Chapitre 23 : Achille

Samedi 23 décembre : Achille

Lorsqu'il se réveilla samedi matin, Achille eut un sursaut de terreur. Il venait d'émerger d'un cauchemar proprement terrifiant. Il était dans le jardin des Fabre, seul sous la neige. Soudain, une ombre apparaissait au loin, et, persuadé qu'il s'agissait de Neil, Achille se précipitait vers lui. Mais plus il courait, plus la couche de neige augmentait sous ses pieds et le clouait au sol, le réduisant à observer l'ombre de loin, complètement impuissant. Alors qu'il était sur le point de se noyer dans la poudreuse, Pierre Fabre apparaissait brusquement. Le garçon tendait le bras pour qu'il l'aide à sortir de ce piège, mais l'homme le repoussait et le frappait de toute ses forces avec un club de golf, dans un rire sardonique à lui glacer le sang. Son visage se transformait alors en celui de Neil et se décomposait lentement, tel un sinistre cadavre, tandis qu'Achille, toujours incapable d'agir, ne pouvait que hurler de terreur face à ce terrible spectacle.

- Achille ? Qu'est-ce qu'il se passe ?

La voix soucieuse de Prune le ramena à la réalité. Ce n'est qu'un rêve, s'intima-t-il mentalement. Seulement un stupide cauchemar tout droit sorti de mon imagination. Il repoussa son sac de couchage et se redressa, tout tremblant et transpirant. Face à lui, assise sur un matelas posé à même le sol, Cora le fixait de ses yeux mordorés. Cette vision rassura le garçon. Il n'était pas seul. Et tout n'était pas perdu. Pas encore.

Il avait dormi chez Prune avec Cora. La veille, ils avaient passé toute la journée à élaborer des théories toutes plus tirées par les cheveux les unes que les autres, cherchant en vain à découvrir ce qu'il avait pu arriver à Neil. Grâce aux annotations dans ses livres, ils avaient conclu qu'il avait pu fuguer. Mais son journal intime faisait au contraire pencher la balance du côté du suicide, comme n'hésitait pas à leur rappeler Prune. Et puis, il ne fallait pas oublier le père, même s'il niait le meurtre. Achille ne voulait pas se faire de faux espoirs. Il avait cru dur comme fer à l'hypothèse de la fugue après avoir lu L'attrape-cœur, mais les récents évènements l'avaient convaincu que quelque chose de bien plus tragique était survenu.

Néanmoins, au cours de leur longue conversation, ils avaient convenu qu'ils ne devaient écarter aucune hypothèse. À ce stade, tout était encore possible. Ils avaient alors décidé de se rendre là où le corps de Daphné Duchamp avait été retrouvé, à l'entrée de la ville. Après tout, les deux adolescents avaient disparu dans un périmètre restreint. Il semblait logique qu'ils se soient croisés à un moment ou un autre. Les trois enquêteurs en herbe n'avaient plus qu'à se rendre sur la scène de crime, à la recherche d'indices qui prouveraient que les deux s'étaient rencontrés. Certes, les probabilités de réussite étaient plus que minces, et ce plan très hasardeux. Mais ils n'avaient pas vraiment le choix : c'était leur seule piste.

Alors, dès qu'Achille s'était remis de son cauchemar, et qu'ils avaient tous les trois finis de se préparer, ils s'étaient éclipsés en douce. Les parents de Prune n'avaient consenti qu'avec réticence que Cora et lui restent dormir chez eux, il n'y avait donc que peu de chance qu'ils acceptent qu'ils partent à la recherchent de Neil ainsi. Le faire dans leur dos était bien plus simple.

Les trois adolescents se remirent en selle, malgré le froid de plus en plus mordant. Achille insista pour qu'ils passent chez lui avant de se rendre sur le lieu du drame, afin de récupérer son chien. Il serait plus rassuré de savoir Pirate à leurs côtés. Et surtout, son odorat pourrait sûrement leur être utile dans leur quête d'indices.

Quand ils furent arrivés chez lui, sa mère les accueilli d'un regard suspicieux. Il était évident qu'elle n'avait pas gobé le « on va seulement se promener un peu, et on aimerait prendre Pirate avec nous » d'Achille. Après tout, la température extérieure ne dépassait certainement pas les zéro degrés Celsius, et la femme imaginait mal ces trois adolescents se balader ainsi sans arrières pensées. Néanmoins, elle ne leur fit aucune remarque et se contenta de fixer son fils avec attention, comme pour le dissuader de faire une bêtise. Achille aurait aimé la rassurer, mais il ne pouvait pas lui mentir : ils s'engageaient bel et bien dans une entreprise des plus incertaines.

La route jusqu'à l'entrée de la ville se montra étrangement agréable, malgré les conditions météorologiques, qui n'étaient pas des plus clémentes. Les trois adolescents avançaient tranquillement, tandis que Pirate courait à leurs côtés, tout heureux de se dégourdir un peu les pattes. Achille se surprit même à penser que tout n'était pas perdu, qu'ils avaient encore un espoir de retrouver Neil en vie et en bonne santé.

Mais le charme se rompit dès qu'ils parvinrent à la scène de crime. Le soir où ils l'avaient découvert, l'endroit grouillait de policiers, de bruits et de lumières, si bien que l'atmosphère en semblait presque irréelle. Désormais, le lieu était tristement vide. Les cordons de sécurité avaient été retirés, tout comme, bien évidemment, le corps de la victime. Seules les broussailles écrasées aux alentours témoignaient des évènements de cette nuit-là. Sans ça, même Achille serait passé à côté sans y faire attention.

Pourtant, maintenant qu'ils y étaient, le garçon pouvait presque revoir la scène. Aucun d'entre eux n'avaient eu le temps d'apercevoir le cadavre mardi soir, mais Achille pouvait se représenter le tableau avec une précision déroutante. Il lui semblait presque voir le corps rigide et bleuté de la pauvre Daphné Duchamp. Ses yeux clos, dont les cils commençaient à être recouverts de givre, ses fines lèvres violacées, ses joues couvertes de tâches de rousseurs, à présent vidées de leur sang, translucides. Sa chevelure rousse, autrefois flamboyante, qui encadrait tristement l'ovale de son visage diaphane de mèches ternes et moroses. Sa veste d'aviateur brune, au cuir détrempé par la neige.

Achille sentit son cœur se serrer. Son bref moment d'euphorie était bel et bien terminé. Un vent glacial se leva, conférant à l'environnement un aspect sinistre. Pirate se mit soudain à hurler à la mort, et il sentit Prune sursauter à côté de lui. Les trois adolescents se rapprochèrent imperceptiblement, plus effrayés qu'ils ne voulaient bien l'admettre.

- Qu'est-ce qu'il se passe ? murmura Prune, alarmée.

Ses boucles châtaines tourbillonnaient autours de visage, et ses yeux océans étaient écarquillés de terreur. Cora claquait des dents avec force, et Achille lui-même se sentit frissonner d'effroi.

L'animal se mit alors à galoper à travers les champs environnants. Il décampa si vite que ni Cora, ni Prune, ni Achille n'eurent le temps d'esquisser le moindre geste pour le rattraper. Son maitre fut le premier à réagir, et dès qu'il eut repris ses esprits, il courut à la suite de l'animal, aussi rapidement que ses jambes le lui permettaient. Ses amies s'élancèrent immédiatement à ses côtés, sans y réfléchir davantage. Pirate avait senti quelque chose, c'était évident. Mais quoi ?

Cette question tournait en boucle dans l'esprit d'Achille. Que se passait-il ? Pourquoi son chien agissait-il ainsi ? Il perdit l'animal de vue un instant et redoubla d'efforts. Il ne fallait pas qu'il le lâche. Il se tramait quelque chose, et le garçon comptait bien découvrir quoi.

Cora fila à sa gauche, un sourire narquois collé aux lèvres.

- Du nerf, mollasson ! hurla-t-elle en le dépassant. Il ne faut pas que ton chien nous sème !

Il piqua un sprint, revigoré. Son esprit de compétition venait de reprendre le dessus, et il était hors de question que quelqu'un d'autre que lui ne gagne cette course poursuite. Derrière lui, Prune était un peu à la traine, essoufflée par l'effort. Il lui attrapa la main, avant de l'entrainer avec lui dans cette course folle.

- Viens ! s'écria-t-il. On n'a pas de temps à perdre !

Ils filèrent ainsi à travers les champs, en sautant au-dessus des talus et en évitant avec plus ou moins de succès les flaques de boue et les endroits encore enneigé. Le vent sifflait dans ses oreilles et il sentait son sang battre à ses temps, mais il ne ralentit pas pour autant. La queue de Pirate qui filait entre les arbres devant lui le forçait à continuer, encore et encore. Soudain, l'animal bifurqua vers la forêt, et Achille eut toutes les peines du monde à ne pas déraper sur le chemin boueux qu'il venait d'emprunter. Cora, qui avait toujours quelques mètres d'avance sur lui, n'eut pas cette chance, et elle s'écroula lamentablement par terre. Son ami ne put retenir un rire lorsqu'il parvint à ses côtés : une grosse trainée de terre barrait toute la partie gauche de son visage, jusqu'aux racines de ses cheveux. Son manteau n'en était pas sorti indemne, tout comme son jean qui s'était déchiré dans la chute. Néanmoins, elle ne sembla même pas le remarquer et se releva aussitôt.

- Tout va bien ? s'enquit Prune en se précipitant vers elle.

- Mais oui, ce n'est rien ! J'en ai vu d'autre, ne vous inquiétez pas pour moi !

Achille ne put s'empêcher de ressentir une pointe d'émerveillement. Il n'aurait jamais cru ça de Cora, la première de la classe toujours bien propre sur elle. Jamais il ne l'aurait imaginée sprinter ainsi dans la boue, et tomber dedans sans le moindre état d'âme. S'il avait dû parier, il aurait penché pour le genre de filles douillettes qui craignaient sans cesse de voir leur maquillage couler. Décidément, les apparences étaient trompeuses, et il s'était lourdement trompé.

- On a perdu Pirate, constata Prune, soucieuse.

- Il retrouvera son chemin tout seul, si c'est ça qui t'inquiète, la rassura Achille, pince-sans-rire. C'est un grand garçon.

- Un grand chien, tu veux dire ? releva-t-elle avec malice.

Le garçon partit dans un grand éclat de rire, aussitôt rejoint par Prune et Cora. Sa blague n'était pas des plus drôle, et pourtant, elle signifiait beaucoup pour lui. Il savait que Prune avait passé les derniers jours affalée sur son lit, sans bouger une seule seconde, à ressasser les derniers évènements. Il savait à quel point elle vivait mal la disparition de Neil, à quel point toute cette affaire lui brisait le cœur. Ce rire était l'un des plus beaux signes d'espoir qu'il n'ait jamais vu. Car malgré l'horreur de la situation, toute l'angoisse, la tristesse et la peur qu'ils avaient accumulé au cours de cet affreux mois de décembre, il était entouré des plus précieux amis qu'il aurait jamais pu rêver. Et il savait que, peu importe ce qu'ils découvriraient, ils resteraient soudés, et ils surmonteraient cette épreuve. Ensemble.

Il s'apprêtait à faire part de ses réflexions à ses amies, quand Cora s'exclama :

- Regardez ! Des empreintes de pattes !

Achille s'approcha, et il remarqua effectivement une multitude d'empreintes qui se dirigeaient plus profondément dans les bois.

- On ne l'a pas vraiment perdu alors ! exulta-t-il. On va pouvoir le suivre à la trace, littéralement !

Ils se remirent en route avec entrain. Et plus ils s'enfonçaient dans la sombre forêt, plus Achille avait l'impression qu'il touchait au but. Qu'allaient-ils découvrir ? Il n'en avait aucune idée. Mais, au fond de lui, il sentait que, peu importe quoi, ce serait une trouvaille capitale.

Les arbres autours d'eux semblaient s'épaissir à chaque pas qu'ils faisaient, empêchant ainsi la faible lumière hivernale de leur parvenir. Il n'était pas encore midi, et pourtant, Achille eut l'impression d'être déjà au crépuscule. Il frissonna longuement : la température avait elle aussi décrut, à son plus grand regret.

Ses yeux se posèrent alors sur une empreinte étonnante, bien plus grosses que celles que Pirate avait précédemment laissées. Il s'arrêta pour l'examiner de plus prêt. De toute évidence, elle ne provenait pas de son chien. La trace paraissait presque... humaine.

- Vous pensez que ça pourrait être Neil ? murmura Cora d'une voix pleine d'espoir, formulant à voix haute le souhait le plus cher de ses amis.

- C'était peut-être Daphné Duchamp, tempéra Prune à voix basse. Après tout, elle est morte dans les environs. Elle a dû passer par là.

Achille continua à avancer, déterminer à en avoir le cœur net. Il espérait plus que tout qu'il s'agisse de Neil, évidement. Mais cette hypothèse lui semblait hautement improbable : qu'est-ce que le disparu pourrait bien faire par ici ?

Un aboiement lointain lui parvenu soudain, et il se mit à courir. C'était Pirate qui l'appelait, il en était persuadé ! Prune et Cora s'élancèrent à ses côtés, et ils filèrent tous les trois à travers les bois, sans faire grand cas des branches d'arbres qui fouettaient leurs visages ou s'accrochaient à leurs vêtements.

Achille aperçu soudain le pelage d'ébène de son chien, et il ralentit. L'animal se tenait bien droit, assis devant la porte de ce qui semblait être une tente de fortune. La toile battait au vent, et diverses couvertures et vêtements étaient entreposés en vrac à l'intérieur. Un petit réchaud était établi à même le sol, accompagné d'une casserole tordue et de quelques vieilles boites de conserves.

Le garçon s'approcha vers le campement d'un pas lent, comme s'il craignait de rompre l'équilibre de l'atmosphère d'un mouvement trop brusque. Il passa une tête à l'intérieur de la tente, et, sur un oreiller crasseux, trônait un vieil exemplaire de Robinson Crusoéde Daniel Defoe. Achille l'attrapa d'une main tremblante, avant de le feuilleter à la hâte. Les pages étaient noircies d'annotations en tout genre, exactement comme Neil le faisait.

Prune cria soudain de surprise, et il se précipita dehors. Et, éberlué, Achille tomba sur Neil. Ses cheveux étaient enchevêtrés, sa peau sale, et il avait l'air tout simplement épuisé, mais il ne faisait aucun doute que c'était lui. En chair et en os, bien vivant et en bonne santé, le disparu se tenait devant ses amis avec un sourire discret. 


❅❅❅

... et ta-dam ! il était finalement bel et bien vivant (ok, maintenant je peux l'avouer : j'aime beaucoup trop Neil pour le tuer oups)

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top