Chapitre 9

Mostès abattit trois fois son poing sur la porte. Au bout de quelques secondes, elle s'ouvrit et laissa entr'apercevoir le visage rond de Danney.

- Tu es là ? s'exclama-t-elle. Je pensais que tu étais parti sans moi !

- Pourquoi ? s'étonna le jeune homme.

- Je t'ai cherché partout, et tu n'étais nulle part.

Un sourire s'étira sur les lèvres de Mostès. Si, la veille, il avait été sceptique et plein de questionnements face à Danney, il retrouvait maintenant sa bonne humeur habituelle.

- Tu vas voir, on ne se débarrasse pas de moi comme ça, rétorqua-t-il, malicieux. En fait, je suis allé te chercher des vêtements... disons... plus convenables que ceux-ci.

Il pointa du doigt les habits que la jeune femme portait, sales et troués.

- Et dépêche-toi, la route sera longue aujourd'hui ! lança Mostès en repartant.

Et il planta Danney devant sa porte. Elle affichait un air outré pour dissimuler un grand sourire. Mostès avait beau avoir du mal à se l'admettre, il était heureux de ne pas continuer son trajet seul.

La journée était déjà bien avancée lorsqu'ils firent la première pause. Ils avaient marché durant de longues heures sans croiser âme qui vive et, si Mostès semblait ne pas être fatigué, Danney avait mal aux pieds et était très éprouvée.

- Du nerf, Danney ! la taquina Mostès. Il faut faire plus d'exercice physique si tu veux être en forme !

- Excuse-moi, mais j'avais autre chose à penser qu'à ça ces derniers temps, répliqua-t-elle avec un sourire.

- Et encore, tu as de la chance, continua le jeune homme. On est à l'ombre dans la forêt, je te laisse imaginer au soleil...

- C'est bon ! le coupa-t-elle. Je n'ai pas besoin que tu me détailles le calvaire que je vais vivre prochainement, ça ne me fera pas partir et abandonner mon but !

- Eh bien j'ai raté mon coup, alors, plaisanta Mostès.

Le jeune homme s'assit sur un rocher, contemplant les arbres devant lui. Il avait l'impression de discuter avec ses anciens amis et d'être un peu plus lui-même lorsqu'il plaisantait ainsi. Avec désormais Danney avec lui, même si cette dernière avait une expérience du combat plutôt limitée, il lui semblait qu'il se rapprochait de son but. Elle lui serait utile. Il déchiffrait une inexplicable sincérité dans les yeux de la jeune fille, et il était presque certain de pouvoir lui faire confiance.

De plus, avoir une présence à ses côtés était un atout indéniable pour éviter de sombrer dans le désespoir. Et Danney s'avérait être plutôt sympathique, même si Mostès n'éprouvait toujours aucune compassion à son égard.

- On repart ! lança-t-il en se levant brusquement.

- D'accord, deux petites secondes, dit Danney qui remettait ses chaussures.

- Tu aurais pu faire ça avant, on perd du temps, répliqua sèchement Mostès.

Le ton qu'il avait employé n'était pas habituel chez lui, et même Danney, qui le connaissait depuis un jour à peine, fut surprise. Lui qui était plaisantin quelques minutes auparavant était devenu froid et fermé.

- Je suis désolée, bredouilla-t-elle, un peu déboussolée. Je me dépêche.

Ils reprirent ainsi leur route en silence, se dirigeant toujours vers le Sud.

Arriva le soir et Mostès et Danney s'arrêtèrent dans une auberge pour reprendre des forces. Les deux voyageurs, assis à une table, échangeaient quelques banalités, la tension de la journée étant retombée.

- Tu vois cet homme, là-bas ? demanda soudain Danney en faisant un discret signe du menton.

- Celui qui vient d'entrer ? s'enquit Mostès.

- Oui, exactement, confirma-t-elle. Observe-le attentivement.

Le jeune homme s'exécuta, sachant pertinemment que Danney avait une bonne raison de le lui demander. L'homme en question s'avançait entre les tables jusqu'au comptoir, où il s'accouda et commanda un verre. Il se tenait dos à Mostès, ce qui empêchait ce dernier de voir son visage. Toutefois, le jeune homme pût apercevoir des cheveux très sombres et une carrure impressionnante. Il ne sût cependant pas pourquoi Danney lui accordait tant d'attention.

- Qu'est-ce qu'il a, cet homme ? la questionna alors Mostès.

- Il respire la détermination, répondit simplement Danney après avoir bu quelques gorgées. Il marche droit, tendu et fier. Je serai prête à parier que cet homme n'a plus qu'un seul but dans sa vie : la vengeance.

Étonné, Mostès reporta son attention sur l'homme et constata que sa camarade avait peut-être raison.

- Et donc ? reprit-il. Pourquoi tu me dis ça ?

La jeune fille sourit de toutes ses dents, ce qui lui donna un air joyeux et enfantin.

- Il pourrait peut-être venir avec nous, nous avons besoin de gens qui partagent le même objectif que le nôtre.

- Mais qui te dit qu'il a le même but que nous ?

- Personne, mais lui me le dira.

Danney se leva sans prévenir et traversa la salle en direction du comptoir. Les hommes se retournaient sur son passage en la dévorant des yeux ; les femmes devaient être rares dans cette auberge pour voyageurs. Mostès, quant à lui, fut un peu surpris. Il n'avait pas cerné le côté décidé de la personnalité de Danney. Il observa celle-ci du coin de l'œil, suivant le situation de loin.

Elle s'était à son tour accoudée au comptoir, mais l'homme ne semblait pas lui accorder le moindre intérêt. Elle lui parlait sans discontinuer et faisait des gestes pour accompagner ses paroles. Ce que Mostès pouvait voir de la situation s'arrêtait là, mais il guettait tout de même un petit signe de Danney.

Au bout de quelques minutes, l'homme se leva, suivi de la jeune femme, et ils se dirigèrent vers la porte arrière de l'auberge, là où tous les ivrognes devaient se retrouver en fin de nuit pour s'écrouler par terre. Mostès intercepta un regard de Danney qui l'incitait à la suivre. Il attendit alors quelques instants, pour que rien ne paraisse suspect, puis il s'avança à son tour vers la porte du fond.

Il se faufila à l'extérieur et referma derrière lui. L'homme se tenait là, adossé contre le mur, et Danney se trouvait à quelques mètres de lui. Mostès pût enfin découvrir le visage de l'homme. À sa grande surprise, sa peau était de couleur brune, ce qui était extrêmement rare dans les environs.

- Bon, soupira Danney pour engager la conversation. Sinoran, voici Mostès, qui voyage avec moi, et Mostès, voici Sinoran.

Ils se détaillèrent sans prononcer une parole, chacun cherchant à mieux connaître l'autre. Finalement, Mostès lâcha, méfiant :

- Qu'est-ce que tu cherches ?

- Je veux tuer le Roi, répondit simplement Sinoran, la mâchoire crispée.

Mostès et Danney échangèrent un regard surpris. Qui était cet homme pour partager aussi rapidement ses intentions avec des inconnus, et surtout des intentions aussi radicales ?

- Et tu cherches des personnes pour t'accompagner ? questionna Mostès.

- J'ai déjà suivi pas mal de personnes, mais elles ont échoué ou se sont avérées être des traîtres.

- Et tu n'as pas peur que nous en soyons, nous ?

- Si c'est le cas, je n'aurais qu'à vous éliminer.

Mostès avait eu raison de se méfier de cet étranger, il paraissait assez dangereux. Toutefois, il avait l'air sûr de lui et apte à se battre, ce qui était un atout non négligeable. Cet homme ne semblait pas être allié à quelqu'un, que ce soit au Gouvernement ou à un groupe. Après une rapide réflexion, il se décida à révéler :

- Nous nous rendons dans les palais principaux, nous aussi. Qu'est-ce que tu dirais de venir avec nous ?

Il ne savait pas s'il avait fait le bon choix. Une lueur dangereuse passa dans le regard noir de Sinoran. Soudain, celui-ci se rua sur Mostès, le projetant contre le mur de la ruelle sous le regard effaré de Danney. Mostès dégaina de justesse son épée pour parer le coup que tentait de lui infliger Sinoran avec la sienne, plus lourde.

Les lames s'entrechoquaient rapidement. Si Mostès avait été au début surpris, il avait maintenant repris le contrôle de la situation, habitué à se battre. Il évita au dernier moment un coup de pied lancé par Sinoran au niveau de ses jambes, mais ne pût anticiper le second, violent, qui vint le faucher. Le jeune homme tomba lourdement à terre, sa tête cognant contre la pierre. Il eût juste le temps de reprendre ses esprits pour envoyer un coup de pied dans le bras de Sinoran dans le but de lui faire lâcher son épée.

Sa technique fonctionna et l'arme gicla plusieurs mètres plus loin. Sinoran se précipita sur Mostès, toujours à terre, et tenta de lui enserrer le cou de ses deux mains.

- Vous êtes venus me tuer, mais vous ne m'aurez pas, grogna Sinoran en resserrant son étreinte.

Mostès enchaînait les coups de pieds et les coups de poings, mais rien ne semblait pouvoir faire lâcher prise à Sinoran, qui était beaucoup plus musclé que le jeune homme. Soudain, un poignard se posa sur le cou de Sinoran et s'enfonça légèrement, laissant un filet de sang glisser sur sa peau. Danney était arrivée dans son dos, le prenant au dépourvu. Il desserra alors lentement son étreinte pour se redresser. Mostès en profita pour lui aussi dégainer une dague et la pointer sur Sinoran.

Tous étaient debout et la tension était palpable. Mostès s'avança alors vers son agresseur et lança rudement :

- Regarde mes yeux ! Regarde-les !

Sinoran le défia du regard mais ne prononça pas un mot.

- Ils sont gris ! Tu sais ce que ça signifie ? Est-ce que tu le sais ?

Devant le silence obstiné de son interlocuteur, Mostès poursuivit :

- Je suis un Alchimiste, tu comprends ? Les autres tels que moi ont été décimés, et le Roi m'a pris en chasse à cause de ça. Tu crois encore que je suis à son service ?

Sinoran ne répondit rien, tous les muscles de son visage contractés.

- Est-ce que tu crois que je suis au service du Roi ? répéta Mostès en haussant la voix. 

- Non, dit finalement Sinoran d'un ton neutre. Je te crois, j'ai déjà entendu parler des Alchimistes.

Mostès ne pût s'empêcher de hausser les sourcils pour marquer son étonnement. Il s'était attendu à ce que Sinoran se rue à nouveau sur lui et non pas à ce qu'il lui parle aussi calmement. Et sa surprise ne s'était qu'agrandie lorsqu'il avait affirmé connaître les Alchimistes.

- Mais si tu es un Alchimiste, tu dois avoir des capacités, n'est-ce pas ? continua Sinoran.

Mostès se fit la réflexion que cet homme en savait plus que ce qu'il en laissait paraître.

- Effectivement, confirma le jeune homme.

Même s'il aurait dû se méfier après ce qu'il venait de se passer, il ne pouvait s'empêcher de penser à l'avenir et de voir en Sinoran un allié de taille. Mostès se décida et planta son regard gris orageux dans celui de Sinoran, intensément noir. Il avait désormais appris à parfaitement contrôler son pouvoir et à en faire usage lorsqu'il le souhaitait.

Soudain, Mostès tituba de quelques pas en arrière. Il s'était heurté à quelque chose chez Sinoran, ce qui ne lui était jamais arrivé auparavant. Il était sonné et fit un immense effort pour reprendre ses esprits.

Sinoran éclata d'un grand rire grave. Danney, restée un peu en retrait, suivait la scène avec un air ébahi, ne comprenant pas tout.

- J'ai compris ce que tu as voulu faire, lança Sinoran à Mostès, mais ça ne marchera pas sur moi.

Comment était-ce possible ? Mostès avait toujours réussi à faire éprouver aux gens leur plus grande peur ou leur plus grand cauchemar. Cet homme-là n'avait-il donc aucune peur ? Cela paraissait impossible. Ou peut-être avait-il développé, par un quelconque moyen, un manière d'échapper aux pouvoirs des Alchimistes ?

- Comment est-ce possible ? demanda Mostès qui allait de surprise en surprise.

Sinoran ne répondit rien et alla simplement chercher son épée, posée par terre quelques pas plus loin. Il la rengaina et se tourna vers Mostès et Danney.

- Très bien, j'accepte de faire route avec vous, affirma-t-il. Retrouvons-nous demain matin ici-même, avant l'aube.

Sur ce, Sinoran se retourna et s'enfonça en marchant calmement dans la nuit. Mostès échangea un regard chargé d'incompréhension avec Danney.

- Va te reposer, lui intima le jeune homme. On se rejoint ici demain matin ici, comme... il l'a dit.

- D'accord, acquiesça-t-elle. Je ne te demande pas où tu comptes dormir ce soir ?

- Non, effectivement, confirma Mostès avec un sourire fatigué. Et au fait, merci de m'avoir aidé, tout à l'heure.

Ils se séparèrent sur ces dernières paroles. Mostès laissa Danney et sortit de la petite ville pour s'engouffrer dans la forêt. Il se sentait épuisé et vidé, et c'était la première fois depuis le début de son périple. Les événements de la journée l'avaient chamboulé. Et pourtant, il avait l'impression de s'être rapproché de Danney. Il comptait sur elle beaucoup plus qu'il ne se l'était imaginé, surtout depuis sa rencontre avec ce mystérieux Sinoran.

Arrivé dans la forêt, il dégaina son épée et enchaîna rapidement des mouvements malgré sa fatigue. Sinoran l'avait attaqué et il n'avait pas été en mesure de se défendre seul. Cette défaite lui laissait un goût amer. Mostès passa le reste de la nuit à tenter de parfaire son entraînement, déterminé.  

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