Chapitre 8
Depuis une petite semaine, Mostès progressait inlassablement vers le Sud. Il n'empruntait pas les routes et sillonnait plutôt les petites forêts et les champs, de peur que des membres de la Confrérie des Ombres ne soient à ses trousses. Le jeune homme avait brisé le serment qu'il leur avait fait, et un tel affront ne resterait pas impuni. Surtout qu'il possédait des informations confidentielles, comme où se trouvait le siège de la Confrérie, même s'il n'avait aucun intérêt à les dévoiler. Mostès avait, pendant sa route, essuyé quelques attaques, mais ce n'était souvent que des brigands ou des vagabonds affamés.
Ce soir là, Mostès se trouvait à l'entrée d'une ville, sans parvenir à se décider ou non d'entrer. Il s'exposerait aux yeux des autres et augmenterait ses chances de se faire repérer, mais il avait envie de rassasier son estomac. Plus qu'une envie, c'était en réalité un besoin. Le problème fut vite résolu ; Mostès rabattit sa capuche grise sur sa tête et pénétra dans l'enceinte de la ville.
Ses yeux se baladèrent partout, scrutant tous les détails. Le jeune homme cherchait de préférence un endroit où il pourrait voler un peu de nourriture ou récupérer quelques aliments abandonnés dans la rue. Il se rendrait sinon dans une taverne ou une auberge, mais c'était les meilleurs endroits pour faire de mauvaises rencontres.
Mostès avisa soudain une petite ruelle, à l'arrière d'une auberge bruyante, où il semblait apercevoir de la nourriture entreposée, sûrement une réserve. Une grande grille fermait la ruelle, mais le jeune homme l'escalada en quelques mouvements agiles et se retrouva rapidement de l'autre côté. Il ne devait pas traîner la : dans un endroit fermé, une embuscade pouvait être fatale, même si les toits constituaient toujours un échappatoire.
Il saisit une miche de pain, une pomme. Il allait s'emparer d'un morceau de fromage lorsqu'il sentit un métal froid sur la peau son cou. Mostès se releva lentement en levant les mains et en lâchant ce qu'il tenait. Quelqu'un l'avait retrouvé. Malheureusement. Pour son agresseur. Sans que celui-ci n'ait pu réaliser ce qui lui arrivait, Mostès se retourna et le plaqua contre le mur, un bras tordu dans un angle inquiétant et une dague sur le cou.
À la grande surprise du jeune homme, son agresseur s'avérait être une jeune femme, plutôt petite d'ailleurs, qui paraissait vraiment effrayée. Des larmes de peur remplissaient ses yeux noisettes. Ses cheveux bruns clairs, coupés courts, étaient ébouriffés et en désordre.
Étonné d'avoir affaire à une femme, Mostès réfléchit quelques secondes avant de relâcher son emprise et de ranger sa dague. Elle poussa un profond soupir et s'assit sur le sol humide. Lui tournant le dos, Mostès remit sa cape et abandonna son maigre repas : cette réserve devait servir de garde-manger à cette clandestine, et chaparder de la nourriture en trop grande quantité pourrait la mettre en danger. Le jeune homme fut surpris par cet élan de générosité venant de sa part, qu'il n'avait d'habitude pas envers les personnes qui essayaient de le tuer. Il haussa les épaules et décida de finalement manger à l'auberge.
Mostès franchit la grille dans l'autre sens et entra dans l'auberge, la capuche toujours sur sa tête. Il s'attabla dans un coin après avoir commandé une assiette au patron, puis jeta des regards furtifs autour de lui. Il n'était pas rassuré, ces endroits surpeuplés lui donnaient la chair de poule ; il avait la désagréable impression que des tueurs rôdaient dans tous les recoins.
Soudain, la chaise à côté de lui bougea. Mostès se tourna brusquement, la main sur un couteau, près à attaquer. Il remarqua, non sans un peu d'étonnement, que la personne assise à côté de lui n'était autre que la jeune femme qui avait l'avait menacé quelques minutes auparavant.
- Salut ! lança-t-elle.
Ses yeux noisettes ne débordaient plus de larmes et elle semblait même joyeuse, enfin si l'on faisait abstraction de l'état dans lequel elle se trouvait. Des déchirures striaient ses vêtements et des traces de coups se dessinaient sur sa peau. C'était sans compter la saleté qui semblait s'accumuler sur sa peau et sa courte chevelure. Toutefois, Mostès gardait la main sur son couteau, méfiant. Cette fille lui avait déjà mis un poignard sur la gorge.
- Je voulais te remercier, pour tout à l'heure, reprit-elle, ignorant la mine fermée de son interlocuteur. Tu aurais pu me tuer, mais tu ne l'as pas fait. Peu de gens comme toi m'aurait laissé la vie sauve.
- Peu de gens comme moi ? releva le jeune homme.
- Oui, je veux dire des assassins.
Ses paroles intriguèrent Mostès, mais il se garda bien de le montrer. Comment cette fille savait-elle qu'il était, en partie du moins, un Assassin ? Son naturel sociable l'incitait à discuter avec elle, pour en apprendre plus sur sa personne et pour sortir de la solitude, mais sa méfiance l'en empêchait. Il ne savait pas qui était cette étrangère et pourquoi elle venait lui parler.
- Tu devrais faire attention, marmonna Mostès en dépit de ses doutes. Ne pas attaquer plus fort que soit.
- Même quand celui-ci vole ma nourriture ? s'enquit-elle, un brin malicieuse.
Mostès ne répondit pas. « Ne pas attaquer plus fort que soit », c'est ce que lui avait un jour dit Dovol lors de son apprentissage.
- Qu'est-ce que tu cherches ? demanda soudain la jeune femme.
- Quoi ? répliqua sèchement Mostès.
Le jeune homme ne comprenait pas grand chose de ce que lui disait cette étrange fille, et une pointe d'agacement montait en lui. Elle ne semblait pas décidée à le laisser tranquille.
- Qu'est-ce que tu cherches ? répéta-t-elle. Quel est ton but ? Pourquoi tu voyages seul ?
Mais comment diable cette fille savait-elle qu'il voyageait ? Ce n'était pourtant pas écrit que sa figure, si ?
- Écoute, si tu pouvais me laisser tranquille, ce serait vraiment sympa, dit le jeune homme avec toute la patience dont il pouvait faire preuve. Je regrette déjà de t'avoir laissée en vie.
Le repas qu'il avait commandé arriva à cet instant précis, apporté dans une écuelle en bois par un homme bedonnant. Mostès posa quelques pièces sur la table, que l'homme prit, puis il commença à manger, sans plus se soucier de la femme qui se tenait maintenant en face de lui.
- Je m'appelle Danney, lança-t-elle. Danney Hastryo.
Mostès essayait de faire abstraction de ses paroles, mais il n'y parvenait pas et voulait à tout prix que cette fille le laisse seul.
- Bon, qu'est-ce que tu veux ? demanda-il en levant la tête et en repoussant son écuelle.
- Connaître ton nom, déjà.
- En quoi mon nom va-t-il te servir ?
- J'aime bien mettre un nom sur chaque visage.
- Très bien, je m'appelle Mostès, maugréa-t-il. Et maintenant, qu'est-ce que tu veux ?
- Savoir ce que tu cherches, reprit Danney.
- Ce ne sont pas tes affaires, répliqua Mostès.
Ce n'était pas dans ses habitudes de répondre aussi sèchement, mais il devait se méfier des inconnus.
- Je suis à la recherche de mon frère, dit soudain Danney, regardant Mostès droit dans les yeux.
Le jeune homme tiqua. Une histoire similaire, ou du moins se rapprochant de la sienne. Ne pouvant pas se retenir, il demanda :
- Comment ?
- Comment j'ai perdu mon frère ? questionna-elle.
Devant le silence attentif de son interlocuteur, Danney continua :
- C'est... personnel. Toujours est-il que j'aimerais le retrouver. Je pense qu'il se trouve dans l'un des palais principaux.
C'était exactement où Mostès voulait se rendre. Coïncidence sur coïncidence.
- Et qui te dit que c'est là où je vais ? rétorqua le jeune homme.
- Absolument rien, admit Danney. Hormis peut-être le mélange de détermination et de désespoir dont tu fais preuve. Alors je tente ma chance.
Mostès fut pris au dépourvu. Désespéré, lui ? Il ne le pensait pas, mais peut-être qu'il l'était réellement, au fond de lui. C'était bien en désespoir de cause qu'il avait brisé son serment et quitté la Confrérie des Ombres. Cette fille n'arrêtait pas de l'étonner.
Il remarqua que Danney ne cessait de fixer les gens qui présents dans l'auberge. Elle en regardait attentivement un, puis changeait de cible.
- Pourquoi est-ce que tu observes les gens, comme ça ? lui demanda Mostès.
- C'est un passe-temps instructif, expliqua-t-elle. J'essaie de connaître les personnes d'un simple regard, de savoir d'où elles viennent, où elles vont ou encore ce qu'elles ressentent.
- Mais tu n'auras jamais de confirmation à tes hypothèses, à part si tu leur demandes.
- Aucune importance, j'exerce seulement mon œil.
La jeune femme avait reporté son attention toute entière sur Mostès. Celui-ci ne se gêna pas pour la détailler de haut en bas. Elle semblait plutôt petite et mince, même peut-être un peu trop ; ses repas ne devaient pas être très conséquents. Avec son petit nez retroussé et ses lèvres charnues, elle paraissaient plutôt simple au premier abord. Ses cheveux bruns, coupés courts comme ceux d'un garçon, donnaient quant à eux de la singularité à son visage rond. Ses yeux noisettes perturbaient vraiment Mostès : ils reflétaient une profonde sincérité, au point que le jeune homme se forçait pour soutenir ce regard.
- Je me rends moi aussi aux palais principaux, avoua Mostès.
- Je m'en doutais, sourit Danney, sans pour autant faire preuve de vantardise.
- J'ai moi aussi perdu quelqu'un. Ma sœur. Je dois la retrouver.
Mostès commençait à déballer sa vie dans un but précis. Il se rappelait des paroles de son ami Jisty : « Tu n'y arriveras pas seul. Prends des gens qui ont un intérêt commun avec toi, mon grand. Choisis des personnes de confiance, du moins pour un temps, et tu y parviendras, mieux que quiconque. »
On ne pouvait pas dire qu'il faisait déjà confiance à cette Danney, mais il la trouvait vraie. Elle paraissait intéressée par les mêmes destinations que lui, et ses qualités concernant les relations humaines lui seraient très sûrement utiles. Même si Mostès était sociable, il n'était jamais allé jusqu'à connaître les intentions des gens d'un simple coup d'œil, comme elle.
- Ma sœur se trouve sûrement dans l'un des palais principaux, expliqua Mostès, mais je ne sais pas lequel.
Cette pensée lui noua le ventre. Il ne savait même pas si Issia se trouvait dans un palais principal, c'était seulement une déduction de sa part. Devant le silence de son interlocutrice, il posa une question qui lui brûlait les lèvres :
- Qu'est-ce qui t'es arrivé pour que tu sois dans cette état ? Je veux dire... tes bleus et tes blessures, depuis combien de temps tu erres seule dehors ?
Danney recentra son attention sur le jeune homme.
- Depuis cinq jours.
- Seulement ? s'étonna Mostès. Pour être amochée comme ça, tu as dû te battre un sacré nombre de fois.
En effet, le maigre corps de la jeune femme présentait de nombreuses traces de coups.
- Je me faisais battre par un homme avant que je décide enfin de m'enfuir, dit spontanément Danney. Mon père m'avait vendu à lui deux ans auparavant.
Même si elle essayait de faire preuve de détachement en parlant de son passé, Mostès vit qu'elle avait de la peine, et même peut-être... peur ?
- Pourquoi tu me racontes ça ? s'enquit le jeune homme.
- Parce que tu me l'as demandé, répondit simplement Danney, étonnée.
- Et ça ne te dérange pas de partager ta vie avec un inconnu ?
- Si je veux que tu me fasses confiance, il faut que je me livre un peu à toi.
À présent, le jeune homme en était certain. Danney attendait quelque chose de lui.
- Bon, qu'est-ce que tu veux ? questionna-t-il, les yeux rivés sur sa nourriture.
- J'aimerais savoir où tu comptes aller, répondit-elle.
- Je pense que tu l'as très compris. Je vais me rendre aux palais principaux pour y trouver ma sœur.
- Que fait ta sœur là-bas ?
- Ça ne te regarde pas.
Mostès n'avait presque pas touché à son repas, il ne faisait que le remuer distraitement avec sa cuillère. Cette conversation l'avait plus ébranlé qu'il ne voulait laisser paraître. Il était maintenant en proie à des doutes concernant ce qu'il devait faire.
Plusieurs fois, il eut l'impression que Danney était sur le point de lui dire autre chose, mais elle ne parla pas.
- Si j'ai bien compris, tu veux retrouver ton frère, qui se trouve dans l'un des palais principaux, se remémora le jeune homme. Tu sais lequel ?
Danney secoua négativement la tête.
- Il y a autre chose, non ? reprit-il. Tu veux te joindre à moi, mais pas dans le seul but de retrouver ton frère, n'est-ce pas ?
- En effet, admit-elle.
- Et qu'est-ce que tu cherches d'autre ?
- Ça, tu n'es pas obligé de le savoir.
Un silence s'installa. Trop occupé à réfléchir et à ressasser ses idées, Mostès ne s'était pas décidé à manger. Il poussa alors son assiette vers la jeune fille et l'incita à manger d'un signe de tête. Elle ne se fit pas prier et commença à engloutir la nourriture.
- J'aimerais peut-être venir avec toi, dit-elle entre deux bouchées.
Mostès s'y attendait et avait réfléchit durant toute la conversation : il était prêt à la prendre avec lui. Il devait seulement éclaircir une chose :
- Tu as quel âge ? l'interrogea-il.
- Dix-sept ans, répondit Danney sans hésitation.
Le jeune homme ne fit aucun commentaire. Ils avaient le même âge, mais elle lui paraissait bien plus jeune.
- Tu sais te battre ? demanda-t-il.
- Je me débrouille, lança-t-elle avec un sourire. Je suis plutôt douée avec un arc.
- Bien, acquiesça Mostès. Je veillerai à parfaire ton entraînement ; on ne va pas pénétrer dans les palais principaux d'une seule courbette.
- Attends deux minutes, l'interrompit la jeune femme. Ce n'est pas contre toi, mais... qu'est-ce qui me dit que tu vas mieux y arriver qu'un autre ? Enfin... pas mal de personnes ont déjà tenté d'infiltrer les palais et de tuer le Roi, mais aucun n'y est parvenu, même les meilleurs. Comment tu vas y arriver, toi ?
- Finis ton repas et on sort, lui intima Mostès. Je te montrerai.
Quelques minutes plus tard, ils se retrouvèrent dehors, dans le froid du début de la nuit. Ils allèrent dans la ruelle derrière l'auberge, précisément celle où Danney avait menacé Mostès. Ils se mirent face à face, sans que la jeune femme ne comprenne grand chose, et, sans attendre, Mostès plongea ses yeux gris dans ses prunelles noisettes.
L'effet fut immédiat. Danney se recroquevilla par terre, ses bras protégeant son visage déformé par la peur. Elle tremblait comme une feuille et les larmes qui coulaient de ses yeux semblaient ne jamais pouvoir se tarir. Lorsque l'effet du pouvoir de Mostès se dissipa, elle demeura assise par terre, le souffle court. Quand elle pût enfin parler, elle articula :
- C'était quoi ?
- Une capacité un peu spéciale que j'ai développée, répondit-il simplement en rabattant sa capuche devant son visage. Alors ça y est, tu t'es décidée ? Tu pars avec moi ?
Danney hocha pensivement la tête, encore un peu secouée par la terreur qu'elle venait de vivre. Mostès lui glissa rapidement quatre pièces dans le creux de la main.
- Prends une chambre à cette auberge pour la nuit, lui dit-il. Il faut que tu sois en forme pour demain, je n'ai pas besoin d'un poids mort avec moi.
- Et toi ? questionna-t-elle, sortant petit à petit de sa torpeur. Tu vas dormir où ?
- Le plein air me convient bien.
Sur ce, le jeune homme s'éclipsa. Il monta agilement sur les toits et se laissa tomber sur l'un d'eux, fatigué. Il n'était pas certain d'avoir fait le bon choix en dévoilant ses pouvoirs à Danney. Il était ainsi : toujours plein de remords et de questionnements, même s'il avait beau de dire qu'il était de toute façon trop tard.
Et puis, Jisty lui avait bien dit qu'il n'arriverait pas à accomplir son but seul, et qu'il devait trouver des personnes partageant les mêmes intérêts que lui. Et c'est ce qu'il avait fait. À défaut de faire confiance à Danney, il faisait confiance à son ami pour ses conseils avisés.
Mostès repensa involontairement à Danney. Elle n'avait pas eu une vie facile jusqu'à présent. Cependant, le jeune homme ne ressentait aucune pitié à son égard, pas même une once de compassion. Lui qui avait toujours été si sociable et tourné vers les autres, que lui arrivait-il ? Il lui semblait que, maintenant qu'il avait quitté ses amis, sa dernière attache, il ne lui restait plus rien de réel, juste des rêves et de la volonté.
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