Chapitre 18 :
Devant la grande médiathèque, Ambre se montre bouche bée, ne reconnaissant plus du tout le lieu qu'elle fréquentait, il y a trois ans seulement. De son côté, son amie cherche un signe quelconque comme quoi l'évènement se passe bien par ici.
— J'crois que c'est ici que ma mère va faire son exposition, mais je vois pas de panneau pour dire qu'elle passe ici.
— Je pense qu'ils vont le sortir le jour de son exposition...
— Ouais, p't-être. Mais je vois pas comment on peut rentrer dedans là, la porte veut pas s'ouvrir.
Pendant que la parisienne observe la nouvelle médiathèque qui est trois fois plus grande que la vieille bibliothèque qu'elle remplace, son amie sautille et fait de grands gestes à travers la porte en verre coulissante pour interpeller un employé, mais sans succès. Cette dernière pousse un râlement et se contente de faire des tours pour évacuer sa frustration. À son tour, Ambre prend le relais pour espérer trouver un bouton qui puisse ouvrir la porte, mais rien.
— Ma mère a dit qu'elle nous attendrait devant l'entrée, mais j'crois qu'elle est rentrée sans nous attendre, scheisse, soupire Lumi.
— Il y a peut-être une autre entrée ?
— Ah p't-être ? Je passe jamais ici, mais y a p't-être une autre entrée.
— On va longer le mur, on finira bien par la trouver.
Son interlocutrice acquiesce, et les deux amies finissent par faire le tour de la médiathèque. Durant le trajet, Ambre regarde le grand bâtiment sans parvenir à retrouver la vieille bibliothèque d'avant. C'en est déstabilisant. Elle venait là, avec son ancien groupe d'amies, pour réviser les examens, et ce n'était pas un lieu très beau visuellement, avec la poussière omniprésente et le bruit constant du plancher qui craque sous les pas. Si à cette époque, elle trouvait ça bien ringard et vieillot, c'est ironique de se dire qu'aujourd'hui, elle y aurait trouvé un certain charme.
— Ça a bien changé ici, finit par dire Ambre.
— Ouais, bof, aucune idée, moi j'envoie ma mère chercher les livres, donc bon.
Lumi ne montre aucun intérêt à cette médiathèque, plutôt obnubilée, dans son monologue, sur l'épisode de Seventeen qu'elle a vu, hier soir. Même si son interlocutrice acquiesce machinalement de la tête, Ambre ne quitte pas le bâtiment du regard. Au bout de quelque temps, à force de longer le mur, les deux amies arrivent sur la terrasse de la médiathèque. À la surprise de ces deux dernières, la mère de Lumi s'y trouve, en train de papoter avec une femme âgée à la table. La recluse écarquille les yeux, interrompt son monologue et montre sa mère de l'index :
— Maman t'étais là !
— Oh Lumi, et bonjour Ambre, le chemin a été ?
— Tu nous avais pas dit qu'il y avait une autre entrée ! On était en train de faire les gros pingouins devant la porte derrière-là pour essayer d'attirer l'attention ! se plaint sa fille.
— Ah ? Je pensais que vous viendrez par ici, c'est l'entrée la plus connue, du côté restaurant.
— Je vais jamais à la médiathèque, comment j'suis censée savoir c'est où l'entrée la plus utilisée ! rétorque Lumi en agitant vivement ses poings.
À table, les deux femmes se mettent à rire devant la dramaturgie excessive de Lumi. Mais cette dernière se contente de soupirer, au moins, elles n'ont pas perdu plus de temps que ça, à chercher l'entrée. Alors la noiraude estompe son agacement, laissant place à une grosse curiosité pour leur tâche aujourd'hui :
— Bon, bon, bon, alors, on fait quoi ? C'est quoi notre mission ? On doit faire des trucs stylés ou pas, au moins, pour l'exposition ?
Excitée, la noiraude sautille sur place, s'imaginant faire des choses incroyables pour la future exposition de sa mère. Cette dernière se contente de sourire et montre du doigt deux torchons sur la table d'à côté. Deux simples torchons de ménage.
— Votre mission sera de nettoyer les tableaux du lieu de l'exposition.
Lumi s'arrête de bouger, d'un coup, avec le sourire figé. Elle déchante :
— Sérieux ?
— Ah, rétorque brièvement Ambre.
— Tu m'avais demandé un travail, du coup en voilà un. Tu seras payée et en plus, vous pourrez commander à boire gratuitement.
La mère montre un sourire lumineux, le même genre de sourire que Lumi peut arborer quand elle n'est pas sûre de ce qu'elle fait ou a commis une bêtise, Ambre confirme qu'elles sont bien mère et fille, rien que pour l'aura similaire qu'elles dégagent toutes les deux. Lumi cherchait bien un travail, mais elle s'imaginait une tâche plus prestigieuse, dans une exposition, que de juste nettoyer les tableaux. Mais un marché reste un marché, elle doit se serrer la ceinture pour la convention dans deux jours et traîne des pieds pour prendre un torchon.
— Y a pas beaucoup de tableaux, hein ?
— Ne t'en fais pas, Lumi.
— Comment ça "ne t'en fais pas" ? Ça répond pas à la question, rétorque-t-elle avec un sourire nerveux.
— Vous serez bien payées.
Sa mère termine la discussion avec un grand sourire. Lumi tourne la tête vers son amie et même cette dernière, bien qu'elle ne le montre pas ouvertement, se montre déçue de juste devoir nettoyer des tableaux. En silence, les deux jeunes adolescentes se résolvent à aller exécuter leur tâche, sous les encouragements de la quadragénaire. À l'entrée de la partie restauration de la médiathèque, les deux amies prennent le temps d'étudier les lieux. Il y a une mezzanine, des lieux pour étudier, un hall immense et le fameux restaurant à l'entrée. La parisienne trouve étrange de voir un lieu si moderne remplacer la vieille bicoque qu'était l'ancienne bibliothèque. C'est lumineux, immense et chaleureux. Ambre ne doute pas que ça aurait enthousiasmé son ancienne elle. En marchant lentement pour balayer tout le hall du regard, Lumi s'arrête soudainement et fixe au loin, comme si quelque chose avait captivé son attention.
— Oui, il y a quelque chose ? questionne Ambre.
— C'est les mangas là-bas non ?
— Je crois ?
Un panneau indique qu'il s'agit d'une étagère contenant les nouveautés des mangas et des bandes dessinées. Attirée comme un papillon de nuit vers la lumière, Lumi ne peut pas s'empêcher d'aller voir cette partie de plus près. Ambre cherche à l'arrêter, mais finit par devoir rejoindre son amie aussi instable qu'un électron libre. Cette dernière attrape un manga en particulier et le feuillette avec un grand sourire aux lèvres. Elle sautille sur place pour extérioriser son excitation et daigne enfin montrer l'objet de son engouement à son amie. Sur la couverture, on peut y voir une jeune fille dans une tenue de sorcière avec un style unique. Ce qui semble être l'héroïne du manga arbore un sourire qui pourrait faire penser à celui de Lumi.
— Regarde Ambre ! C'est "Chocola et Vanilla" ! C'est toute mon enfance. C'est trop génial de voir le manga ici ! J'adorais regarder les trucs comme ça ! Je regardais ça avec Pitchi Pitchi Pitch, Shugo Chara, Magical Doremy, Mew Mew Power, Sailor Moon, c'était tellement génial ! Oh j'y crois pas, c'est tellement génial.
— Ah bon ?
— Oui et puis, je faisais beaucoup ce signe quand j'étais petite, explique-t-elle en faisant un signe V incliné de ses doigts devant son œil. Je faisais comme si je pouvais voir les cœurs et j'essayais d'en amasser un maximum. C'était tellement génial, c'était tellement génial, je me demande pourquoi on doit grandir alors que le meilleur moment c'est juste l'enfance !
Son interlocutrice se contente d'acquiescer, bien qu'elle ne connaisse aucun de ces titres et n'est pas du tout familière avec le genre du magical girl, à part vaguement Sailor Moon. Mais elle n'oublie pas la tâche et tente de rappeler à Lumi qu'il va falloir nettoyer les tableaux au plus vite pour pouvoir rentrer chez elles au plus vite, surtout qu'Ambre ignore combien il va falloir en dépoussiérer. Mais de nouveau, Lumi tombe sur une autre chose qui capte son attention et la montre, sans attendre, à son amie.
— Regarde Ambre, c'est toi ! C'est trop mignon !
Sur la pochette de CD, on peut voir un poussin accompagné d'un œuf cru dans une poussette faite en coquille d'œuf. La politesse d'Ambre disparaît instantanément comme son sourire et cette dernière attrape le CD qu'elle aurait volontiers cassé par terre, mais le repose juste à sa place avant de saisir les bras de son amie pour la traîner de force au lieu de nettoyage, avec un regard irrité.
— Bon, on doit aller nettoyer les tableaux.
— Non ! Tu n'as pas encore lu le résumé, il était encore trop mignon et ça te ressemblait trop. En gros, c'était l'histoire d'un poussin tout smoll-
— Non, coupe Ambre.
— Méchante Shakipiyo ! Méchante !
— C'est qui Shakipiyo ? questionne Ambre avec un regard blasé.
— Le poussin de la jaquette, celui de Gudetama-sama.
— Ne me parle plus.
Le mutisme boudeur d'Ambre ne dure que le temps du chemin. Arrivées à destination, cette dernière écarquille les yeux pour contempler l'immensité de la salle. C'est immense, tellement immense que leur voix et leur pas résonnent en écho. Toute la pièce est en blanc, avec des tableaux de tournesols qui recouvrent certains murs. Également impressionnée, Lumi oublie aussitôt ses mangas pour courir partout et profiter de la sensation de liberté. Ambre, quant à elle, ressent un sentiment contradictoire : elle se sent à la fois impressionnée et écrasée par toute cette grandeur, comme si la lumière qui se reflète partout pourrait l'annihiler en peu de temps.
— Ça a tellement changé ici, pense-t-elle de nouveau.
Sa contemplation prend vite fin, car elle entend Lumi tomber lourdement par terre. La parisienne se retourne vers elle et accourt pour voir comment elle va.
— Ça va, Lumi ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Oh, j'ai cru que je pouvais voler et je me suis souvenue que je pouvais pas quand j'ai pas réussi à voler, en fait.
— Tu es sérieuse ? soupire Ambre blasée.
— Ça ressemblait à un rêve, du coup...
— Je pense que tu sais de base, quand c'est un rêve.
— C'est pas évident quand tu fais des rêves lucides, tu sais ?
— Moui, prends ce chiffon, on va commencer à frotter.
Lumi regarde le chiffon, toujours à terre, ne montrant aucun enthousiasme à faire une tâche ingrate. Et regarde ailleurs, d'un air innocent.
— Tu sais, personne ne remarquera si les tableaux sont pas dépoussiérés. On pourrait tout autant se coucher par terre et regarder le plafond qui ressemble à un plafond avec des étoiles.
— Je sais bien... Mais on est venues ici pour nettoyer un peu.
— Ambre, tu es une fille trop polie, il faut que tu sois une bad bitch parfois, explique Lumi en lui tenant la main avec la plus grande des convictions.
Ambre la regarde, silencieuse, avec un regard pas amusé.
— Ah bon, répond la blondinette sur un ton monotone.
— Ok, c'est absolument pas ce que je devais dire, j'avais oublié ton passé pendant trois secondes. Mais, tu vois....
— Prends ce chiffon et va nettoyer les tableaux, la coupe Ambre.
— Oui madame, répond Lumi sur un ton résolu.
Côte à côte, les deux jeunes filles commencent à nettoyer le plus grand tableau du lieu. Il représente un tournesol séparé par un côté lumineux et obscur, en noir et blanc. Son emplacement rend difficile à savoir si le côté lumineux est provoqué par la lumière naturelle ou s'il provient de la peinture. Cette confusion doit être volontaire, Ambre ne peut pas s'empêcher d'être impressionnée par cette subtilité et tout ce que la peinture dégage. De son côté, Lumi nettoie le côté lumineux du tableau et émet déjà un bâillement, si ce n'était pas pour l'argent, elle serait déjà partie depuis une paye. Pourtant, cette dernière remarque un léger détail :
— Ah, ma mère a beaucoup plus peint, cette fois.
— Ah bon ?
— Ouais, j'pense qu'elle a peint genre deux à trois fois plus que normalement.
— C'est lié à quelque chose ?
— Non, p't-être qu'elle était beaucoup plus inspirée. En plus, elle aime les tournesols, ses meilleurs tableaux sont toujours ceux avec les tournesols, explique-t-elle en haussant les épaules. Moi je dis qu'elle devrait faire des peintures des pigeons. Ce sont des oiseaux tellement sous-cotés, ce serait incroyable une exposition avec que des tableaux de poodgeons.
— Euh... Oui...
Ambre répond avec un sourire poli, elle n'est pas très fan des oiseaux communs, et encore moins des pigeons. Mais Lumi décèle immédiatement l'incertitude dans sa voix et le fait remarquer :
— Eh oh, c'était quoi ce "oui" et ce regard ?
— Rien, rien, je trouve ça intéressant un musée de... pigeons.
— C'est faux ! S'il y avait une traduction à ce "ouais", ce serait "quelle horreur, jamais je donne une pièce pour cette exposition même si on me payait pour aller la voir."
— Ouais... C'est juste que je trouve les pigeons très communs. Comparé aux perroquets, ils m'ont l'air moins intéressants, par exemple.
— Tu ne les as pas bien regarder ! Regarde, ce sont des bouboules, ils font rourou et ils marchent de manière trop drôle. Les pigeons c'est des animaux ultra sous-coté, répond son interlocutrice
en frottant le tableau beaucoup plus fort.
D'une manière théâtrale, Lumi explique la raison pour laquelle elle apprécie les pigeons, mais à la fin de son explication, cette dernière s'arrête de nettoyer le tableau comme si une révélation venait de lui traverser l'esprit. La recluse tape son poing sur la paume de sa main :
— Oh, je comprends pourquoi t'aimerais pas un musée de poodgeon. Toi, tu es une poussinette, donc t'aimerai un musée de pous-
Lumi ne termine pas sa phrase qu'elle se reçoit un chiffon en plein visage, ce qui a failli lui faire perdre l'équilibre, à cause de la surprise, avant de se reprendre in extremis. Ambre se montre irritée, tellement qu'on pourrait voir une aura noire s'émaner de son corps.
— Le prochain que j'envoie, c'est le tableau.
— Arrête Shakipiyo ! Tu es pas censée être aussi sauvage comme ça ! s'esclaffe de rire Lumi.La recluse enlève son chiffon de la tête et la renvoie à son interlocutrice. Cette dernière la récupère, mais pas sans un regret qui lui vient ensuite.
— Désolée de t'avoir jeté le chiffon.
— Hein ?
— Désolée de t'avoir jeter le chiffon sur la tête, répète Ambre plus fort. J'avoue que le geste est parti tout seul.
— Oh non, t'excuse pas. C'était drôle, on dirait une scène dans un manga drôle, j'ai bien aimé.
— T'es particulière.
https://youtu.be/dhENR_wzPUU
— En vrai, j'aimerais te voir agir de manière plus authentique, personnellement, quitte à ce que tu t'énerves plus souvent, admet Lumi en reprenant son dépoussiérage.
— Comment ça ?
— Je sais pas, mais ces derniers temps, j'ai l'impression que tu te montres un peu plus, explique Lumi. Au début, tu étais tellement polie que j'avais l'impression que tu ne me parlais pas vraiment, c'était un peu dérangeant. Mais là, j'aime bien quand tu t'énerves ou que tu me jettes des chiffons, car j'ai dit que t'étais une smollie, c'est marrant.
Ambre se doutait bien qu'elle se montrait très polie, mais elle ne s'attendait pas à ce que ça dérange son amie. Au fond d'elle, la blondinette craint surtout de reprendre le mauvais comportement qu'elle avait, il y a encore quelques années. Elle a donc tendance à se brider énormément, comme si ça permettait de contenir sa face obscure en elle. Cette dernière commence à nettoyer l'herbe du tableau, sans continuer la conversation.
— T'as peur de redevenir comme avant ? questionne Lumi.
— Hein ?
— Est-ce que tu es polie, car t'as peur de redevenir comme avant ?
— Oui. C'est le cas. J'ai toujours peur que le naturel revienne au galop, donc j'essaye de me restreindre.
Ambre serre le chiffon dans sa main et retourne nettoyer le côté obscur du tableau. Pourtant, Lumi se contente de la regarder, toujours avec ce regard indescriptible qui ne laisse transparaître aucune émotion. Cette dernière commence à se balancer, le regard au ciel, vers le plafond qui fait penser à un ciel étoilé.
— J'ai beaucoup aimé ton naturel quand t'as paniqué pour moi quand j'ai monté l'arbre.
La blondinette se crispe lorsque ce souvenir est évoqué. Elle en a honte, car elle a perdu son sang-froid et s'est montrée beaucoup plus vulgaire qu'elle l'aurait voulu. D'ailleurs, ce n'est qu'en rentrant chez elle qu'elle s'est rendue compte avoir appelé les pompiers sans faire exprès, ils n'ont pas dû être contents lorsqu'ils n'ont entendu qu'un silence radio au bout du fil. Une journée remplie de bourdes et de malaises, et pourtant, ça ne semble pas être le point de vue de Lumi.
La parisienne bégaye, n'arrivant pas à formuler ses pensées, surtout quand elle se souvient de son comportement à ce moment. Elle-même ne s'attendait pas à autant paniquer dans cette situation, tellement le comportement de Lumi était au-delà même de l'imprévisible. Mais Ambre ne peut pas se résoudre à accepter qu'elle ait fait preuve d'une réelle inquiétude, ça doit être autre chose. Ambre ne peut pas être une personne empathique, car une personne empathique ne détruit pas la vie d'un individu juste parce qu'il existe.
— Enfin, c'est que... C'est que...
— Moi j'ai été contente, j'ai trouvé ça cool que tu t'inquiètes pour moi !
Lumi se tourne vers le tableau et continue de nettoyer la partie lumineuse du tableau, avec le sourire.
— En plus, tu traînes avec moi, tu as bien voulu devenir une aprofan, tu m'as fait un cours de théâtre, tu m'écoutes parler dans mes délires, tu m'as choisis des tenues, énumère-t-elle. Je ne me suis jamais sentie jugée ou tu ne m'as jamais donné l'impression que je te dégoûtais... Alors je suis contente d'être amie avec toi !
— Je... rétorque son interlocutrice d'une petite voix.
— En tout cas, je te trouve incroyable, termine la recluse.
L'éclat dans les yeux de Lumi donne des frissons à Ambre. Un éclat authentique, des paroles sincères, la parisienne aimerait vraiment être la personne que son amie doit s'imaginer, car elle semble vraiment incroyable. Cette dernière baisse le regard, avec un sourire triste. Lumi ne sait pas ce qu'elle a fait, elle n'était pas présente à ces moments-là, elle n'a pas entendu ce rire
nauséabond.
— ...Tu es beaucoup trop gentille avec moi.
— Pas vraiment, j'ai juste du respect. Moi je trouve ça ouf de savoir que t'as fait tout ça pour aller t'excuser auprès de cette fille, par exemple. Très peu de gens accepteront de faire un dogeza, à cause de leur fierté.
— Dogeza ?
— C'est un truc japonais où tu te mets à genoux. Mais en vrai, la version le plus courant serait juste de t'incliner dans un parfait angle droit pour demander pardon à la personne. Tout bon weeb connaît ce bail, explique Lumi avec l'index levé. Tout ça pour dire que t'as le mérite de vouloir t'excuser.
— Je vois... Mais je ne sais pas s'il faudrait autant me jeter des fleurs pour essayer de réparer une erreur que j'ai moi-même commise, admet Ambre, gênée.
— Bof, dis-toi que t'essayes de la réparer, cette erreur, rétorque Lumi en haussant les épaules. En général, les gens font comme ta pote, là : soit ils oublient, soit ils dédramatisent, soit ils tentent le all-in sur le leader. Là, la Chloé, elle les a tous cochés en un coup.
Ambre garde le silence. Lumi est tellement sereine, presque en toute circonstance, que ça la déstabilise. Est-ce qu'elle ne l'a pas haï au moins une fois, quand elle a su le passé d'Ambre ? Pourquoi autant la glorifier ? La recluse s'arrête de nettoyer de son côté, éclatant de propreté, et s'approche du côté de son amie, en nettoyant le tournesol qui sépare le tableau
— En plus, si tu savais à quel point les harcelés voudraient avoir ce genre de chose : avoir leur ancien harceleur qui fait tout un chemin, même d'un autre pays, pour venir s'excuser réellement auprès d'eux et reconnaître toute la merde qu'ils leur ont fait subir. C'est comme le salut dans Madoka Magica où t'as tout ton truc obscur qui part d'un coup ! explique Lumi avec des gestes. Mais c'est un salut beaucoup trop rare. Bien trop rare. Certains doivent vivre avec un fardeau toute leur vie.
Peut-être que c'est le lieu vide qui donne cette impression, mais Ambre décèle de la tristesse et des regrets dans la voix de son amie, malgré son sourire sur ses lèvres. Depuis le début de leur rencontre, la parisienne n'avait jamais posé la moindre question sur la vie privée de Lumi, malgré quelques suspicions, mais à ce moment là, la question sort toute seule :
— Lumi, est-ce que tu as été... harcelée ?
Son interlocutrice arrête de nettoyer le tableau, laissant un moment de silence envahir l'espace immense du hall. Au bout d'un moment, elle tourne la tête vers Ambre, avec un rire gêné :
— Je pense pas que j'ai été vraiment harcelée comme l'a été cette Miki. Les gens se sont plutôt contentés de m'ignorer ou de se moquer dans mon dos dans ma classe.
— Ah, désolée...
— T'inquiète. Je cherchais des amis et je me suis juste couverte de ridicule, car j'étais pas ultra intelligente. J'ai compris bien trop tard que personne ne voulait traîner avec moi.
Ambre regrette d'avoir posé une question aussi maladroite, surtout qu'elle se doutait de la réponse. Pourtant, Lumi ne semble pas tant affectée par cette période de sa vie, à première vue, elle semble beaucoup plus dynamique, d'ailleurs. Cette dernière arrive sur le côté d'Ambre, la surprenant au passage, et nettoie vivement l'obscurité de ce côté-ci :
— Mais aujourd'hui ça va ! Tu as été la meilleure amie que j'aie pu avoir, maintenant. Je suis contente de faire des trucs d'ados, de faire des sorties, de discuter avec une fille de mon âge et lui parler de Seventeen. Donc ça va !
De nouveau, la parisienne marque un silence. Devant la lumière que dégage son amie, elle écarquille des yeux en revoyant cette source de bienveillance qu'elle a aperçu durant le cours de théâtre. Pourtant, elle ne peut pas s'empêcher de se crisper : est-ce qu'elle a le droit d'être autant complimentée et admirée, surtout après avoir causé une lourde souffrance ? La blondinette ne peut pas s'empêcher d'être tiraillée par deux pensées opposées : celle d'accepter ces compliments et celle qui l'en interdit. Avant qu'elle puisse rétorquer quoi que ce soit, Lumi
glisse une petite parenthèse.
— Et en plus, tu te préoccupes de savoir si je suis blessée ou pas, déjà un truc de plus que tu fais de mieux que ma meilleure amie, là, explique-t-elle avec une expression blasée.
— Quoi ?
— Feur, rétorque-t-elle avant de changer de sujet pour revenir à leur objectif initial. Bon, c'est chaud, car on a fait qu'un tableau jusqu'à maintenant et qu'on a des dizaines à faire par la suite. Ambre se montre déstabilisée, elle bégaye puisqu'elle perd le fil de la conversation. Ce n'est pas la première fois que Lumi passe du coq à l'âne de cette manière, mais c'est la première fois que la blondinette voulait revenir sur ce qui a été dit. Mais elle se tait à la dernière minute, se doutant que ça doit être un souvenir gênant ou peut-être douloureux pour son amie, c'est inutile de remuer le couteau. Alors Ambre suit le rythme imposée par Lumi et rétorque, un peu embarrassée :
— C'est vrai que j'ai pas beaucoup aidé.
— Ah t'inquiète, j'avance plus vite en discutant de manière philosophique. Je peux te dire que le tableau là, on l'a bien bien nettoyé, c'est une boule disco maintenant. Ça doit même briller si on éteint la lumière.
— Ouais, mais en vrai, je pense que ça devrait aller, il n'y a que des petits tableaux ensuite.
— Humpf... J'ai pas envie, j'suis déjà fatiguée avec un tableau. Allez viens Bybyche, on se couche par terre, on regarde le plafond pendant une heure et on ira leur dire qu'on a nettoyé, personne n'en saura rien, explique Lumi en se couchant déjà par terre.
— Allez, il ne reste plus grand-chose, on n'aura qu'à passer un coup de torchon rapide.
— Ambrie ! S.t.p. ! Couchons-nous par terre, j'suis fatiguée !Lumi tente d'attraper la cheville de son amie, mais cette dernière l'évite in extremis pour aller nettoyer un petit tableau pas loin, provoquant un faux pleur bruyant. Il ne faudra que quelques minutes pour que la recluse se décide d'aller passer un coup de torchon sur un autre tableau. Pendant ce moment de silence, Ambre ne peut pas s'empêcher de repenser à leur discussion sérieuse. La mère de son amie l'avait dit, la veille, que sa fille donnait l'impression de vivre constamment dans une pièce de théâtre, mais qu'en est-il quand les rideaux sont baissés ?
***
Devant les deux femmes en train de siroter un thé et des biscuits, Ambre et Lumi arrivent, comme des zombies. Elles ont passé trois heures à dépoussiérer des tournesols de fond en comble, tellement qu'elles ont l'impression d'en voir partout. Les cheveux de la blondinette sont en pagaille pendant que la recluse pourrait s'écrouler par terre, pour s'allonger et reposer son dos. La mère laisse échapper un petit rire devant des expressions aussi graves comme si ces deux jeunes ados revenaient d'une longue guerre rude.
— Ça a été ? demande-t-elle.
— S'te plaît maman, dis-nous au moins que tu nous payes très bien. Car je crois qu'en rentrant, je dors direct pour au moins quinze heures.
— Oui, oui, c'est bien payé, vous pouvez aller prendre une boisson, déjà.
— J'espère que c'est froide... Je prendrai du coca. Et toi Ambriche ?
— Hum... dit-elle avec un moment de réflexion avant de donner une réponse. Je prendrai du sprite ou de la limonade.
— Très bien, je vais aller chercher les boissons, explique la vieille femme qui était restée silencieuse jusque là.
Cette dernière se lève de table, sauf que la mère de Lumi l'en empêche, lui faisant signe de rester assise, et se lève à son tour :
— Non, non, laissez-moi faire.
— Tu es notre invitée Héloïse, je vais aller les chercher, ne t'en fais pas.
La dénommée Héloïse se rassoit, elle ne va pas chercher à débattre sur la personne qui va aller chercher deux verres de boissons gazeuse. Satisfaite, la senior quitte la table pour entrer dans la médiathèque, laissant Ambre, Lumi et sa mère ensemble. Si Lumi n'attend pas pour s'affaler directement sur une table et se reposer de cette dure après-midi qui n'a rien d'une journée de vacance, Ambre ne peut pas s'empêcher d'être intriguée par une question qui lui taraudait déjà l'esprit pendant la séance de nettoyage, elle s'approche de la quadragénaire qui l'accueille en souriant :
— Oui, Ambre ? demande-t-elle déjà.
— Ah, euh, je voulais connaître le thème de l'exposition, en fait. Est-ce que c'est les tournesols ?
— J'suis sûre que c'est l'esclavage des enfants, car c'était ultra fatiguant, commente Lumi la tête enfouit dans ses mains.
— C'est toi qui voulais un travail Lumi, répond sa mère.
— Ouais bah, je voulais un travail simple où je fais rien et je gagne de l'argent quand même, comme le président français. Je reste une feignasse, moi.
Sa mère hausse les sourcils, habituée à ce comportement mollasson. Elle revient vers Ambre, pour répondre à sa question.
— Non, le thème n'est pas les tournesols, le thème est "L'ombre et la lumière".
— Hein ? Ah bon ? demande Ambre surprise. Pour quelle raison ?
— Le tournesol est ma fleur préférée, il s'agit d'une fleur que beaucoup de monde assimile à la lumière. Pourtant, je ne la vois pas comme le symbole de ça, mais celle de l'obscurité. Le tournesol me fait penser à une fleur qui est obsédée par la lumière pour avoir ce qu'elle n'a pas. Donc j'ai basé mon exposition autour de cette image.
— Je vois, rétorque la blondinette pensive. C'est plutôt poétique. Je ne pensais pas que c'était pour cette raison que vous aimiez autant les tournesols.
— Oh non, ce n'est pas pour cette raison. La raison pour laquelle j'aime ces fleurs, c'est initialement parce que je suis tombée, par hasard, sur un champ de tournesols dans une de mes promenades et ça m'a créé beaucoup d'inspiration.
— Ah bon ? Ce champ de tournesols se trouve où ? questionne la parisienne curieuse.
— Pas loin d'ici.
Cette réponse réveille Lumi de son semi-coma, elle lève brusquement la tête et regarde sa mère avec une expression perplexe. Apparemment, elle ne semble pas avoir connu ce fameux champ.
— Whot, un champ de tournesol en Suisse ? C'est quoi cette sorcellerie ?
— Je t'en ai déjà parlé, Lumi, répond la quadragénaire avec le sourcil arqué.
— Ah bah je devais avoir mon casque ou j'étais pas concentrée, se défend sa fille en faisant une petite moue, avant de marmonner dans sa barbe, s'enfermant dans son monologue. En même temps, je me souviens pas de grand-chose quand c'est pas dans mes centres d'intérêts, encore moins si j'suis pas concentrée...
— Mais oui, il y a bien un champ de tournesol pas loin. Si vous voulez, je peux vous y emmener demain, avant le début de mon exposition.
La proposition de la mère fait mouche, Lumi est très intéressée à l'idée de voir ce grand champ en question et même Ambre se montre curieuse de savoir à quoi ça peut ressembler et si c'est aussi impressionnant que dans ses pensées. De toute manière, c'est acté, elles n'ont rien à faire d'autre demain.
— Allons-y, allons-o, emmène-nous là-bas ! accepte Lumi.
— Très bien, très bien, soyez prêtes à midi au moins.
L'arrivée de la femme âgée met fin à cette conversation. Ambre rejoint Lumi, pour aller boire les boissons qui ont été apportées et les deux amies discutent des préparatifs de demain. Fatiguée, la directrice s'assoit, de nouveau, à la table avec son amie Héloïse. Cette dernière l'accueille chaleureusement.
— Désolée de t'avoir laissé faire une tâche ingrate.
— Non non, tu es mon invitée, ça ne me dérange pas du tout, réplique-t-elle avec le sourire. Je trouve ça juste dommage que ce soit la dernière fois que tu viennes ici.
— Ah, je le sais bien. La peinture fait partie intégrante de ma vie, mais je ne veux pas détériorer ma santé à force de traîner trop longtemps dans mon atelier. J'aimerai épauler ma fille jusqu'à ce qu'elle soit indépendante.
— C'est dommage alors, mais je respecte ton choix.
— Ne t'en fais pas. J'ai fait le tour de ce que je voulais retranscrire dans mes peintures, donc c'était le bon moment pour s'arrêter.
Cette dernière touille machinalement son thé, même s'il n'en reste plus rien. Le liquide avec quelques résidus de feuilles traînent au fond. Malgré ça, Héloïse ingère tout de même les dernières gouttes avant de remettre le verre sur sa sous-tasse. Son interlocutrice acquiesce, pas sans cacher une légère tristesse ou déception à cette nouvelle, elle rétorque sereinement avec le sourire :
— En tout cas, on prendra soin de tes œuvres, elles seront bien conservées et sécurisées.
— Merci, je n'en doute pas.
— D'ailleurs, pour ce qui est du grand tableau, tu penses le garder ? Ça m'étonne juste, car il est très grand.
— Non, je pense le vendre aux enchères, peu après la fin de l'exposition.La directrice écarquille les yeux, très surprise en apprenant ça. Elle ne peut pas s'empêcher de froncer les sourcils, déstabilisée :
— Ah ? Je suis très surprise. En général, tu ne vends jamais les œuvres autour des tournesols. Est-ce que je pourrai connaître la raison de ce changement, par curiosité ?
— Une intuition, sourit Héloïse avec un éclat dans ses yeux. Je sens qu'il y aura une future bonne nouvelle. Alors je vends ce tableau pour gagner un dernier pactole, histoire de m'y préparer.
— Oh, alors je ne poserai pas plus de questions que ça. J'espère que tout se passera bien, rétorque amusée son interlocutrice. Du coup, est-ce que tu vas nommer ce tableau pour les enchères ou le laisser sans titre ?
La mère de Lumi jette un regard vers sa fille avec son amie qui discute joyeusement de sujets
anodins. Un sourire qu'elle est heureuse de revoir. Cette dernière finit par répondre :
— Je pense le nommer "Lumière et L'espoir".
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