Quatre journées s'étaient déjà écoulées depuis la rencontre avec Sinoran. Les tensions au sein du petit groupe ne s'étaient pas apaisées, mais aucun signe de trahison n'était notable, bien qu'une certaine méfiance régnait toujours.
Les trois compagnons marchaient inlassablement vers le Sud, dormant peu et étant toujours sur leurs gardes. Ils avaient tous été d'accord, pour une fois, lorsque Danney avait proposé de passer une partie de la nuit dans une auberge. La nuit tombée, ils n'avaient trouvé qu'une taverne pour s'abriter, mais ils ne rechignèrent pas lorsqu'un peu de chaleur s'échappa de la porte en même temps qu'un ivrogne.
Ils franchirent d'un même mouvement le seuil de la porte et se sentirent aussitôt happés par la chaleur étouffante et l'odeur d'alcool qui régnaient dans la salle. Ne paraissant pas le moins du monde incommodé, Sinoran s'avança d'une démarche décidée entre les tables tandis que Mostès et Danney le suivaient, quelques pas derrière lui. Le jeune homme sentit instantanément le poids des regards sur lui, et il regretta d'avoir retiré sa capuche. Il échangea un regard avec Danney, qui elle aussi semblait mal à l'aise.
Ils parvinrent à la table où Sinoran s'était déjà assis et se laissèrent tomber sur les chaises, fatigués. Mostès fixa Danney, essayant de lui faire comprendre son inquiétude ; la grande majorité des personnes présentes dans la taverne lui jetait des regards plus ou moins discrets et chuchotait entre eux. La jeune femme s'agita sur sa chaise, signe qu'elle avait elle aussi remarqué ce qui tracassait Mostès.
Trois assiettes remplies de ragoût accompagnées de pain et d'un peu de viande séchée arrivèrent sur la table, apportées sans délicatesse par une femme à l'allure agressive et renfrognée. Sans aucun commentaire, ils se mirent à manger leur repas chaud avec un certain plaisir. Mostès jetait continuellement des coups d'œil à son épée, accrochée à sa ceinture, pour être certain qu'il ne se retrouverait pas engagé dans un combat sans arme.
Le repas se déroula en silence. La salle était même un peu trop silencieuse pour que l'ambiance soit habituelle. Mostès voulait au plus vite aller dormir, ou mieux, quitter cette taverne. Il se décida alors à en toucher un mot à Sinoran, sous les coups d'œil attentifs de Danney :
- Les gens nous observent, chuchota le jeune homme.
- J'ai remarqué, répondit simplement Sinoran en mâchant son pain.
- Ça ne te perturbe pas plus que ça ? s'enquit Danney, le front plissé.
Sinoran arracha encore un morceau de pain sec et l'enfourna dans sa bouche, sous le regard impatient des deux autres. Il avait l'agaçante habitude d'aimer se faire attendre.
- Ils ne nous regardent pas nous. Ils t'observent toi, lâcha Sinoran en pointant Mostès du doigt.
Le jeune homme sentit des gouttes de sueur froide perler dans sa nuque. Cette situation, qu'il redoutait par-dessus tout, avait fini par arriver. Il savait pourquoi ces hommes le détaillait du regard ; la Confrérie des Ombres avait lancé un avis de recherche, promettant une grosse récompense à qui le ramènerait, mort ou vif. Lorsqu'il faisait encore partie de celle-ci, le jeune Voleur avait entendu une histoire pareil à la sienne. L'homme qui avait ramené le fugitif avait été tué, abandonnant la prétendue récompense au domaine du simple rêve.
- Je vais voir ce qu'ils mijotent, lança soudain Sinoran en se levant.
Et avant que Mostès n'ait pu esquisser un mouvement pour le retenir, il se dirigea vers le comptoir, où étaient accoudés plusieurs hommes. Il se retourna une dernière fois et ajouta :
- Prenez une chambre pour la nuit et gardez un lit pour moi. On partira tôt demain, tâchez de vous reposer.
Mostès serra les poings à en faire blanchir ses phalanges. La situation ne tournait pas à son avantage, loin de là. Lorsque Sinoran apprendrait qu'il faisait anciennement partie de la Confrérie des Ombres, nul doute qu'il ne continuerait pas sa route avec lui et qu'il chercherait à le tuer pour obtenir la récompense.
Le jeune homme était pris au piège. Les hommes étaient trop nombreux dans la salle pour qu'il puisse atteindre la porte sans dégât, et prendre une chambre pour la nuit revenait à s'enfermer dans une cage de laquelle il ne pourrait plus s'enfuir. Ses pensées s'enchaînaient à vive allure et il s'efforçait de rester calme et de tenter de trouver un échappatoire.
- Tu es sûr que ça va ? demanda Danney en fixant le jeune homme de ses yeux noisettes.
Mostès hocha la tête sans un mot. Il avait presque oublié la présence de la jeune femme à ses côtés. Quelques instants plus tard, il lança brusquement :
- Viens, on va prendre une chambre.
Ils ramassèrent rapidement leurs maigres bagages et allèrent à la rencontre de la femme qui avait l'air d'être la gérante de la taverne.
- Il vous reste une chambre pour la nuit ? questionna impatiemment Mostès.
La femme les jaugea du regard pendant quelques secondes et cracha :
- Paiement en avance exigé.
Mostès sortit une pièce, puis une deuxième et une troisième jusqu'à ce qu'elle hoche la tête, satisfaite. Le jeune homme retint son geste au dernier moment :
- La chambre est à quel étage ?
- Deuxième.
- J'en veux une au dernier étage.
La femme grommela quelque chose d'incompréhensible qu'il prit pour un signe d'approbation.
- Y a-t-il une fenêtre dans la chambre ? reprit Mostès.
- Oui, grogna-t-elle.
- Parfait, nous sommes d'accord dans ce cas, sourit Mostès qui s'était légèrement décontracté.
Il glissa les pièces dans la main calleuse de la femme et se faufila vers l'escalier, suivi de près par Danney. Il jeta un dernier coup d'œil vers le comptoir et aperçut Sinoran qui était engagé dans une discussion un peu houleuse avec d'autres hommes. Il s'engouffra ensuite dans l'obscurité.
Arrivés dans leur modeste chambre, Mostès baissa le loquet et Danney s'affala sur un lit. Le jeune homme vérifia que la petite lucarne qui tenait lieu de fenêtre s'ouvrait sans difficulté. Il avait légèrement repris le contrôle de la situation et s'accorda un moment de répit.
- Dis-moi ce qui se passe, murmura Danney d'un ton presque suppliant.
Mostès passa une main dans ses cheveux bruns et demanda :
- Est-ce que tu es prête à me suivre cette nuit, coûte que coûte ?
- Tu t'inquiètes à cause de ces gens qui te regardaient, c'est ça ? l'interrogea Danney en éludant la question.
- Exact, acquiesça le jeune homme avec un sourire résigné.
Il ne pouvait pas cacher ses sentiments à la jeune femme, qui les décryptait d'ailleurs à merveille. Il espérait seulement pouvoir cacher son ancienne appartenance à la Confrérie des Ombres le plus longtemps possible. Si quelqu'un l'apprenait, il ne donnait pas cher de sa peau et personne ne voudrait plus voyager à ses côtés, de peur d'avoir affaire à la Confrérie.
- Sinoran a dit qu'il s'en occupait, affirma Danney, sortant Mostès de ses pensées.
- Et tu lui fais confiance ? demanda-t-il sèchement.
- Je pense qu'on peut le croire, oui, répliqua Danney.
Mostès poussa un soupir et s'assit sur un lit. Un silence s'installa, mais rapidement briser par la voix du jeune homme :
- Écoute, Danney. Ce soir, j'ai toutes les raisons de croire que ça se jouera entre Sinoran et moi, même si je ne peux pas encore t'expliquer pourquoi. On ne va plus pouvoir compter sur lui.
Il marqua une courte pause durant laquelle la jeune femme garda un silence compréhensif. Elle arrivait étonnamment bien à comprendre ce que ressentait son camarade.
- Tu vas devoir faire un choix, reprit Mostès en la regardant droit dans les yeux. Rester avec Sinoran, continuer ta route avec moi, ou repartir seule.
- Tu sais très bien que je vais rester avec toi, répondit Danney sans hésiter.
- Pourquoi ? s'enquit le jeune homme.
Il regretta presque instantanément sa question, ne voulant pas entrer dans l'intimité de la jeune femme.
- Je ne sais pas, souffla-t-elle.
Mostès se leva et le parquet grinça sous ses pas.
- Merci, murmura-t-il comme pour lui-même.
Danney ne fit aucun commentaire sur ces dernières paroles, mais demanda encore :
- Que va-t-il se passer, cette nuit ?
- Tu vas réussir à te fier à moi ?
Elle hocha la tête.
- Tu feras ce que je te dirais, et tout se passera bien, d'accord ?
Elle acquiesça de nouveau en silence.
- Que va-t-il arriver à Sinoran ? l'interrogea-t-elle.
Mostès garda le silence. Il savait ce qu'il allait faire. Il le devait. Il devait tuer Sinoran. Si celui-ci avait désormais pris connaissance de son passé, il ne pouvait le laisser partir indemne. Il ne fit pas part de son projet à Danney, sachant que celle-ci tenterait vainement de le raisonner.
Il tenait à la jeune femme, plus qu'il n'aurait pu l'imaginer. Elle s'avérait utile et, plus important encore, elle était d'une compagnie agréable et peu contraignante. Comme toujours, il se trouvait trop sociable, même s'il ne pouvait rien y faire.
- Tu ferais mieux d'essayer de dormir un peu, lui intima Mostès.
- Tu es sûr ?
- Oui, tu peux te fier à moi.
Sans demander son reste, la jeune femme s'allongea et se retourna. Mostès souffla sur la maigre bougie qui tenait lieu d'éclairage et se coucha à son tour. Il vérifia que son épée était contre lui et il serra un poignard dans sa main.
Le jeune homme comptait jouer sur l'effet de surprise. Lorsque ses assaillants allaient pénétrer dans la chambre, ils le croiraient endormi et se méfieraient moins. Il fallait seulement qu'il ne s'endorme pas d'ici là.
Au bout d'un temps qui lui parut interminable, Mostès entendit quelqu'un tenter d'ouvrir la porte. Ses muscles se tendirent, aux aguets, et son cœur battait la chamade. Les coups contre la porte se firent de plus en plus violents et le petit loquet céda presque instantanément.
Le parquet grinça malgré les pas discrets et Mostès garda les yeux fermés encore quelques secondes. Soudain, il jaillit hors de son lit, près à se battre.
Ses yeux étant habitués à la pénombre, Mostès n'eut aucun mal à remarquer qu'un homme se tenait au centre de la pièce. Il reconnut aisément la carrure imposante et la peau mate de Sinoran. Ce dernier était venu seul.
- Je ne sais pas ce que tu as fait au Roi, mais il a visiblement promis une grosse récompense pour qui te livrera à lui, dit Sinoran, un peu essoufflé. Ces hommes, en bas, ils sont bien décidés à te faire la peau.
- Quoi ? articula Mostès, qui ne pût rien dire d'autre sous l'effet de la surprise.
- Je me suis fait passer pour l'un des leurs, expliqua Sinoran. Je n'ai réussi à m'éclipser que maintenant, et ils ne vont pas tarder à débarquer. On ferai mieux de filer, et vite.
Mostès ne savait plus quoi dire ni quoi faire. La surprise l'avait cloué sur place ; il s'était attendu à devoir se battre, et qui plus est contre Sinoran. La situation prenait un autre tournant, et il n'était plus certain de tout comprendre.
- Tu comptes sérieusement dormir ici ou quoi ? lança Sinoran. On ne va pas attendre demain matin !
Danney, qui s'était réveillée depuis un moment suite à l'échange des deux hommes, jetait des regards interrogateurs à Mostès.
- Allez, on se tire ! chuchota le jeune homme en ouvrant la petite fenêtre qui donnait sur le toit.
Il aida tout d'abord Danney à se hisser dehors, puis il laissa Sinoran passer et il ferma la marche en vérifiant qu'il avait emporté toutes ses affaires. Il baissa ensuite la fenêtre pour brouiller le plus possible les pistes.
Il prit alors la tête du petit groupe, retrouvant son agilité en courant sur les toits. Cela lui rappelait Clairecombe, avec une pointe de nostalgie.
La ville n'étant pas très étendue, les trois compagnons arrivèrent vite à l'extrémité. Ils s'engouffrèrent ensuite dans la forêt et coururent encore pendant de longues minutes. Essoufflés, ils s'arrêtèrent près d'un ruisseau où quelques rayons de lune filtraient entre les feuillages.
Après avoir repris son souffle, Sinoran questionna :
- Qu'as-tu donc fait au Roi pour qu'il lance un avis de recherche contre toi ?
Les pensées de Mostès bouillonnaient dans son esprit. À sa connaissance, il n'avait rien fait de récent qui puisse lui attirer les foudres royales. Il était un Alchimiste, certes, mais personne ou presque n'en avait la connaissance. Il ne voyait qu'une seule solution : la Confrérie des Ombres avait lancé un avis de recherche contre lui en se faisant passer pour le Roi. Personne n'avait confiance en cette Confrérie, et les avis de recherche lancés par le Roi étaient souvent plus fructueux.
Cette fois-ci, le Voleur avait eu de la chance, ses compagnons n'avaient pas découvert son passé.
- C'est une longue histoire, soupira Mostès.
- Raconte-la nous, proposa Danney.
- Pas maintenant, nous sommes fatigués, se défila le jeune homme. Reposons-nous un peu et reprenons la route rapidement pour s'éloigner de cette ville.
- Quoi que tu aies fait au Roi, saches que tu es remonté de mon estime, petit, déclara Sinoran en lui tapant dans l'épaule. Tous les ennemis du Roi sont mes amis.
Mostès n'ajouta rien et alla s'allonger dans l'herbe déjà humide de rosée. Ce soir, il pouvait à nouveau respirer librement. Son accord avec Sinoran et Danney tenait encore et son objectif était toujours atteignable. Du moins pour le moment.
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