Chapitre 12

La journée avait été longue et éprouvante pour les trois compagnons. Ajoutant à la fatigue de la veille, la matinée n'avait pas été de tout repos.

Ils avaient décidé de se procurer des chevaux afin de progresser plus rapidement. Ils avaient déniché une ferme isolée possédant, par chance, quelques beaux chevaux. Après une négociation un peu musclée, les trois compagnons avaient obtenu des montures très correctes à un prix dérisoire. Sans aucun remord, hormis pour Danney, ils s'étaient remis en marche vers le Sud.

Les premiers instants à cheval avaient relevé de l'épique pour Mostès et plus particulièrement Danney. Les deux jeunes gens, très peu habitués à chevaucher, avaient essuyé plusieurs chutes avant de parvenir à monter convenablement. Tout cela s'était déroulé sous les grands éclats de rire de Sinoran, qui n'arrêtait pas de s'exclamer de sa voix grave :

- J'ai appris à monter avant de savoir marcher, et vous n'êtes même pas capable de tenir assis sur un cheval plus d'une minute !

Et ils étaient bien obligés de l'admettre, Sinoran semblait être plus à l'aise sur un cheval que sur ses pieds. Pour la première fois depuis leur rencontre, les trois compagnons avaient partagé un moment d'amusement.

Ils avaient été forcés de constater qu'ils avançaient bien plus vite à cheval et qu'ils se fatiguaient considérablement moins. Le changement du paysage qui les entourait leur avait indiqué qu'ils se rapprochaient petit à petit du Sud du continent. La végétation devenait plus dense, et l'air et la forêt plus humides.

Le soir venu, ils s'étaient arrêtés au beau milieu des arbres, exténués, et désormais habitués à ne pas dormir dans un lit. Ils étaient parvenus à allumer un maigre feu, malgré l'humidité environnante, qu'ils alimentaient régulièrement. Seul le crépitement du feu comblait le silence qui régnait entre eux, chacun occupé à ses affaires ou perdu dans ses pensées.

Soudain, une branche craqua juste au-dessus d'eux. D'un même mouvement, ils levèrent tous la tête, aux aguets. Le feuillage dense les empêchait de voir quoi que ce soit. Une seconde branche craqua un peu plus loin. Mostès se leva lentement, une main sur son épée. De nouveau, un bruit se fit entendre au-dessus de leurs têtes.

Sans que personne ne s'y attende, un individu s'extirpa des feuillages et atterrit souplement sur le sol. Aucun des trois compagnons ne pût contenir sa surprise. Toutefois, quelques instants plus tard, Mostès et Sinoran avaient déjà dégainé leurs armes, et Danney tenait dans son poing la flèche qu'elle était en train de confectionner.

Le jeune homme - car il s'avérait que l'individu en question était un jeune homme - époussetait calmement ses vêtements en marmonnant quelques paroles incompréhensibles, sans prêter attention aux autres. Il daigna accorder, au bout de quelques secondes, un regard au petit groupe et un large sourire se dessina sur ses lèvres fines.

- Luzo Ladeï, pour vous servir ! s'exclama-t-il en effectuant une révérence théâtrale.

Danney avait presque l'impression de sentir la colère de Sinoran sur sa peau. Ce dernier n'appréciait pas que l'on se moque de lui, et la situation pouvait vite dégénérer.

- Avant de nous offrir tes services, prouve nous que tes intentions ne sont pas hostiles, déclara la jeune femme en tant que diplomate.

Le dénommé Luzo les observa tour à tour, puis glissa ses mains sous ses vêtements et en sortit tout un tas de diverses armes, dont notamment ce qui semblait être une immense épée à double lame. Mostès se demanda brièvement comment il avait pu dissimuler toutes ces armes, dont une aussi imposante. Luzo posa ses armes sur le sol et recula de quelques pas.

Comme le nouveau venu semblait attendre que quelqu'un parle, Mostès se dévoua, Sinoran étant encore d'humeur assez sombre.

- Pourquoi es-tu ici ? Que veux-tu ? demanda-t-il, un peu suspicieux.

- Oh, deux questions pour moi tout seul !

Et sur ces paroles, Luzo éclata d'un rire frais, clair, mais aussi un peu inquiétant. Les trois compagnons se regardèrent, interloqués, se demandant s'ils avaient affaire à un plaisantin ou à un vrai fou. Une fois qu'il se fut calmé, Luzo enchaîna :

- En réalité, j'ai des petites affaires personnelles à régler. J'aimerai faire route avec vous.

- Tu ne sais même pas où nous nous rendons, cracha Sinoran.

- Détrompe-toi ! répliqua Luzo en lâchant de nouveau un grand rire.

C'en fut trop pour Sinoran qui s'élança vers lui et qui le plaqua contre un arbre. Luzo, même en mauvaise posture, n'avait pas perdu son sourire ; il semblait même qu'il se retenait de rire.

- Lâche-le ! s'écria soudain Danney.

Sinoran tourna son visage vers elle, visiblement surpris par son intervention, mais ne relâcha pas son emprise.

- S'il te plaît, Sinoran.

Le ton qu'employa la jeune femme avait quelque chose de suppliant et de ferme à la fois. Après quelques secondes de flottement, les muscles de Sinoran se décontractèrent et il laissa Luzo partir. Celui-ci avait étonnement conservé son sourire, et il émit même un petit rire.

- Eh bien, qui aurait cru que je me fasse attaquer alors que je venais en tant qu'ami, pour une fois ? dit-il en faisant semblant de s'insurger. Vous étiez plus respectable, à ma connaissance.

- À ta connaissance ? releva Mostès.

- Oui !

- Explique-toi. Comment nous connais-tu ?

- Cela fait quelques jours que je vous observe, lança Luzo en s'asseyant par terre.

Il entreprit alors d'arracher des petites bouts de mousse avec ses ongles, sous le regard surpris des trois autres. Quelques jours ? Ils ne savaient plus quoi dire. Comment avaient-ils pu ne pas détecter la présence de cet inconnu pendant tout ce temps ?

- Tu mens, rétorqua Sinoran d'un ton agressif.

- Raté ! le contredit Luzo en se relevant avec une petite pirouette.

Sinoran bouillonnait de rage tandis que ses deux acolytes étaient partagés entre incompréhension, méfiance et exaspération.

- J'ai un marché à vous proposer, déclara l'étrange personnage sans quitter son sourire mi-inquiétant mi-agaçant.

Mostès haussa les sourcils. Tiens donc, un marché. Même s'il avait encore moins confiance en ce nouveau venu qu'en ses deux camarades, il était curieux de découvrir si ce qu'il allait lui proposer était intéressant.

- J'ai toute votre attention ? vérifia Luzo.

Il n'écopa que de regards agacés.

- Bien, je prends ça pour un oui, enchaîna-t-il. Donc, je vais vous accompagner dans votre... épopée.

Après un court silence, il ajouta :

- Jusqu'au bout.

- Qu'avons-nous à y gagner, nous ? s'enquit Danney, un peu méfiante.

- Hormis bien entendu ton agréable présence, marmonna Sinoran, sarcastique.

La jeune femme lui jeta un regard noir ; elle était concentrée et ne voulait pas perdre de temps avec ses moqueries.

- Je connais cette forêt comme ma poche, et vous ne tiendrez pas deux jours de plus sans moi, lança Luzo comme s'il s'agissait la chose la plus élémentaire qui puisse exister.

- Tu as l'air bien sûr de toi, avança Mostès. Nous avons jusqu'alors fait route seuls, et nous nous en sommes sortis. Je ne vois pas pourquoi il en serait désormais autrement.

- Ah, petit Alchimiste, sourit Luzo en s'approchant de lui.

L'expression paraissait presque ironique : Mostès le dépassait de quelques centimètres, alors qu'il était déjà très grand. Luzo fixa ses grands yeux bleus vitreux dans ceux, gris orageux, de son interlocuteur.

- J'aimerai avoir affaire à ta magie, susurra Luzo.

- Je suis certain que non, crois-moi, répondit Mostès qui voulait avoir l'air intimidant.

Le jeune homme était passé outre le fait que cet inconnu connaissait une grande partie de lui, notamment qu'il était un Alchimiste, et il éprouvait une certaine curiosité à son égard, mais sa raison lui dictait de conserver une part de méfiance.

- Cette forêt humide recèle de nombreuses surprises, toutes plus désagréables les unes que les autres, expliqua Luzo en se tournant vers ses trois interlocuteurs. Vous n'irez pas loin sans moi, je vous l'ai dit.

Il était en train de ranger ses armes qu'il avait auparavant posées au sol. Il tenait en main sa magnifique épée à double lame : le manche pour s'en emparer se trouvait au milieu de l'épée, et de chaque côté partait une grande lame. Luzo la fit habilement tournoyer dans les airs.

- Est-ce toi qui l'as fabriquée ? l'interrogea Mostès.

- Cette arme ? Oui, effectivement. J'en suis particulièrement fier d'ailleurs.

- Ça va ? Pas trop la grosse tête ? siffla Sinoran.

En réponse à sa provocation, Luzo émit un petit rire aigu.

- Tu es un rigolo, toi ! s'esclaffa-t-il.

Un sourire s'étira sur les lèvres de Sinoran, mais il n'avait rien d'enjoué.

- Bien, je vous dis à demain alors ! lança Luzo une fois qu'il eut fini de ranger toutes ses armes.

- Attends, nous n'avons encore rien convenu ! l'arrêta Danney.

Il se retourna pour faire face au petit groupe :

- C'est tout comme, répliqua-t-il en adoptant une attitude nonchalante. Je vous suis indispensable, vous m'êtes indispensables, et je suis loyal. Deux bonnes raisons pour vous de m'accepter, et une pour moi. Tout le monde est gagnant, pour une fois.

Il marqua une courte pause, puis enchaîna avec un grand sourire :

- Et puis, si vous n'acceptez pas, je me verrai obligé de vous supprimer.

Ils éclata de rire et disparut dans le feuillage aussi vite qu'il était apparu. Entre temps, Mostès et Sinoran s'étaient rapprochés, se préparant à un éventuel combat. Le silence qui régnait désormais autour d'eux était plus angoissant que soulageant. Les minutes s'égrainèrent et toujours aucun signe de la présence de cet étrange Luzo près d'eux n'était notable. 

Au bout d'un certain temps, ils décidèrent d'un seul regard d'enfin s'accorder du repos. Ils s'assirent au pied d'un large tronc, tous aussi troublés les uns que les autres. Mostès se décida alors à prendre la parole :

- Qu'est-ce que vous en pensez ?

- Hors de question que l'on emmène ce fou avec nous ! s'insurgea Sinoran, peu discret comme à son habitude.

- Parle moins fort, lui intima le Voleur, devenu presque paranoïaque.

- Je pense au contraire que nous devrions nous allier à lui, objecta Danney sur un ton posé.

- Tu serais donc devenu folle, toi aussi ? la railla Sinoran.

- Et toi, tu n'as donc rien vu ? rétorqua Danney, plutôt sûre d'elle pour une fois. Il avait de nombreuses armes sur lui, c'était visiblement un jeune homme ayant l'habitude des combats. On a besoin de quelqu'un comme lui. Et en plus, j'ai bien observé sa grande épée à double lame. Même si je ne suis pas très expérimentée concernant l'armement, je peux au moins dire que je n'ai jamais vu d'arme comme celle-ci. Si c'est lui qui l'a fabriquée, il est également intelligent et travailleur. Nous avons plus qu'intérêt à le prendre avec nous.

- Il nous a tout de même menacés de mort ! répliqua Sinoran. On ne peut pas lui faire confiance.

Mostès avait gardé le silence pendant l'échange. Il avait attentivement écouté le point de vue de chacun de ses deux compagnons. À vrai dire, il raisonnait plutôt comme Danney et avait tendance à vouloir faire équipe avec ce Luzo. Mais il gardait cependant une grande méfiance à son égard ; son comportement n'avait rien d'habituel et il semblait imprévisible.

- À toi de trancher, Mostès, dit alors Danney en le sortant de ses pensées.

Pris au dépourvu, le jeune homme réfléchit encore quelques instants avant de laisser tomber :

- On l'accepte avec nous.

- Pardon ? réagit immédiatement Sinoran. Mais tu ne vas pas bien ou quoi ?

- Danney a raison sur tous les points, et toi aussi, s'expliqua Mostès en diplomate. Je pense qu'il va nous être utile, maintenant ou plus tard. Le tout sera de rester sur nos gardes et de ne pas se trahir mutuellement. On ne sait pas ce qu'il va se passer sinon.

Après un long silence, Sinoran acquiesça d'un léger signe de tête, et Danney baissa les yeux, soulagée.

- Mais je vous aurais prévenu, s'il nous trahit, je ne serai pas responsable, lança Sinoran en se relevant.

- On aura tous les mêmes ennuis, marmonna Mostès comme pour lui-même.

Danney se leva elle aussi et glissa à l'oreille du jeune homme :

- Merci de m'avoir fait confiance.

Des tours de garde furent établis pour l'entièreté de la nuit, et Sinoran fut désigné en premier. Les deux autres s'allongèrent non loin du maigre feu. Mostès rabattit sa capuche et tenta de dormir.

Même si leur rencontre avec Luzo les avait un peu rapprochés, il ne faisait encore pas confiance à Sinoran et à Danney, même si la jeune femme lui semblait sincère. En plus, les intuitions de celle-ci concernant les individus s'étaient révélées jusqu'ici plutôt exactes. Cela rassurait inexplicablement Mostès.

Il repensa alors à Luzo, cet étrange jeune homme. Il lui avait paru très jeune et très naïf au premier abord, mais son comportement l'avait ensuite déstabilisé. Ses cheveux blonds dorés en désordre, ses immenses yeux bleus vitreux, son grand corps maigre et dégingandé, tout lui restait en mémoire. Comment savait-il qu'il était un Alchimiste ? Même si celui-ci les observait depuis quelques jours, ce qui le sidérait, Mostès ne voyait pas comment son secret avait pu être découvert. En plus, peu de personnes connaissait ne serait-ce que l'existence des Alchimistes.

Ces pensées le taraudaient et, comme à son habitude, Mostès réfléchissait trop. Après quelques heures, il parvint enfin à sombrer dans un sommeil agité. Aucun d'eux ne dormit calmement cette nuit-là, et même s'ils refusaient de l'admettre, ils étaient tous bien heureux de ne pas être seul dans cette inquiétante forêt. 

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