fait comprendre ce qui se passe, l'ayant senti jusque dans la moelle épinière.

— Lumi, c'est mauvais, je crois que l'iceberg a éventré le flanc du bateau, je crois que je n'ai pas été très efficace, explique-t-il en prenant toujours le soin de boucher ses oreilles.

— Ça ira, hein ? rétorque son interlocutrice perplexe.

En réponse, le bateau se met à pencher dangereusement vers le côté droit. Lumi attrape son ami qui manque encore de tomber de leur perchoir et ce dernier s'accroche à elle comme un nouveau-né. Les deux observent le naufrage inexorable de ce bateau et ne peuvent plus rien y faire, l'enfant fait signe qu'il faut descendre le plus vite possible avant de finir piéger tout en haut. Ce dernier utilise le reste de son carburant pour se métamorphoser en parachute et permet à sa créatrice de descendre en douceur. En bas, Nouki s'accroche de nouveau à Lumi pour ne pas trop pencher vers la droite. Essoufflé, il demande :

— Mène-moi aux canots de sauvetage, il faut qu'on se tire vite.

— Ah, les canots de savatage, ils sont à l'aile gauche oui... Je crois, explique-t-elle avec un
sourire nerveux au milieu de ce déluge.

— Comment ça tu "crois" ?

— Désolée, s'excuse Lumi avec un sourire forcé. Mais t'inquiète, je te jure que ça ira !

Le visage du parachute se décompose quand il se rend compte qu'il n'aurait pas du faire confiance à Lumi pour faire l'inspection de l'aile gauche. Fatigué et trempé, Nouki pète un câble, en reprenant sa forme humaine, comme le ciel qui tonne d'un coup et tape sa créatrice en donnant des coups de poing.

— Abrutie, dis-moi pas que t'as pas été vérifier ? T'avais qu'un job, un seul foutu job et tu l'as pas fait ? Mais je vais te noyer, même une star de la téléréalité n'a pas un Q.I. aussi négatif, je vais te noyer dans l'eau maintenant !

— Arrête, arrête, tu me fais mal, j'ai une solution, j'ai une solution ! se défend-t-elle en essayant d'éloigner son interlocuteur.

— Non, t'as pas de solution, t'en as jamais eu, tu vas certainement improviser un truc maintenant et ça sera pire qu'avant !

À ces mots, Nouki s'arrête et la pointe du doigt pour accentuer ses propos, mais Lumi garde un air faussement sûr, au milieu de ce déluge et d'un navire qui va chavirer à un moment où à un autre. Elle secoue la tête et bombe son torse.

— Non, fais-moi confiance, j'ai une excellente solution. Mieux qu'un canot de sauvetage !

***

— Bon, pas excellent-excellent, mais c'est mieux que rien tu me diras.

— Parle-moi encore une fois et je te noie de force.

Lumi se retrouve accroupi sur un bout de bois au milieu de l'océan qui lui fait office de radeau pendant que son ami plonge les jambes dans la flotte par manque de place. Par chance, la météo s'est apaisée et laisse derrière eux un bateau en proie aux flammes, s'enfonçant un peu plus dans l'eau à chaque instant. D'ici quelques heures ou minutes - on n'est jamais trop sûr avec les rêves - il finirait dans les abysses. La vision de la jeune fille s'est stabilisée, mais pas l'humeur de Nouki qui préfère rester silencieux, dos à elle. Après quelque temps, Lumi décide de le relancer pour essayer de détendre l'ambiance.

— Eh, au moins on s'en est sorti non ? C'est pas un canot de sauvetage, mais ça tient bien. Au moins, mon plan n'est pas totalement tombé... à l'eau ! s'esclaffe-t-elle dans sa propre blague.

— Compte pas sur moi pour me noyer dans l'eau histoire de te sauver.

— J'allais pas te demander ça.

L'enfant, saoulé d'être mouillé, regarde dans l'eau pour admirer son reflet. Lumi observe la mer aussi noire que le ciel.

— Tu sais, même si on se trouve au milieu de nulle part, je trouve que le paysage reste tout de même très beau.

— Je trouve que ce paysage aurait été encore plus beau sur le bateau si t'avais pris au sérieux ton rôle de capitaine.

— Eh oh ! Je savais pas que j'étais capitaine, je peux pas tout prévoir !
Nouki émet un soupire, il jette un regard à son interlocutrice, désabusé.

— Ça fait plusieurs rêves que tu ne fais plus aucun effort Lumi. Les tâches sont simples, mais tu cherches toujours à les éviter, je comprends pas pourquoi. À cause de ça, le rêve lui-même devient de plus en plus paresseux. Qu'est-ce que tu essayes de fuir Lumi, l'échec ?

— Alors t'es mal placé de me rejeter la faute toi, je rappelle que si tu savais distinguer ta droite de la gauche, on aurait peut-être pu sauver notre bateau.

— Ça va, s'agace-t-il, j'ai juste un peu de peine avec ça et il me semble que toi aussi.

—De toute façon, ça n'aurait rien changé, que ce soit sur ce bout de ferraille ou sur un canot, notre bateau aurait toujours fait le remake du Titanic derrière, se défend-t-elle.

— Mais tu fais exprès de ne pas comprendre ?

En bougeant un peu trop, le radeau se met à chanceler dangereusement, mais la colère de Nouki enflamme celle de Lumi. Cette dernière se crispe et finit par exploser à son tour.

— Bah va te faire voir, c'est toujours ma faute à t'écouter. Ok, j'ai pas été fichu de regarder si on avait des canots de sauvetage, mais pourquoi ma faute a été décuplée alors que c'est toi qu'a fait couler le bateau ? Peut-être que si t'étais pas un énorme imbécile et que t'avais pas fait tourner ce foutu tas de ferraille vers le bon côté, on n'aurait pas besoin d'aller les chercher ces canots de sauvetage, et peut-être même qu'ils n'ont jamais existé et qu'on en aurait été au même !

— Lumi, je-

— Ah non, non, tu parles plus maintenant. T'es toujours sur ton fichu piédestal à descendre les moindres trucs que je fais, mais la foutu vérité, c'est que t'as jamais essayé de me comprendre, car ton égo de fragile passait avant tout, c'est la seule chose qui te préoccupait, c'est tout, s'écrie-t-elle. En réalité Nouki, depuis le début, c'est toi qui avais le plus peur de l'échec, mais tu n'as jamais voulu te l'admettre !

Cette fois, pendant que Lumi a posé son index sur son ami, le radeau se brise et la jeune fille se met à couler sous l'eau. Sa vision se trouble de plus en plus, cette fois, son débordement d'émotion l'a éjectée du rêve. Une étrange brume flotte devant ses yeux avant de se dissiper et elle perçoit sa peluche inerte dans ses bras. L'adolescente se rend compte qu'elle n'est plus sous l'eau, mais sur le lit de sa chambre. En se redressant, confuse, elle jette un regard à sa peluche raton laveur, même si ce n'est pas la première fois qu'ils se disputent, elle tire la tête tout de même. En tout cas, toute cette histoire de bateau et de mer lui a donné soif. Elle saisit son téléphone pour activer le mode lampe de poche, quitte sa chambre sur la pointe des pieds et
descend les escaliers pour se diriger vers la cuisine.

En ouvrant le frigo, pour prendre un pichet d'eau, l'adolescente se rend compte avec horreur qu'il n'y a plus de gâteau au riz. Définitivement, ce n'est pas son jour ou plutôt sa nuit, Lumi pète un câble en silence, car sa mère dort dans la chambre au rez-de-chaussée et cette dernière risque de s'agacer en la voyant debout à cette heure et il vaudrait mieux la garder de bonne humeur pour lui demander d'acheter ses encas coréens. Pourtant, l'adolescente soupire, sa mère risque de refuser puisqu'elle avait fait la promesse de sortir ces prochains jours. Ce n'est vraiment pas sa nuit, la jeune fille s'affale sur le canapé du salon, beaucoup trop abattue pour boire.

— Personne n'essaye de me comprendre, c'est tellement nul, se marmonne-t-elle.

Le téléphone en main, la jeune fille sent une petite vibration et se demande qui lui envoie un message à cette heure.

« Tu n'arrives pas à dormir ? »

Une surprise de voir son abonnée debout à cette heure. Lumi ne sait que peu de choses à son sujet, c'est une jeune fille qui passe ses vacances en Suisse, mais qui étudie en France, surtout à Paris. Shadowhite donne l'impression d'être quelqu'un avec un rythme de vie normal, du coup, étrange de la voir se connecter à quatre heures du matin. Dans sa réflexion, l'adolescente en
oublie presque de répondre, mais lui envoie finalement un message assez vague :

« Je me suis levée pour aller boire de l'eau. Tu dors pas toi ? :o »

« J'ai parfois du mal à dormir la nuit. Là je me fais une tisane. »

« Oh trop cool, c'est comme si on prenait un verre ensemble pour cette nuit. :D »

Pensant que la conversation s'achevait là, Lumi ouvre l'application youtube pour regarder des vidéos de son groupe d'idoles favoris dans une émission de divertissement. En quelques secondes, elle retrouve le sourire et oublie ses précédentes mésaventures. Pourtant, une notification d'un message de Shadowhite apparaît en haut de l'écran, à sa grande surprise.

« Lunoire, je peux te poser une question ? »

« Ah ui ? Sur quoi ? »

« Dans ton livre sur la découverte de soi, pourquoi tu as choisi le titre "culpabilité et rédemption" avec des images de tournesols en noir et blanc ? »

Lumi reste un moment immobile devant la question, les lèvres plissées. Il s'agit d'un chapitre qu'elle a fait sans réfléchir en regardant le grand tableau du salon, il n'y a aucune histoire derrière le titre ou les images, elle pensait juste que ça sonnerait plus cool et mystérieux comme ça, pourtant elle ne peut pas se résoudre à répondre : "aucune idée, j'lai fait sans réfléchir mdr", alors la jeune fille se concentre afin de faire un message explicatif crédible avec l'aide d'un site de synonyme pour avoir un vocabulaire plus riche. Il lui faudra quelques bonnes minutes pour avoir un résultat assez convaincant.

« Car le tournesol donne l'impression d'avoir été mis à l'écart par le groupe. Hors, comme ces fleurs symbolisent la lumière et la bienveillance, on pourrait croire qu'il aurait commis une faute pour avoir été banni. Pourtant, même dans les photos les plus sombres, il reste toujours une part de lumière, donc une part de rédemption. Alors j'ai fait ce chapitre pour jouer avec la dualité du clair-obscur pour faire comprendre qu'au final, l'un ne fonctionne pas sans l'autre. »

En réalité, Lumi n'a aucune idée de ce qu'elle raconte. Son cerveau n'a pas l'habitude de réfléchir juste après un réveil, surtout en plein milieu de la nuit, elle essaye juste de faire un texte faussement intellectuel avec ce qu'elle a pu apprendre en français, en espérant que ça fera l'affaire. En tout cas, elle doit se l'admettre, elle a mis plus d'effort dans ce message de quelques lignes que dans sa dernière année scolaire. De retour sur sa vidéo de divertissement, elle reçoit une réponse de Shadowhite quelques instants plus tard.

« Est-ce qu'il y a une raison qui t'as poussé à faire ce chapitre ? »

Lumi fronce des sourcils, elle ignore ce que sous-entend son interlocutrice, mais répond honnêtement cette fois.

« Non, pas forcément, l'idée a juste du me frapper l'esprit et je l'ai fait. »

« Merci de ta réponse, j'ai fini ma tisane et je vais y aller. »

« Pas de souci, bonnuit ! ♡ »

Lumi prend la peine de terminer sa vidéo avant de retourner se coucher. Armée de son téléphone lampe torche, elle ne se rend compte que maintenant à quel point sa chambre est plongée dans le noir. La jeune fille fait attention à ne pas marcher sur les babioles qui traînent par terre et se glisse dans son lit, fermant de nouveau les yeux pour s'enfouir dans ses rêves.

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