Chapitre 5 (partie 1)

Mostès déambulait sans but précis dans les allées de Clairecombe. Le soleil redescendait au loin, laissant place à un ciel orangé et à un air froid. La capuche de sa cape rabattue sur ses yeux gris, le tête baissée et la démarche assurée, le jeune homme se frayait un passage au milieu de la foule oppressante.

Le matin même, il avait accompli seul une mission que lui avait confié la Confrérie des Ombres. Il s'était introduit dans la demeure hautement gardée d'un Supérieur, une personne riche mais peu puissante. Un soutien qui s'avérait utile plutôt du côté financier pour le Roi. Mostès avait reçu l'ordre de dérober à cet homme une bague ornée de trois pierres noires. Le jeune ignorait les motivations de ce vol, mais il se devait, en tant que membre de la Confrérie des Ombres, d'appliquer les ordres qu'il recevait.

Un peu d'escalade avait suffi à Mostès pour déjouer la vigilance des gardes, postés devant les portes sûrement pour une question d'esthétique, et pénétrer dans le grand manoir. Il avait ensuite trouvé la chambre du Supérieur sans peine. Par malchance, il s'y trouvait, assis dans un fauteuil et étudiant un ouvrage volumineux.

Mostès n'avait pas eu le dessein de tuer l'homme. Mais devant son refus catégorique de donner la bague qu'il portait à son doigt, le jeune homme avait été contraint de planter son épée dans le cœur du Supérieur, évitant ainsi tout bruit et tout risque d'être retrouvé.

À cette heure avancée de l'après-midi, Mostès ne pensait déjà plus à son assassinat de la matinée. Il avait appris à se détacher de ses actions, même si son naturel sensible lui causait quelques fois des tourments.

Le jeune homme avait eu besoin de s'aérer et de sortir de l'ambiance pesante de la Confrérie. Les temps étaient durs ; de nombreux membres avaient été tués par les soldats royaux et les nouvelles recrues se faisaient rares. Quelques jeunes personnes, la plupart désespérées comme l'était Mostès, avaient frappé à la porte de la Confrérie, et avaient été admis sans soucis. Les membres, principalement les Veilleurs, devaient également ouvrir l'œil et repérer des personnes potentiellement capables de les rejoindre.

Mostès résuma la situation dans sa tête pour la millième fois : le Roi décimait la Confrérie, arrivait progressivement à ses fins, et la Confrérie des Ombres ne levait pas le petit doigt. Ayant maintenant seize années d'existence derrière lui, le jeune homme se rendait compte de l'ampleur de la situation et cela l'énervait au plus haut point. De plus, il comptait sur un assaut de la Confrérie contre le Roi pour tenter de délivrer sa sœur.

Le jeune homme tourna subitement dans une ruelle et s'adossa nonchalamment contre le mur. Le bruit incessant de la foule lui donnait mal à la tête et il avait besoin de calme. Il enleva sa capuche et passa une main dans ses cheveux bruns. Il avança un peu plus loin dans la ruelle et s'assit en soupirant.

S'il n'y avait pas eu Dovol, Nohan et Jisty, le jeune homme serait déjà parti chercher sa sœur depuis longtemps. Mais ses trois amis l'avaient raisonner en lui parlant du danger qu'il encourrait s'il tentait cette expédition seul. Mostès avait fait appel à sa grande patience pour attendre que la Confrérie des Ombres lance un assaut. Même si cela faisait déjà trois ans que sa sœur Issia avait été enlevée, l'incroyable optimisme du jeune homme faisait briller une lueur d'espoir dans son cœur.

Soudain, un vacarme se fit entendre dans la rue passante, des cris et des cliquetis de fer. Mostès se remit debout, attentif, une main sur son épée. Tout à coup, une horde de soldats déboula dans la ruelle. Devant le nombre de soldats présents, Mostès douta de ses capacités et préféra s'enfuir. Il fit volteface et courut, s'enfonçant de plus en plus dans la ruelle. Il levait régulièrement les yeux, espérant apercevoir une gouttière ou une fenêtre à laquelle s'agripper afin de monter sur les toits.

Malheureusement, Mostès dût stopper sa course ; il se rendit brutalement compte que la ruelle était en réalité une impasse. Paniqué, il leva encore une fois les yeux aux ciels pour tenter de trouver un échappatoire, mais les grands murs lisses n'offraient aucune prise pour rejoindre les toits. Pris au piège, le jeune homme sentit les battements de son cœur s'accélérer. Même la personne la plus courageuse a peur de la mort.

Le Roi avait dû apprendre l'assassinat et le vol que le jeune homme avait commis le matin même sur un Supérieur. Peut-être que la bague volée avait une réelle importance. Il regrettait de ne pas avoir été plus prudent et plus attentif. Mais il était désormais trop tard pour les remords.

Mostès dégaina son épée. Son geste avait quelque chose de désespéré. Une vingtaine de soldats armés jusqu'aux dents arrivaient en courant vers lui. Le jeune homme effleura de son pouce les trois lettres gravées sur sa lame : D, N, et J. Il allait se battre pour ses amis, qu'il avait envie de revoir, et aussi pour sa sœur, qu'il s'était juré de sauver.

Les soldats s'étaient arrêtés à quelques mètres du jeune homme, leurs armes braquées dans sa direction, lui coupant toute possibilité de fuite. Mostès inspira calmement, puis expira longuement afin de se calmer.

- Rends-toi immédiatement ! cracha l'un des soldats, probablement le chef.

Le jeune homme ne prêta aucune attention à ces paroles. Il essayait d'observer tout ce qui se trouvait autour de lui. Il prenait conscience de ce qui l'entourait pour que l'environnement joue en sa faveur. C'était sa seule chance. Il repéra des caisses en bois d'un côté de la ruelle et un tas d'objets divers de l'autre.

- Rends-toi ! répéta le soldat, de plus en plus impatient.

Mostès fit encore quelques prévisions dans sa tête, effectua de rapides calculs et visualisa son enchaînement de mouvements. Ne désirant pas attendre plus longtemps, le jeune homme souffla :

- Hors de question.

Soudain, Mostès se jeta en avant et déplia son bras. Son épée transperça le soldat le plus proche. Le combat était engagé, et plus personne ne pouvait reculer. Le jeune homme redoubla sa concentration pour saisir tout ce qui se passait autour de lui. Il fallait seulement qu'aucun soldat ne parvienne à se glisser dans le dos de Mostès.

Les soldats se ruèrent sur le jeune homme en poussant des grognements. Mostès évita souplement une épée qui venait lui trancher la jambe et planta la sienne dans la poitrine d'un soldat. La lame continua son chemin et trancha un tête qui tomba lourdement à terre. Le jeune homme comptait les soldats éliminés, et il en était à trois. Il se baissa juste à temps pour éviter une épée venue le décapiter et tua dans un même mouvement son propriétaire. Quatre.

Mostès recula de quelques pas pour se laisser un peu de répit. Il leva son épée pour contrer le coup d'un soldat. Au même moment, il fit un bond sur le côté pour esquiver une hache qui voulait le faucher. Le combat s'intensifiait et les mouvements du jeune homme se faisaient plus lents. Brusquement, il enfonça son épée dans le ventre d'un adversaire et s'échappa sur le côté.

Il eut de temps de prendre une respiration avant d'être à nouveau assailli. En parant quelques coups, il repéra l'homme, situé un peu en retrait, qui semblait être le chef de l'escouade. Si le jeune homme parvenait à le tuer, peut-être que les soldats se disperseraient plus facilement. Dans un ultime effort, Mostès courut jusqu'aux caisses en bois et se hissa sur celles-ci. Les soldats s'étant déjà rapprochés, il pût, d'un simple mouvement bien placé, en décapiter deux en même temps. Six soldats morts.

Il scruta rapidement les soldats et aperçut de nouveau le chef. Sans réfléchir, le jeune homme bondit agilement pour se retrouver en face de son ennemi. Quelques centièmes de secondes furent nécessaires à Mostès pour se relever, mais c'était trop : le chef, mieux entraîné que ses soldats, asséna un coup d'épée que le jeune homme reçut dans la cuisse. La douleur se manifesta quelques secondes après et Mostès dût se retenir pour ne pas hurler.

Les soldats s'étaient de nouveau approchés de leur chef afin de le couvrir. Le jeune homme s'était enfoncé dans la ruelle en boitant, espérant se faire oublier. Il n'était plus en état de se battre, et luttait même pour tenir debout. Les soldats se rapprochaient dangereusement.

- Ça y est, sourit le chef des soldats d'un air malsain. Pas si coriace que ça, pour une Ombre.

Mostès se demanda alors comment cet homme savait qu'il faisait partie de la Confrérie des Ombres. Mais ce n'était pas la chose la plus importante à régler à ce moment-là.

- J'adore m'amuser à les tuer, les salopards dans ton genre, continua le chef. Après tout, ce n'est qu'un maigre châtiment pour vous punir de tout le mal que vous avez infligé.

Mostès avait envie de lancer une remarque cinglante à cet homme arrogant, mais il n'en fit rien. Autant ne pas leur donner raison. Le jeune homme n'avait jamais été très impulsif, et cela lui avait généralement rendu service.

Mostès sentit sa mort proche. Il regrettait tout ce qu'il n'avait pas pu accomplir dans sa courte vie. Il inspira à pleins poumons l'air humide qui l'entourait, il écouta attentivement le bruit des corbeaux et de la foule, il huma l'odeur des épices mélangée à celle de la pourriture. Il voulait s'imprégner des sensations de la vie avant de plonger dans le néant de la mort.

- Tue-le, ordonna le chef à l'un de ses soldats en s'éloignant. Je n'ai pas envie de me salir aujourd'hui.

Le soldat, sur les ordres de son supérieur, s'avança vers le jeune homme, replié sur lui-même. Celui-ci releva la tête à l'approche de son bourreau. Voulant mourir dignement, Mostès planta son regard gris orageux dans celui du soldat.

Tout à coup, l'homme lâcha son épée dans un geste de panique et recula rapidement en arrière.

- Reculez ! s'écria-t-il. Un immense gouffre !

L'agitation gagnait les soldats, qui semblaient tout à coup un peu moins sûrs d'eux.

- Que se passe-t-il ? tonna le chef en se frayant un passage entre les soldats.

- Là... , balbutia le soldat ayant reçu l'ordre de tuer Mostès. Un... précipice !

- Réveille-toi ! le réprimanda son chef en lui tapant dans le dos. Ce n'est pas le moment de rêver !

Sans que personne ne puisse le retenir, le soldat partit en courant. Mostès était abasourdi. Il tentait de construire dans sa tête une suite logique des événements mais il n'y parvenait pas. Il se demandait s'il avait quelque chose à voir avec la folie du soldat, car il n'y avait aucun gouffre ni précipice dans cette ruelle.

- Qu'est-ce que c'est que cette sorcellerie, gamin ? tonna le chef en s'approchant de Mostès.

- Je... , répliqua Mostès en relevant la tête.

Le poing du soldat partit à vive allure et alla s'écraser contre le visage du jeune homme, dont la tête bascula en arrière.

- T'as intérêt à bien répondre.

Mostès sentit la colère monter en lui. Il n'avait même pas eu le temps de répondre et le chef l'avait frappé. Et il n'était pour rien dans la folie du soldat. Cette homme injuste le dégoûtait. La douleur qu'endurait Mostès ne fit qu'accroître sa colère. Il releva la tête et fixa les prunelles brunes du chef qui se tenait en face de lui :

- Écoute-moi bien, lança Mostès d'un ton fort. Tu crois sûrement dominer le monde du haut de ton petit grade, mais tu ne vaux rien. Ta vie insignifiante va bientôt se terminer et cela évitera à d'innocentes personnes d'avoir à subir ta cruauté...

- Non, c'est impossible... , chuchota le soldat, les yeux écarquillés.

- Rien est impossible, rétorqua le jeune homme, qui n'était pourtant pas sûr de comprendre.

- Je... je t'ai tué... , bégaya le chef. Tu... ne peux pas... être là...

Le regard du soldat était fixé derrière Mostès. Le jeune homme se retourna, malgré sa jambe qui le faisait atrocement souffrir, pour tenter d'apercevoir ce qui apeurait tant le soldat. Il ne vit que le fond de la ruelle parsemé de déchets. Le soldat était toujours immobile, hormis ses jambes qui tremblaient.

- Ne me fais rien, par pitié, reprit le soldat d'une voix chevrotante. Je... je regrette.

Mostès se demandait à qui parlait le soldat. Était-il lui aussi victime d'hallucinations ? Cette situation jouait en tout cas en la faveur du jeune homme, qui se permettait une lueur d'espoir.

Le chef se mît à reculer prudemment, les yeux toujours rivés sur une chose que Mostès ne percevait pas. Il bredouillait des paroles incompréhensibles avec un air terrorisé. Son visage semblait pétrifié par l'horreur et ses tremblements se faisaient de plus en plus violents. Tout à coup, il se retourna entièrement et hurla :

- Cou... courez !

Les autres soldats, ayant l'obligation d'obéir à leur chef, le suivirent sans protester, d'autant plus qu'ils n'étaient pas vraiment rassurés. Après le départ précipité et désordonné de la horde, Mostès se retrouva seul, avec pour seul bruit le brouhaha incessant de la foule dans les rues. Sa douleur à la jambe refit violemment surface et il poussa un gémissement. Même s'il voulait réfléchir sur les étranges événements et faire le clair dans son esprit, il ne pût se concentrer.

Il entreprit alors de se bander sommairement la jambe à l'aide d'un bout de tissu. Le jeune homme grimaça de douleur mais essaya de se tenir sur ses deux jambes. Les premiers pas furent difficiles mais il fit abstraction de la douleur et réussit à boiter un peu moins. Il devait retourner à la Confrérie des Ombres pour se faire soigner et pour faire part à ses amis de ses questions.

Mostès sortit de la ruelle et s'engagea dans la rue commerçante après avoir pris soin de bien rabattre sa capuche de manière à cacher son visage. Il se forçait à ne pas boiter pour éviter d'attirer l'attention sur lui, mais plus il avançait, plus la douleur se faisait intense.

Soudain, un main agrippa le bras du jeune homme. Celui-ci tenta de se dégager mais la poigne était ferme. Il leva finalement la tête et découvrit à ses côtés son ami Jisty.

- C'est comme ça qu'on accueille un ami ? plaisanta l'Assassin.

- Excuse-moi, sourit le Voleur.

Mais son sourire se transforma rapidement en un rictus provoqué par la douleur. Soucieux, Jisty lança :

- Suis-moi.

Sans lâcher son bras, l'Assassin entraîna son ami dans une ruelle après avoir parcouru quelques mètres.

- Hum... , émit Mostès en se raclant bruyamment la gorge. Je ne vais pas me désintégrer, tu sais ? Tu peux me lâcher le bras si tu veux.

- Ah oui, se reprit Jisty en enlevant sa main. Excuse-moi.

Les deux amis se sourirent, puis Jisty se pencha vers la jambe du Voleur. Il souleva sa cape et découvrit la blessure. L'entaille était profonde, mais pas suffisamment pour endommager à long terme la jambe de Mostès. Celui-ci demanda :

- Comment savais-tu que je m'étais blessé à la jambe ?

- Tu boitais, répondit l'Assassin d'un ton neutre, concentré à examiner la blessure. Et comme tu te penchais du côté droit, j'en ai déduis que ta blessure se trouvait sur ta jambe gauche.

Mostès ne dit rien, impressionné par l'esprit de déduction que possédait son camarade. Il grinça plusieurs fois des dents sous l'effet de la douleur mais ne bougea pas d'un pouce. Finalement, l'Assassin se remit debout et déclara :

- Je ne peux rien faire pour toi, il faut que Nohan te soigne. Allons d'ailleurs les retrouver, ils doivent encore être à ta recherche.

- À ma recherche ? releva Mostès, intrigué.

- Nous répondrons à tes questions plus tard, et tu répondras aux nôtres aussi ! lança Jisty. En attendant, tu peux marcher ?

- Il va bien falloir, grimaça le jeune homme.

Des plis d'inquiétude se formèrent que le front de l'Assassin. Malgré lui, Mostès était heureux que son ami s'inquiète pour lui.

- Ca va aller, le rassura le jeune homme. Et puis, tu ne vas quand même pas me porter !

- Je pourrais, répliqua son ami le plus sérieusement du monde.

- Non merci, sourit Mostès. Ce serait... un peu humiliant !

- Tu as honte de moi, c'est ça ? plaisanta Jisty.

- Il était temps que je te l'avoue, tu sais, répondit le jeune homme en tentant de garder son sérieux.

Finalement, les deux amis éclatèrent de rire et l'Assassin était un peu moins inquiet quant à la douleur qu'éprouvait son ami.

- Bon, ma curiosité est piquée au vif ! s'exclama Jisty. J'ai des questions à te poser, et je pense que je ne suis pas le seul ! Alors on y va !

Mostès suivit tant bien que mal son ami. D'ordinaire pas tellement curieux, il avait envie aujourd'hui d'avoir des réponses aux questions qui le taraudaient concernant les phénomènes étranges lors de son combat avec l'escouade de soldat. Il espérait que ses amis pourraient une fois de plus l'aider. 

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