Chapitre 13
Mostès n'avait presque pas fermé l'œil de la nuit. Outre ses rêves sombres et confus, il était constamment resté sur ses gardes, se méfiant de la forêt et de l'étrange personnage qui y régnait, quelque part.
Ayant pris le dernier tour de garde, il était assis près du feu, essayant de l'entretenir comme il le pouvait en attendant que ses compagnons se réveillent. Il surveillait également les chevaux, attachés à un tronc non loin de lui. Il ne savait pas si c'était le manque de sommeil qui l'affectait, mais il se sentait d'une humeur exécrable. Il était bien loin du blagueur qu'il était lorsqu'il habitait avec ses amis, à Clairecombe.
Toutefois, son optimisme constant lui collait à la peau, à la fois un atout et un fardeau. Il était persuadé qu'il allait réussir à retrouver sa sœur. Curieusement, cette conviction sonnait en lui comme quelque chose de désespéré.
Mostès repéra soudain un infime mouvement sur sa gauche ; il porta instinctivement la main à son épée, posée à côté de lui. Il ne fut même pas surpris lorsque Luzo s'extirpa des feuillages, un grand sourire fiché sur ses lèvres. Le Voleur jeta un coup d'œil à ses camarades endormis en se demandant si il devait les avertir.
Cependant, Luzo l'en dissuada en s'asseyant à ses côtés et en plantant son regard bleu vitreux dans le sien.
- Mauvaise nuit ? lui demanda-t-il, un peu moqueur.
Mostès ne répondit pas, sachant que ses cernes devaient déjà fournir la réponse d'elles-même. Il remit une branche sur le feu, comme pour combler le silence. L'aube n'allait pas tarder à arriver. Pour une inexplicable raison, Luzo bouleversait, voire même inquiétait Mostès, plus qu'il ne voulait le laisser paraître.
- Tu m'intrigues, petit Alchimiste, dit doucement Luzo.
C'était un comble ; si quelqu'un devait être intriguant ici, ce n'était certainement pas Mostès.
- Et en quoi je t'intrigue ? répondit celui-ci le plus calmement possible.
- Tu m'intrigues, c'est tout. J'aimerais mieux te connaître. Et surtout mieux connaître ton pouvoir.
Luzo venait de s'aventurer en terrain glissant. Il voulait accéder au pouvoir de Mostès, une partie de lui enfouie, secrète, invisible. Le Voleur, d'ordinaire sociable, se renferma sans adresser un regard à son interlocuteur. Il en venait presque à regretter, comme toujours, d'avoir accepter de coopérer avec Luzo.
- Tu verras bien assez tôt que les Alchimistes ne sont pas les seuls à avoir accès à la magie, susurra Luzo à l'oreille de Mostès.
Puis, avant que celui-ci n'ait pu esquisser un geste ou prononcer une parole, Luzo se leva en clamant :
- On se réveille ! Debout tout le monde !
Ne dormant visiblement pas très profondément, Sinoran et Danney émergèrent rapidement de leur sommeil. Il ne fallut que quelques secondes pour que Sinoran attrape son épée en grognant :
- Il est déjà là, lui ?
- On part dans quelques minutes, lança Mostès, qui ne voulait pas s'éterniser.
Les mots de Luzo lui restait en mémoire, et il ne savait plus quoi penser de celui-ci.
- Et sinon bonjour, marmonna Danney en rangeant ses flèches.
Un sourire se dessina sur les lèvres de Mostès et il se tourna vers sa camarade :
- Bonjour, très chère. Souhaitez-vous que je vous apporte de quoi vous abreuver ou de quoi vous nourrir ? Souhaitez-vous même peut-être que je vous escorte pour assurer votre sécurité ?
Luzo et Danney éclatèrent tous les deux de rire ; Mostès avait subitement retrouvé sa bonne humeur, de manière inexplicable. Il ne s'en plaignît cependant pas et se dirigea vers les chevaux.
- Tu as une monture ? demanda Mostès à Luzo.
- Normalement oui, répondit le concerné.
Il scruta la forêt autour d'eux, puis émit plusieurs sifflements. Après quelques instants, un grand cheval blanc apparut, à la grande stupéfaction des autres.
- Voilà, visiblement, j'ai une monture, lança Luzo avec un sourire satisfait.
Mostès allait de surprise en surprise, mais aussi de questionnement en questionnement et d'inquiétude en inquiétude. Ce voyage allait être plus laborieux que ce qu'il ne s'était imaginé.
Le petit groupe, désormais composé de quatre personnes, avait considérablement progressé au cours de la journée. Même s'ils n'empruntaient pas les chemins tracés et qu'ils suivaient, souvent avec méfiance, leur nouveau guide Luzo, Mostès parvenait à se repérer sur sa carte et il constatait qu'ils se rapprochaient, lentement mais sûrement, du palais principal de la famille Caly.
Le jeune Voleur avait le fol espoir d'y trouver sa sœur. Passer son prochain anniversaire, celui de ses dix-huit années, en compagnie d'Issia le faisait rêver. Il était près à tout pour cela.
La nuit tombée, ils décidèrent de dormir dans une minuscule clairière, qui leur paraissait un peu moins hostile que le reste de la forêt. Lorsque Sinoran proposa de s'occuper d'allumer un feu, Luzo objecta :
- Très mauvaise idée. Il vaut mieux ne pas attirer certaines créatures, si vous voyez ce que je veux dire.
- Justement, on ne voit pas, releva Mostès, sceptique.
Luzo éclata de rire et s'éloigna, ne répondant pas à la question implicite du jeune homme. Mostès, Danney et Sinoran se regardèrent, interloqués et se demandant si leur nouvel allié n'était pas en réalité fou à lier.
La nuit engloutissait peu à peu la forêt dans l'obscurité et rares étaient les rayons de lune qui parvenaient à s'immiscer entre les branches. Les quatre compagnons avaient partagé en silence un maigre repas ; les vivres commençaient à manquer, et tous espéraient tomber prochainement sur un village, même s'ils ne se faisaient pas d'illusion.
- Belle cape, lança Luzo à Mostès tandis qu'ils étaient assis côte à côte, chacun perdu dans ses pensées.
- Merci, répondit l'Alchimiste, surpris du compliment.
- Mais inutile, compléta Luzo en tâtant le vêtement gris. Elle ne te protège de rien, si ce n'est du froid.
Il baissa la voix et ajouta dans un petit rire :
- Et du regard des autres.
Même si Mostès voulait bien se montrer cordial envers la plupart des personnes, la fatigue et l'agacement le poussèrent à hausser le ton :
- De quoi une cape pourrait-elle bien me protéger d'autre, hein ? Et puis qu'est-ce que ça te change ? Arrête de faire comme si tu t'intéressais à moi ou à quoique ce soit d'autre que ta petite personne. On sert tous nos propres intérêts ici, pas besoin de faire semblant. Et pour cela, on doit faire équipe. Alors s'il te plaît, ne rends pas la coopération plus pénible qu'elle ne l'est déjà.
Personne auparavant n'avait vu Mostès perdre son calme ou sa relative bonne humeur. Ils restèrent tous bouche bée avant que Luzo ne brise le silence.
- Moi qui voulais seulement aider, marmonna-t-il en faisant semblant de se renfrogner, ne pouvant dissimuler un petit sourire agaçant.
Danney était restée choquée. Même si elle ne connaissait pas Mostès depuis longtemps, elle était parvenue à le déchiffrer mieux que quiconque, comme chaque personne qu'elle croisait ou côtoyait un peu. Elle n'aurait jamais pensée que le jeune homme puisse être aussi désagréable, volontairement ou non. Elle prit alors une initiative pour détendre l'atmosphère et pousser tout le monde à s'ouvrir.
- Je... je viens d'une famille plutôt pauvre, commença-t-elle en se raclant la gorge. J'ai longtemps vécu avec mon père et mon grand frère ; ma mère est morte alors que j'étais encore petite, une mauvaise fièvre l'a emportée. Mon père n'était sûrement pas le meilleur monde, il était souvent ivre et... il nous battait, parfois. Mais nous étions quand même une famille.
Danney renifla et essuya les larmes qui coulaient sur ses joues. Tous les autres étaient étonnés, admiratifs même que la jeune femme s'ouvre à eux ainsi.
- Un jour, continua-t-elle, alors que mon père était dans l'une de ses grandes crises de colère, mon frère est parti, sans un mot. Il m'a laissée seule avec mon père et un petit bracelet en son souvenir. J'ai plutôt mal vécu cette séparation, et mon père aussi. Il a irrémédiablement sombré dans l'alcool, oubliant son travail et ses obligations. Pour faire face à ses problèmes financiers, mon propre père m'a alors vendu à un homme plutôt riche.
La jeune femme s'arrêta de parler et les sanglots s'étranglèrent dans sa gorge. Même Sinoran était plus touché qu'il ne voulait le laisser paraître. Une fois calmée, du moins un peu, Danney reprit :
- A alors commencé la pire période de ma vie. J'étais pour cette homme son esclave, son animal, son jouet. Pendant deux longues années, j'étais à sa merci. Vous allez sûrement me prendre pour une idiote ou pour une lâche, mais je ne faisais rien pour améliorer cela. J'étais terrorisée. Puis, un jour, j'ai rassemblé le peu de courage que j'avais et je me suis enfuie. J'étais terrifiée et je me demandais si j'avais fait le bon choix. J'avais en tête de retrouver mon frère, la seule personne susceptible de m'accepter et de m'accueillir. Quelques jours plus tard seulement, j'ai rencontré Mostès. Il m'a alors proposé de l'accompagner, joignant son but au mien. La suite, vous la connaissez.
- Pourquoi penses-tu que ton frère se trouve dans l'un des palais principaux ? s'enquit immédiatement Luzo.
- J'ai mes raisons, répondit simplement Danney.
Un grand silence s'ensuivit, seulement ponctué par les reniflements de la jeune femme et le petit bruit des cailloux que Luzo jetait sur le sol.
- Avez-vous déjà entendu parler des Guerriers-Pêcheurs ? demanda Sinoran en surprenant tout le monde avec sa voix grave.
En d'autres circonstances, Mostès aurait certainement ri à cause de l'appellation atypique que venait de prononcer Sinoran, mais le ton sérieux de celui-ci l'en dissuada. Devant l'absence de réponse de la part de ses camarades, Sinoran enchaîna :
- Les Guerriers-Pêcheurs étaient un peuple peu nombreux, dispersé sur une dizaine de villages tout au plus. J'étais l'un de ces Guerriers-Pêcheurs. Nous habitions tous au Sud, près de l'océan. Notre nom peut être trompeur, car nous vivions une existence tranquille, en paix. Nous pêchions pour vivre, une activité pour laquelle nous étions d'ailleurs reconnus. Nous apprenions certes de manière très rigoureuse à nous battre, mais c'était seulement une tradition, en mémoire de nos ancêtres. Jamais nous n'avions usé de la force.
Sinoran marqua une pause, éprouvé par son récit.
- Si vous saviez à quel point j'étais heureux. Je vivais avec ma famille, mes amis, ma fiancée. Tout semblait tracé, un avenir simple et beau. Je ne le savais pas encore, mais les bonnes choses ont toujours une fin. J'avais dix-sept ans, ce jour-là. J'étais parti en ville vendre nos poissons fraîchement pêchés, comme d'habitude. Le soir, comme je n'avais pas tout vendu, j'avais préféré rester en ville pour participer également au marché le lendemain. Lorsque je suis rentré, le jour suivant, j'ai retrouvé mon village dévasté par les flammes et le sang. Des centaines de corps, ceux de ma famille et de mes amis, gisaient à terre, et aujourd'hui encore, ces images me hantent. Je suis allé dans tous les villages, mais aucun n'avait été épargné. J'ai réussi à retrouver l'un de nos chamans, qui vivaient à l'extérieur d'un village. Il m'a raconté que les soldats de la famille Caly avaient tout détruits, mais qu'il soupçonnait plutôt le Roi d'avoir organisé cette attaque, de peur que nous nous rebellions un jour, étant doués au combat. Je suis resté quelques jours avec le chaman, lui promettant que je vengerai notre peuple, puis il mourut de fatigue et de vieillesse. J'étais, à cette époque, ravagé par la tristesse ; j'avais tout perdu, y compris la femme que j'aimais. Aujourd'hui, trois ans plus tard, seule la haine perdure, et mon seul objectif est de tuer le Roi, qui n'a pas sa place sur le trône.
Ils avaient tous écouté attentivement, captivés par la voix grave de leur interlocuteur. Mostès imaginait la souffrance qu'avait dû endurer Sinoran, et il comprenait désormais mieux pourquoi celui-ci était si froid et si renfermé. Cependant, une chose le tracassait : durant le récit, il aurait juré sentir Luzo se contracter à côté de lui, comme s'il éprouvait un malaise. Qu'est-ce que cela signifiait donc ? Peut-être était-ce seulement une illusion, après tout.
Presque tous s'étaient ouverts, et Mostès admit qu'il devait en faire de même, au moins un peu :
- J'ai une sœur jumelle, lança Mostès, les yeux rivés sur ses chaussures, à peine visibles dans l'obscurité. Elle aussi est une Alchimiste. Elle s'est fait enlevé par les soldats royaux lorsque nous n'avions que treize ans. À cet âge-là, je ne comprenais pas vraiment ce qu'il se passait, je ne savais pas que nous étions des Alchimistes.
Mostès décida judicieusement de ne pas mentionner la Confrérie des Ombres, qui ne lui apporterait que des ennuis auprès de ses camarades.
- J'ai alors rencontré des gens, qui m'ont aidé à m'entraîner et à parfaire mes techniques de combat. Aujourd'hui, mon seul objectif est d'arracher ma sœur aux Supérieurs, et de pouvoir à nouveau vivre avec elle.
Le récit de Mostès ne fut pas plus long et celui de Luzo encore moins :
- Eh bien moi, je cherche juste quelque chose. Et cela ne vous regarde absolument pas.
- Fais un effort Luzo, s'il te plait, lui intima Danney de sa voix douce.
En guise de réponse, le concerné émit un petit rire aigu avant de se lever et de se mettre à l'écart. Mostès soupira devant le manque de coopération de leur nouveau compagnon mais ne fit aucun commentaire.
Les tours de garde furent rapidement établis, et tous allèrent dormirent, sauf Sinoran qui prenait le premier.
Mostès repensa encore à ses camarades. Il arrivait désormais mieux à faire confiance à Danney et Sinoran, mais Luzo continuait de le perturber et de l'inquiéter. Même s'il pouvait sûrement être un allié précieux, la méfiance était de mise.
Malgré toutes ses réflexions et ses questionnements, Mostès finit par s'endormir, épuisé par le début chaotique de son périple.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top