Chapitre 10 : Cora
Dimanche 10 décembre : Cora
Après presque trois jours de chute de flocons intensive, la neige s'arrêta enfin de tomber dimanche matin. L'épais manteau immaculé se transforma vite en bouillie sale et marron, qui ressemblait plus à du vomi de nuage qu'à de poétiques flocons tel qu'on en voyait dans les films de noël.
Néanmoins, Cora aurait vraiment préféré que la vie soit comme un film de noël ces derniers temps. Si tel avait été le cas, Neil n'aurait pas disparu, ou du moins, il aurait vite été retrouvé dans la joie et l'allégresse, avant de fêter le réveillon au pied du sapin, entouré de sa famille aimante et de ses amis. Le père d'Achille n'aurait pas été un salaud qui aurait abandonné sa famille et laissé son ex-femme se débrouiller seule avec ses deux enfants. Prune et Achille n'aurait pas perdu leur plus proche ami. Et Cora serait toujours avec Daniel, ils seraient toujours cet adorable couple qui écoute de la musique avec chacun un écouteur. Sa meilleure amie ne lui aurait pas volé son premier petit ami sérieux et Daniel n'aurait pas trompé Cora non plus.
Malheureusement, la vie n'était pas un conte de noël, bien au contraire. La neige ne restait pas belle et pure, elle fondait presque aussitôt pour laisser place à quelque chose de fondu et sale, de déprimant, qui jetait aux yeux des passants la vérité sur le monde et réduisait leurs illusions au néant. C'était comme cette histoire invraisemblable de père noël : on ne faisait gober cet énorme mensonge aux enfants que pour leur apprendre un jour que tout ça n'était que des conneries, que la magie n'existait pas et que la vie était dure et pleine de désillusion.
Cora n'avait jamais été une grande fan des fêtes de noël, elle avait toujours trouvé ça un peu ridicule. Sa famille n'étant pas catholique, elle n'avait pas été élevée dans le même folklore autours de la naissance du petit Jésus que la plupart de ses amis – enfin, anciens amis – et n'aimait cette fête que pour les cadeaux, et encore. Pour elle, c'était plus comme un anniversaire collectif, comme si les gens s'étaient dit « c'est l'hiver et c'est déprimant, créons un événement pour que tout le monde ait une excuse pour se faire plaisir ».
La veille, sa mère avait pesté contre la neige toute la journée. Elle avait prévu d'aller faire du shopping, pour acheter tous ses cadeaux de noël. Malheureusement pour elle, la météo avait contrecarré ses plans et l'avait forcé à rester chez elle. Alors elle avait râlé contre sa fille au téléphone, qui avait eu l'idée idiote d'aller chez son ami, et qui s'était évidemment retrouvé coincée chez lui après.
Mais Cora, elle, avait plutôt apprécié cette soirée pyjama forcée chez Achille. Certes, ce n'était pas le comportement le plus poli qui soit, mais elle n'aurait pas pu rentrer en vélo par ce temps, et aucune voiture ne pouvait circuler. De toute façon, la mère d'Achille l'en aurait empêchée, et le lendemain, elle avait assuré à tout le monde qu'elle avait été ravie de les rencontrer, elle et Prune.
Et puis, cette soirée n'avait pas été complètement vaine. Ils n'avaient toujours pas réussi à craquer le code de Neil, mais ils avaient pris la décision de retourner enquêter chez le disparu, cette fois-ci plus en détails, et de façon plus sérieuse. Prune avait raison, la situation devenait urgente. Si Neil avait été enlevé, il y avait de grandes chances que le pire ait pu arriver en dix jours. Et s'il avait fugué et qu'il était seul sous la tempête, les chances qu'il soit en bonne santé étaient des plus faibles aussi. À vrai dire, et aussi horrible que cela puisse sembler, Cora s'attendait presque à retrouver le corps sans vie du garçon. Elle avait fait ses recherches, et les résultats qu'elle avait trouvés était des plus terrifiants. Globalement, quand on retrouvait les gens, c'était en peu de temps. Moins de dix jours en tout cas...
Mais elle refusait de baisser les bras. Elle devait retrouver Neil, elle n'avait plus le choix désormais. Achille et Prune lui faisait confiance pour les aider, elle n'allait pas les trahir. Elle allait faire abstraction des probabilités, et se répéter qu'il y avait de l'espoir, encore et encore. Tant qu'elle n'aurait pas le cadavre du garçon sous les yeux, elle n'abandonnerait pas, c'était décidé.
La jeune fille se replongea dans le journal intime de Neil, il lui restait une grosse demi-heure avant qu'elle ne doive sortir. En effet, ils avaient tous les trois décidé de passer à nouveau chez les Fabre dès que le temps leur en laisserait la possibilité, et c'était enfin le cas en ce dimanche matin. Prune l'avait appelé à neuf heures vingt-cinq très précisément, pour lui apprendre la bonne nouvelle dès son réveil. Elles avaient aussitôt décidé d'y aller après le déjeuner, avant de prévenir Achille.
Cora tapota son bureau avec son crayon fétiche Star Wars. Elle était à deux doigts de trouver la solution, elle le savait. Il suffisait qu'elle se concentre. Les chiffres, c'était son point fort, sa botte secrète. Elle avait toujours eu des facilités avec les maths, pour elle une équation du second degré était aussi belle qu'un poème de Baudelaire. Évidemment, ce n'était pas comparable, mais contrairement à la majorité des gens, Cora y voyait plus qu'un charabia incompréhensible. Cela se rapprochait d'une symphonie pleine de logique et de bon sens. Le fait qu'elle bloque sur le code de Neil l'énervait d'autant plus à cause de ça : d'habitude les nombres ne lui résistaient jamais, alors que là, elle restait bloquée, depuis maintenant mardi. C'était extrêmement frustrant.
Elle s'aventura à nouveau dans les méandres d'internet pour en apprendre le plus possible. Pourtant, elle appliquait bien une des méthodes qu'elle avait découvert, mais cela ne donnait rien de plus qu'un baragouin sans queue ni tête. Elle tomba sur une citation d'un écrivain américain du dix-neuvième siècle, Edgar Allan Poe : « Nous maintenons délibérément que l'ingéniosité humaine ne peut pas concocter un code secret que l'ingéniosité humaine ne puisse résoudre ». Cela lui redonna un surplus de motivation. Après tout c'était vrai, si Neil avait créé ce code, il n'y avait pas de raison qu'elle ne puisse pas le décrypter, au contraire. Il fallait juste qu'elle prenne le problème différemment, qu'elle y réfléchisse sous un angle nouveau.
Son téléphone vibra soudain bruyamment et elle sursauta. C'était Achille, qui lui disait qu'il partait de chez lui pour retrouver Prune chez les Fabre. Elle se leva alors d'un bon, paniquée. Le carnet de Neil l'avait tellement absorbée qu'elle n'avait pas vu le temps passer. Elle était en retard ! Elle s'habilla en quelques secondes, et descendit les escaliers quatre à quatre. Elle enfila son manteau et ses chaussures plus rapidement qu'elle ne l'avait jamais fait, et sortit en hurlant à ses parents qu'elle devait retrouver un ami mais qu'elle serait vite rentrée, avant de refermer aussitôt la porte d'entrée derrière elle, sans leur laisser le temps de réagir.
Elle grimpa sur sa bicyclette, et se mit à pédaler comme si sa vie en dépendait, manquant d'ailleurs à plusieurs reprises de la perdre, sa vie, tant elle roulait vite sur la route encore glissante à cause de la neige fondue.
La jeune fille arriva finalement en temps et en heure chez Neil. Elle dépassa Achille, qui marchait sur le bord de la route, Pirate à ses côtés, avant de ralentir et de s'arrêter quelques mètres devant lui. Il la rejoignit en courant, tandis que Prune sortait de chez à cet instant précis. Ils se retrouvèrent tous les trois face à l'imposant portail des Fabre.
- Bon, lança Achille. Prêtes à affronter les parents de Neil ?
- Oh j'avais oublié ce détail, se lamenta Cora. En plus on est dimanche, son père sera là en plus !
- J'espère qu'il ne nous posera pas de problèmes, s'inquiéta Prune. Je doute que lui se shoot aux antidépresseurs, pas comme sa femme...
- Espérons qu'ils nous laisseront nous débrouiller en tout cas, conclu Achille avant d'ouvrir le portail et de faire signe aux filles d'avancer, tout en retenant son chien.
Une fois devant la porte, Cora sonna d'un geste assuré, mais elle tremblait intérieurement. Lorsque la porte s'ouvrit, laissant place à un homme la quarantaine bien passée, au visage dur et carré et au ventre bedonnant, les adolescents reculèrent tous d'un pas, intimidés.
- Si c'est pour vendre des cookies ou ce genre de conneries de scouts, on n'est pas intéressés dans cette maison, merci au revoir, les congédia-t-il d'un voix sombre, avant de commencer à leur refermer la porte au nez.
Cora prit son courage à deux mains et s'avança pour l'empêcher de la refermer définitivement.
- Attendez ! On n'est pas des scouts, on ne veut rien vous vendre ! On vient à propos de Neil.
Comme si elle venait de prononcer un mot magique, il leur fit signe d'entrer. Les trois jeunes saisirent cette occasion inespérée après leur entrer en matière ratée, et le suivirent aussitôt.
- Alors comme ça, vous venez pour Neil hein ? reprit l'homme d'un ton bourru, une fois installé dans un fauteuil du salon, le même où sa femme s'était affalée la dernière fois.
Cora s'avança vers lui un peu gênée, suivi d'Achille, tandis que Prune restait en retrait.
- Oui, on est ami avec lui et...
- Était, la coupa l'homme.
- Pardon ? Comment ça « était » ? s'inquiéta Cora. Il est mort ?
Le père de Neil leva les yeux au ciel.
- Non, pas à notre connaissance en tout cas. Mais d'après la police, c'est une fugue, et vu son âge, s'il ne veut pas qu'on le retrouve on n'y arrivera pas.
- Mais, intervint Achille, si c'est une fugue, il redonnera bien signe de vie à un moment ou un autre ! Il reviendra peut-être !
L'homme ne répondit rien, mais son visage s'assombri.
- Et si ce n'était pas une fugue ? continua le garçon. Et s'il était en danger ? La police continue ses recherches non ?
- Oui, jusqu'au vingt-cinq décembre. Après ils arrêteront, il sera libre comme l'air.
- Mais si c'était grave ? s'indigna Cora.
Seul un inquiétant silence lui répondit, lui glaçant le sang par la même occasion. Un grand fracas retentit soudain, et la mère de Neil débarqua dans le salon. Elle avait une énorme tache de vin rouge sur son chemisier blanc, et ses mains tremblaient.
- Pierre ? J'ai entendu quelqu'un prononcer le prénom de Neil. Il est revenu ?
Ses yeux étaient éteints et sa voix cassée, comme si elle avait beaucoup pleuré, ce qui était surement le cas.
- Non chérie, ce sont juste des amis de notre fils qui sont venus, lui répondit son mari d'une voix soudainement plus douce que quelques secondes auparavant. Tout va bien ?
- J'ai cru qu'il était revenu, hoqueta-t-elle, alors j'ai fait tomber mon verre, sous l'effet de la surprise.
Cora jeta un coup d'œil alarmé à ses amis. Il n'était que quatorze heures, à priori, ce n'était pas l'heure pour boire.
- Excusez-nous, intervint Achille, en profitant de l'occasion qui se présentait à eux. On voulait juste jeter un œil à la chambre de Neil.
Le père du disparu, qui avait prit sa femme dans les bras pour la consoler, ne le regarda même pas et acquiesça sans un mot. Les trois adolescents grimpèrent aussitôt les escaliers et se réfugièrent dans la chambre de Neil.
- Ça ne va pas fort pour eux hein ? lança Achille d'une voix soucieuse.
- Non, pas vraiment, lui répondit Cora du même ton. En même temps leur fils a disparu, je ne vois pas trop comment ils pourraient aller bien...
- La mère de Neil m'inquiète. Elle était bizarre la dernière fois, mais là elle a l'air complètement bouleversée.
- Je ne dirais pas bouleversée, le corrigea Cora. Plutôt... éteinte.
Pendant ce temps-là, Prune, qui n'avait pas prononcé un mot depuis qu'ils étaient rentrés chez les Fabre, se pencha sur les piles de livres de Neil. Achille et Cora l'observèrent en silence, intrigués. Elle se mit à feuilleter fiévreusement le premier bouquin qui lui tomba sous la main, L'Attrape-cœur de Salinger, avant de s'exclamer :
- Je le savais !
- Quoi donc ? la questionna Cora, perdue.
Prune leva le livre victorieusement.
- On avait eu une dispute à ce propos l'année dernière. On était grimpés dans un arbre pendant les vacances d'été, et on était resté un certain temps à lire là-haut. Au bout d'un moment j'avais remarqué qu'il surlignait des trucs en lisant, ou écrivait dans la marge. Je m'étais énervée, parce que pour moi, écrire dans un livre c'est une hérésie...
- T'es bien une L toi, marmonna Achille en la coupant grossièrement.
- ... mais lui trouvait ça parfaitement logique, il disait que c'était pour se souvenir de toutes les choses importantes.
Achille l'observa d'un air perplexe.
- Ok, c'est très intéressant, mais en quoi ça nous aide ?
- Vous ne comprenez pas ? Il écrivait dans ses livres et surlignait ce qui l'intéressait ! On n'a peut-être pas encore déchiffré son journal intime, mais on a tous ses livres à disposition !
Elle se releva et commença à lire des passages de L'Attrape-cœur :
- « Un jeu, mon cul. Drôle de jeu. Si on est du côté où sont les cracks, alors oui, d'accord, je veux bien, c'est un jeu. Mais si on est dans l'autre camps, celui des pauvres types, alors en quoi c'est un jeu ? C'est plus rien. Y a plus de jeu. » ; « ce foutu collège, je le détestais » ; « on aurait cru que j'étais mort » ; « entre nous y avait des années-lumière » ; « ça m'a quand même foutu le cafard »... Tout ça uniquement dans le chapitre deux. Le livre entier est come ça.
Le visage de Cora s'illumina.
- Mais alors, il nous sert son âme sur un plateau !
- Je ne comprends toujours pas en quoi ces citations de bouquins pourraient nous aider à le retrouver, marmonna Achille.
- Pas forcément à le retrouver, nuança Prune. Mais à le comprendre. Il a noté tout ce qui lui correspondait, tout ce qu'il l'intéressait ! Tout ce qu'il trouvait important.
Prenant conscience de ce que cela impliquait, Achille se laissa tomber sur le lit.
- Mais sa chambre est littéralement remplie de livres ! On ne va jamais pouvoir tout lire, relever tout ce qu'il a noté et en déduire ce que ça signifie !
- Inutile de tout lire, le rassura Cora. Mais en lire un peu pourrait nous aider, en attendant que je décrypte enfin son foutu journal !
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