Chapitre 18 : Prune
Lundi 18 décembre : Prune
Prune n'avait pas réussi à se lever ce lundi matin. Quand son réveil avait sonné, elle l'avait juste éteint, sans y réfléchir, avant de se retourner dans son lit et de se rendormir. Pourtant, elle ne faisait jamais ça en temps normal. D'habitude, elle sautait de son lit dès la première sonnerie, encore endormie mais déterminée à quitter les bras de Morphée. Mais pas ce matin. Aujourd'hui, elle n'en avait ni la force, ni la motivation, ni l'envie.
Les révélations du journal intime de Neil l'avaient achevée, mises ko. Prune en était d'autant plus mortifiée qu'elle vivait littéralement à deux pas de chez les Fabre. Et pourtant, elle n'en n'avait jamais rien su, elle ne s'était jamais douté de rien. En même temps, comment aurait-elle soupçonner une abomination pareille ?
Elle avait toujours été du genre à croire au meilleur chez les gens, mais cette histoire remettait sérieusement tout ce en quoi elle croyait en question. Elle pensait Neil discret, sans parler beaucoup de lui par pudeur. La vérité, c'est qu'il était détruit, physiquement et émotionnellement, et il se taisait par peur. Mais que pouvait-il craindre de pire, alors qu'il vivait déjà un véritable enfer ?
Pendant le petit-déjeuner, ses parents avaient bien remarqué que quelque chose clochait, que leur fille avait l'air encore plus triste que les jours précédents. Mais elle n'avait pas craché le morceau. Pas encore. Avec Achille et Cora, ils avaient décidé de parler du carnet à la police quand ils auraient fini de le décrypter, pas avant. Or, après cette découverte macabre, ils avaient été incapable de continuer. Et Prune n'avait pas l'intention de briser son serment et de trahir ses amis. Car il était évident que si elle mettait ses parents dans la confidence, le monde entier serait au courant des moindres détails de l'affaire en moins d'une heure. Et puis, surement poussée par une curiosité morbide, elle voulait désespérément lire la fin, bien qu'elle craignait ce qu'elle pourrait y découvrir. De toute évidence, les choses ne s'arrangeaient pas, bien au contraire, vu la situation dans laquelle ils se trouvaient actuellement.
Malgré tout, une chose dérangeait Prune : pourquoi les Fabre avaient-ils l'air si bouleversés par la disparition de leur fils, alors qu'ils le battaient ? Pourquoi agissaient-ils de façon aussi étrange ? Une affreuse hypothèse traversa alors l'esprit de la jeune fille : se pouvait-il qu'ils aient tué leur propre fils ? Vu la situation, c'était plus que plausible, et il n'était pas si compliqué d'extrapoler un scénario : après une énième mauvaise note de son fils, le père aurait pu s'énerver et devenir violent. Neil aurait essayé de répliquer, et les choses auraient vite dégénérées. Un revers trop brutal, une mauvaise chute, et Neil meurt sous les coups de son père, comme ça.
- Prune ? Tu es sûre que ça va ?
La voix de sa mère ramena la jeune fille à la réalité et la sortit de ses réflexions funestes. Un frisson lui parcouru la nuque et descendit le long de sa colonne vertébrale.
- Tu es toute pâle, insista son père, inquiet.
Ses lèvres se tordirent dans un semblant de sourire, pour tenter de les rassurer. Non, elle n'allait pas bien du tout. Mais si ses suppositions étaient bonnes, Neil était dans un état bien pire que le sien...
Quand elle arriva au lycée, Prune s'étonna : rien n'avait changé. Les mêmes élèves discutaient entre eux, des mêmes sujets qu'habituellement, dans les mêmes couloirs froids et inconfortables. Le monde continuait à tourner, alors que le sien s'était arrêté et avait explosé, réduit en miette par les révélations du journal de Neil. C'était comme si tout le monde avait déjà oublié le disparu, le discret meilleur ami d'Achille, l'insignifiant et tout à fait non-remarquable Neil Fabre.
Ses yeux se posèrent alors sur Cora, et elle fut immédiatement frappée par un détail : elle ne portait pas de rouge à lèvre. Cora, qui ne sortait jamais sans en temps normal, démaquillée ! Incroyable... Cette vision la rassura en quelque sorte. Tout le monde ne s'était pas désintéressé de Neil. Et même si c'était presque indétectable, leur univers s'était bel et bien fissuré en profondeur. L'apparence de Cora en était la preuve.
- Salut.
- Salut.
Prune s'installa à côté d'elle, presque sans un mot, à peine une salutation. Achille arriva quelques minutes après, et ils restèrent ainsi, immobiles. Trois adolescents dévastés au milieu de la foule insouciante, trois naufragés ballotés par les flots, sans qu'aucune terre ne soit visible à l'horizon. Sans aucun espoir.
La sonnerie retentit alors, d'une longue plante stridente. Les élèves s'agitèrent pour se rendre dans leurs classes respectives, et les couloirs se vidèrent peu à peu, le bruit des conversations décroissant. Mais ni Prune, Achille ou Cora ne bougèrent : ils restèrent tous les trois seuls, prostrés sur le rebord d'une fenêtre.
Cora se leva alors, sous le regard étonné des deux autres, et s'exclama :
- Bon. On sèche ?
Achille la fixa avec des yeux ronds.
- Pardon ? Qui êtes-vous, et qu'avez-vous fait de Cora Park ?
La concernée eut un rire sans joie.
- Je ne sais pas, peut-être que le monde cruel qui nous entoure lui a broyé l'âme.
- Hm, je vois... J'aurai plutôt penché pour l'hypothèse de l'extraterrestres infiltré, mais la tienne tiens la route aussi.
- Sérieusement, insista-t-elle, on sèche ? Parce que je ne me sens absolument pas d'humeur à aller en cours. Je crois que j'exploserai.
- Je suis d'accord, lui répondit Prune.
Elle savait que sa prise de parole allait déclencher la stupeur d'Achille. Que ce soit elle et Cora qui proposaient de sécher les cours, cela relevait du miracle ! Mais son amie avait raison, elle n'était pas en état de suivre la moindre leçon actuellement, et se retrouver avec des heures de colles était le cadet de ses soucis désormais.
- Wow, on devrait découvrir que les parents d'un ami disparu sont des monstres plus souvent, si ça donne ce genre de résultat ! s'écria Achille.
Devant les grimaces écœurées des filles, il se rattrapa :
- C'est encore trop tôt pour l'humour noir hein ? J'aurais dû m'en douter.
Son visage se tordit en une mine penaude exagérée, et ses amies ne purent s'empêcher de laisser s'échapper un faible sourire.
- Puisqu'on sèche, continua-t-il, on a donc toute une journée à tuer ? Oups, encore un choix de mot malheureux ! Quoiqu'il en soit, je propose qu'on essaye d'oublier un peu... tout ça.
- Et comment tu comptes faire ça ? l'apostropha Cora. À moins de devenir amnésique ça risque d'être un peu compliqué cette histoire ! C'est comme si tu proposais de ne plus voir un éléphant dans un couloir de dix mètres !
- Est-ce qu'un éléphant pourrait rentrer dans un couloir de seulement dix mètres déjà ?
Cora soupira.
- Arrête de faire le gamin Achille.... Tu n'as pas d'âme ou quoi ?
Le visage du garçon s'assombri d'un seul coup, et Prune sentit son cœur se serrer. Ils n'allaient quand même pas se disputer, si ? Elle avait toujours détesté les conflits, mais là, c'était vraiment le très mauvais moment pour ça. Comme s'ils n'avaient pas déjà assez de problèmes...
- Que madame m'excuse si j'essaye de détendre l'atmosphère en faisant un peu d'humour. Si tu sais en quoi ça consiste déjà... asséna Achille, amer.
Cora contracta sa mâchoire et pinça ses lèvres, ce qui lui donna un visage presque menaçant.
Un professeur d'une pièce avoisinante ouvrit alors la porte de sa salle, et leur jeta un regard noir.
- Vous n'avez pas cours vous trois ? Qu'est-ce que vous faites dans les couloirs ?
Avant que l'un des accusés n'ait le temps d'ouvrir la bouche, il embraya sur d'autre reproches :
- Peu importe, vous n'avez rien à faire ici ! Surtout si vous faites un vacarme pareil !
Prune trouva ses propos bien trop exagérés, ils parlaient peut-être un peu fort, mais de là à qualifier ça de vacarme...
- Allez, oust ! Du balais !
Achille ne pu apparemment pas se retenir de glousser face au ridicule du professeur, tandis que Cora levait les yeux au ciel. Ils se levèrent tous les trois sous le regard inquisiteur de l'homme, et s'arrêtèrent un peu plus loin, une fois hors de sa portée.
Prune déglutit anxieusement, inquiète à l'idée que ses amis reprennent au moment où ils avaient été interrompus.
- Quel con, marmonna Cora.
- Je dirais même connard, renchéri Achille dans un sourire.
Prune souffla de soulagement quand Cora rendit son sourire au garçon.
- Ça ne répond pas à ma question, reprit Achille. Qu'est-ce qu'on fait, puisqu'on sèche ?
- On pourrait aller à la bibliothèque ? proposa faiblement Prune.
Achille la regarda avec des yeux ronds, avant d'éclater de rire.
- Alors ça, c'est la meilleure ! s'exclama-t-il. Sécher pour aller à la bibliothèque, on ne me l'avait encore jamais faite celle-là !
- Non, elle a raison, le contra Cora. C'est l'occasion rêvée pour enfin en finir avec le journal intime de Neil !
- C'est ça, puisqu'on se prend une journée de pause, autant en faire quelque chose d'utile, renchéri Prune.
- J'arrive pas à croire que vous allez me convaincre de passer la journée dans une bibliothèque, grommela le garçon tout en se mettant en marche.
Une fois dehors, les trois adolescents se plaignirent du froid, mais avancèrent néanmoins valeureusement, en bravant l'hiver. La bibliothèque n'était qu'à quelques pas de leur lycée après tout, ils pouvaient bien faire l'effort de marcher, malgré le vent glacial qui venait de se lever.
- Ah ! Je hais vraiment l'hiver ! éructa Cora. Si je n'étais pas quelqu'un de si bien élevée, je t'aurais déjà volé ton écharpe depuis un bail Prune !
Cette dernière s'emmitoufla encore un peu plus sous cet accessoire, effectivement bien contente de l'avoir. Sans lui, elle n'aurait surement pas réussi à survivre aux frimas, décidément bien plus rudes que les années précédentes.
Après quelques minutes qui leur semblèrent une éternité, ils furent bien contents d'entrer dans le bâtiment bien chauffé. Achille en soupira même de délice.
- Je retire tout le mal que j'ai pu dire contre les bibliothèques, c'est si bon d'être au chaud !
La seule bibliothécaire présente lui jeta un regard noir.
- Moins fort, chuchota Cora tout en lançant un regard d'excuse à la femme, qui semblait n'en avoir cure.
Pendant ce court laps de temps, Prune elle s'était immédiatement installée sur une table un peu à l'écart, cachée derrière l'étagère des romans policiers, et tout près d'un chauffage. Achille la rejoignit aussitôt et pris la chaise la plus proche dudit chauffage, tandis que Cora s'installait entre lui et Prune. Elle sortit le carnet de Neil de son sac, et le posa bruyamment sur la table.
- Bon, s'exclama alors Achille, on termine enfin de le décrypter ce foutu journal intime ?
- Chuuut ! le coupa Cora. On est dans une bibliothèque, pourquoi tu parles aussi fort ? Ça ne se fait pas !
L'accusé leva les yeux au ciel avant de reprendre en chuchotant exagérément :
- On le décrypte oui ou non ?
Malgré les soupirs des deux filles, ils se mirent au travail sans plus tarder. Ils avaient laissé trainer le mystère du carnet de Neil bien assez longtemps, et en attendant, le disparu n'avait toujours pas donné le moindre signe de vie...
Prune n'aurait pas cru qu'ils pourraient découvrir quelque chose de pire que ce qui lui faisait subir ses parents, et pourtant... À la toute fin, dans les dernières pages, un passage lui glaça littéralement le sang, malgré le chauffage qui tournait à plein régime à côté d'eux. Et Achille et Cora étaient dans le même état qu'elle. Glacés par ce qu'ils venaient de lire...
« J'ai relu L'Attrape-cœur aujourd'hui. Oui, encore. Je sais, je devrais dormir à la place de lire et relire ce foutu bouquin. Mais d'une, je n'arrive pas à dormir depuis quelques temps, j'imagine mon subconscient préfère épuiser mon corps, plutôt que de subir mes parents dans mes cauchemars (quoique, ce n'est pas plus terrible qu'en réalité). Et de deux, ça me fait du bien de lire les pérégrinations d'Holden Caufield. Je me dis qu'on est pareil lui et moi. Sauf que lui, il a le cran de fuguer. Bien sûr, si on regarde les choses d'un autre angle, il fuit ses parents et pas moi, ce qui pourrait être la preuve d'un certain courage.
Sauf que non. Le fait qu'Holden fuit ses parents, qui semblent être des gens bien, c'est de la lâcheté (et de la rébellion, évidemment, on parle d'Holden Caufield). Le fait que moi, je reste chez mes psychopathes de géniteurs, c'est de la bêtise, de l'inconscience pure, et aussi de la lâcheté.
De façon tout à fait paradoxale, je rêve de fuir très loin d'ici, quelque part où ils ne pourront jamais me retrouver. En même temps, je suis terrifié à l'idée de partir. Surement parce que je sais que la vie n'est pas un roman : si je fais ça, moi, ce sera pour toute ma vie. Et je terminerai, je ne sais pas moi, en prison parce que j'aurai volé un truc parce que je n'aurai pas la plus petite somme d'argent. Ou SDF qui meure de froid sous un pont en plein mois de décembre. Cela dit, c'est peut-être un sort enviable ça : ce n'est pas douloureux, de mourir de froid, si ? Il faudra que je me renseigne...
En parlant de mourir de froid, ça me fait penser à un passage de L'Attrape-cœur, ce moment dans l'hôtel où Holden déclare « ce qui m'aurait plutôt tenté c'était de me suicider ». Sauf qu'il ne le pense pas, pas vraiment. Et moi, plus le temps passe, plus je me dis que c'est la meilleure solution. C'est comme fuguer, je fuirai mes parents une bonne fois pour toute, mais au moins, cela ne m'apportera pas de nouveaux problèmes insolubles, je ne m'embarquerai pas dans une vie composée uniquement de galère toutes plus grosses et impossibles les unes que les autres, puisque, justement, je n'en aurai plus, de vie. »
❅❅❅
Comment ça je suis hyper en retard ? Je ne vois absolument pas de quoi vous parlez, bien sûr qu'on est le 18 décembre, tout va bien !
Ok, je suis plus du tout dans les temps, mais pour ma défense : 1) ce chapitre est plutôt long, 2) imaginez lire ça juste avant noël ? franchement, ça aurait cassé l'ambiance (inexistante certes, mais quand même !) Et puis, comme on dit, tout vient à point à qui sait attendre, et ça y est, le carnet est (enfin) décrypté, tu n'auras pas besoin de me trucider Ange !
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