Cinquième Jour

    Je m'éveillai à nouveau dans la petite chambre, la lumière entrait à flot dans la pièce. Le docteur Ressing était là qui me regardait avec des yeux désapprobateurs.

« Docteur Watson, vous n'êtes vraiment pas raisonnable. Qu'est-ce qui vous a pris d'aller vous promener comme ça sous la lune, à moitié nu et blessé de surcroît ?

- Je voulais...un peu d'air. »

Franchement, pouvais-je lui avouer mon envie de voir le fantôme ?

« Ma fille a été très inquiète de ne pas vous retrouver à son réveil. C'est elle qui vous a découvert étendu dehors ce matin.

- Où est Juliane ?

- Elle est retournée à Richmond, elle voulait se reposer de sa nuit de veille. Elle était fâchée contre vous docteur. »

J'avais honte. Ma mine désappointée le fit sourire et il ajouta :

« Mais Juliane a promis de revenir...une fois calmée...

- Elle n'est pas comme les autres jeunes filles.

- Sa mère était américaine, ce qui explique son comportement si...différent des autres filles. Elle est plus ouverte, plus spontanée, plus franche aussi. Elle ressemble à sa mère.

- Je dois vous sembler prétentieux et effronté de m'enquérir d'elle mais... je ne sais comment dire... Je pense beaucoup à elle ces derniers temps...

- Nous en avons déjà parlé docteur. Ne vous excusez pas, Juliane a passé l'âge d'être surveillée, je lui fais confiance. Quant à vous, en tant qu'ami de Sherlock Holmes, je pense que vous êtes quelqu'un de loyal. Bien, ceci dit, je vais vous laisser vous reposer. »

Le docteur allait quitter la pièce mais je me redressai sur mon lit pour le retenir.

« Et Sherlock Holmes ? »

Son visage gras se rembrunit. Il baissa les yeux.

« Des recherches sont en cours. Pour l'instant, aucune nouvelle. »

Il s'enfuit de la chambre, je me laissai retomber lourdement sur l'oreiller, complètement désemparé.

Plusieurs minutes passèrent, je ne pouvais me résoudre à rester ainsi inutile, j'avais déjà perdu toute une journée. Je décidai de me lever. Avec d'infinies précautions, je m'habillai. J'avais toujours mal à l'épaule, mais j'étais trop inquiet pour rester immobile. Je quittai la chambre et descendis dans la salle à manger. Il fallait que je vois l'inspecteur Mac Frey pour lui raconter ce que j'avais vu hier soir, ce qu'il s'était passé dans la forêt. Mon apparition dans la salle eut un effet dramatique certain. L'ensemble des domestiques, Sherringford Holmes, le docteur Ressing, tous me regardèrent avec surprise et effroi. Je devais être d'une pâleur mortelle et j'avais faim. Je m'approchai de la table couverte de victuailles et d'une voix forte réclamai mon petit déjeuner. Leur étonnement passé, tout le monde se mit à parler en même temps, jugeant ma conduite irresponsable. Le docteur voulait me faire remonter, Sherringford l'appuyait, mais je n'en avais cure. Je m'assis sur un fauteuil et entrepris de manger.

« Je veux aller voir l'inspecteur Mac Frey. J'aimerais que Jimmy Rolling m'accompagne. Donc je ne vais pas me recoucher immédiatement, je n'ai que trop tardé. »

Lorsque j'eus fini, je me levai, personne n'osa s'opposer à moi.

« Et Sherlock ? demanda Sherringford. »

Je baissai la tête piteusement.

« J'espère qu'il est toujours en vie... »

Je quittai le manoir, trouvai Jimmy et le mis au courant de mes intentions. Le pauvre garçon semblait ne pas avoir dormi beaucoup ces derniers temps. Par décision de Sherringford, j'eus droit à la voiture et nous partîmes en direction de Richmond.

Mon entrée dans le bureau de l'inspecteur Mac Frey fut aussi saisissante, le gros inspecteur me regarda pendant plusieurs secondes en silence, me laissant m'asseoir face à lui sans réagir.

« Mais que faites-vous ici ? Vous n'êtes pas...

- Raisonnable, je sais, le coupai-je. Mais je voulais des nouvelles de Sherlock Holmes et vous êtes le seul à savoir où en sont les recherches. »

Il resta muet, m'observant de ses yeux bleus très doux.

« Où en sont-elles ? répétai-je.

- Il n'y a plus de recherches. »

Je me levai sous le coup et me mis à bégayer tellement j'étais ému.

« Vous...vous l'avez retrouvé ? Co...comment va-t-il ? »

Sans me répondre, Mac Frey ouvrit un tiroir de son bureau et en sortit une casquette de chasse à carreaux que je ne connaissais que trop bien. Le couvre-chef du grand détective n'était plus qu'un morceau de tissu déchiré et ensanglanté. Je ne sus que dire, recevant des mains de l'inspecteur cette chose terrible.

« Hier, mes hommes ont fouillé le sentier où vous avez été attaqués, ils ont retrouvé ceci près d'un fourré. Le corps a dû être enlevé par les criminels qui vous ont agressé. J'ai ordonné qu'on drague les étangs et les mares, je ne vois pas où le cadavre a pu être caché sinon. »

Corps, cadavre, ces mots tourbillonnaient dans ma tête. Je me sentais près d'être malade. Mac Frey continuait à parler, comme s'il ne voyait pas mon état, comme s'il ne se rendait pas compte de l'effet que ses paroles avaient sur moi.

« J'espère retrouver la dépouille de notre malheureux ami d'ici deux jours au plus tard. Il y a beaucoup d'étangs dans la région, ajouta-t-il tristement comme pour s'excuser.

- Alors Sherlock Holmes est...mort ?

- Je suis désolé mais je ne vois pas d'autre solution. Il ne manque que le corps mais observez son chapeau, docteur. Jamais il n'aurait pu survivre à un tel coup de fusil, il a du être atteint en plein front. Si je puis me permettre, nous avons affaire à un tireur d'élite. Sherlock n'avait aucune chance. »

En un instant, égoïstement, je songeai à moi, seul. Je pensai même à mon logement de Baker Street qu'il allait me falloir abandonner. La pensée dans ces moments-là est vite individualiste. Je ne pus m'empêcher de murmurer :

« Mais que vais-je faire ?

- Je vous conseille de rentrer à Londres, je vous contacterai lorsque nous aurons du nouveau. Et je vous promets que le criminel ne restera pas impuni. »

Mac Frey me tendit la main, cet entretien était terminé. Je m'approchai de lui, en vacillant. J'avais l'impression d'être ivre. J'allais obtempérer lorsque soudain un souvenir me revint en mémoire, j'étais venu parler, raconter ce que je savais.

« Inspecteur Mac Frey, les coups de fusil en pleine forêt ne peuvent être que l'œuvre des Tziganes. Il n'y avait qu'eux pour savoir que nous allions récupérer nos chevaux. Il n'y avait qu'eux pour connaître le chemin que nous allions emprunter pour rentrer à l'hôtel.

- Pourtant ils vous ont sauvés, il me semble.

- Je n'étais pas leur cible.

- Il me faut d'autres preuves pour les arrêter.

- Et Holmes ? Et sa mort ? Ce n'est pas une preuve suffisante ?

- Je comprends votre douleur, docteur, c'était votre ami. Mais je ne peux me permettre d'arrêter des malheureux sur une simple supposition.

- Le fantôme de « My Croft » est une femme inspecteur. J'ai vu ses empreintes et...

- Oui ?

- Elle a disparu dans le manoir. Elle doit se cacher dans la maison quelque part...

- Nous avons fouillé toute la maison. Nous n'avons trouvé personne.

- Mais qui a tué la servante ?

- Nancy Whyte ? L'enquête est en cours...Un rôdeur sans nul doute... Allez docteur Watson, au revoir et faites ce que je vous ai dit. Rentrez à Londres et attendez de mes nouvelles. »

Je quittai le bureau, je m'en voulais d'être venu. Je serrai dans mes doigts la casquette de Holmes, toute sèche d'avoir été trempée de sang, je l'avais gardée sans réfléchir. Se pourrait-il qu'il fût mort ? L'inspecteur m'avait avoué qu'il n'avait pas trouvé le corps, peut-être y avait-il toujours un espoir.

Je ne croyais pas au crime d'un rôdeur. J'étais certain que les Tziganes étaient nos agresseurs, eux seuls connaissaient l'endroit exact où nos chevaux nous attendaient. Cette logique implacable tournait dans ma tête sans s'arrêter.

Soudain, à ma grande honte, un lourd sentiment de haine m'envahit contre les Tziganes et j'eus envie de retrouver l'homme qui voulait les envoyer ad patres : Maxwell Weston. A nous deux nous aurions peut-être plus de chances de faire régner la justice. Je m'accrochai à cette idée désespérément et me dirigeai vers le pub « Au cheval noir ».

Je demandai à Jimmy de m'attendre, tandis que j'entrai dans le pub, il me regarda sans comprendre. Je n'eus pas le courage de lui dire la vérité sur Holmes. Ce fut à mon tour de commander un grand cognac et de le vider d'un trait. Weston était là, à la même table que la dernière fois. Il m'observait de ses yeux bleus étincelants et paraissait prêt à vider les lieux. Lentement je m'approchai de sa table, la démarche raide. Je m'assis face à lui, il sembla profondément surpris.

« Où est votre acolyte docteur ? Il a bien failli me trouer la peau la dernière fois.

- Holmes est...dans la forêt.

- Toujours après le criminel de son père ou le sien ?

- Décidément les nouvelles vont vite.

- Richmond est une petite ville. Alors que me voulez-vous ?

- Des renseignements. Je voudrais que vous me donniez des précisions sur le vol de votre cheval. Comment était-il ? Quand a-t-il été volé ? Pourquoi pensez-vous que ce sont les Tziganes qui ont fait le coup ?

- Vous pensez que ce sont les meurtriers de votre ami ?

- Ils sont les premiers suspects.

- Enfin justice sera faite !!! J'accepte de vous aider docteur !!!

- Alors racontez-moi toute l'histoire !

- Dans mon pays, docteur, lorsqu'un cheval a été volé, le criminel est puni de mort. Ici on lui trouve toutes les excuses du monde et on le laisse courir. J'en ai eu assez et j'ai décidé de faire justice moi-même. J'espérais leur faire assez peur pour qu'ils avouent leur crime. Je ne m'attendais pas à voir mes plans contrecarrés par Sherlock Holmes en personne.

- Je sais, mais vous ne répondez pas à mes questions. »

L'Américain souriait, il avait une dentition parfaite, un sourire enjôleur, des manières douces, pourtant tout en lui reflétait l'homme d'action, prêt à tout, imperturbable. Il soupira et se commanda une bière, à mes frais bien entendu.

« Mon cheval était un étalon morgan que j'ai fait venir à grands frais du Massachusetts, bonne filiation, belle bête. Il avait six ans et une magnifique robe baie, avec des balzanes blanches sur les deux pattes avant. Son nom était Union Victory. Il a disparu il y a deux semaines, maintenant il doit être loin, sous les fesses d'un cow-boy du continent. »

Rageusement Weston saisit son verre et but une grande lampée.

« Comment a-t-il disparu ?

- En fin d'après-midi, je me promenais sur mes terres, et j'ai aperçu Tino, le fils de Ramon. Il traînait près des enclos des chevaux. Je l'ai appelé, il n'avait rien à faire dans ma propriété mais il a filé sans demander son reste. Durant la nuit, le cheval a été volé mais personne n'a rien vu, ni entendu.

- C'est peu comme preuve que ce sont bien les Tziganes qui ont volé votre étalon.

- Jamais je n'aurais dû me trouver présent à cette heure-là, normalement, je suis au pub avec mes amis. Il a été surpris dans la préparation de son crime.

- Et après ? »

Weston soupira, vida d'un trait son verre et d'une voix forte en commanda un autre.

« J'ai vu la police, bien sûr, j'ai fait ma déposition. Mac Frey a fait un petit tour dans l'enclos d'Union Victory pour finalement classer l'affaire sans suite. Aux dernières nouvelles, l'enquête a été abandonnée. Ce maudit Tino n'a même pas été inquiété.

- Il faut un réseau efficace pour écouler des chevaux volés, murmurai-je pensivement. On doit avoir des relations.

- Vous savez je me suis toujours demandé si Mac Frey était bien propre. Allez docteur Watson, bonne chasse... Je vous souhaite de venger votre ami. »

Weston me serra vigoureusement la main et se retira.

Je n'étais pas beaucoup plus avancé. Des soupçons sur les Tziganes ? Des doutes sur Mac Frey ? Et moi au milieu avec ma peine et la casquette de Holmes dans ma poche. Je décidai de retourner au manoir, ne sachant trop que faire.

Jimmy fut soulagé de me voir revenir et sans faire de réflexions sur mon haleine alcoolisée, il m'emmena dans la forêt.

« Docteur, vous avez des nouvelles ?

- Non, mentis-je.

- Qu'allez-vous faire maintenant ?

- Je ne sais pas trop, haussai-je les épaules. Il faudrait que je comprenne enfin quelque chose dans cette histoire. Sherlock Holmes me manque, son esprit de logique m'aurait bien aidé. Je ne suis qu'un conducteur de lumière. »

Je souris, perdu dans mes souvenirs, parlant tout haut sans penser au jeune garçon, silencieux, à mes côtés, qui m'observait à la dérobée.

« Que savez-vous de l'enquête de M. Holmes ?

- Des vols de chevaux, deux tentatives de meurtre, un château hanté, des Tziganes. Voilà chaque perle qu'il me faut enfiler pour finir le collier, comme dirait mon ami. Mais que peux-tu faire pour m'aider, tu es bien trop jeune. »

Jimmy eut un drôle de sourire et resta silencieux, contrôlant la bonne marche des chevaux devant nous.

« De plus je ne sais pas tout sur les allées et venues de Holmes. Par exemple, l'après-midi du premier jour où nous sommes arrivés à « My Croft », il est parti enquêter seul. Je sais qu'il est venu te voir pour le tapis de selle mais qu'a-t-il fait d'autre ?

- Il a emprunté un cheval, je crois qu'il voulait aller rencontrer quelqu'un.

- Tu n'as vraiment pas idée de qui cela peut être ? Ce peut être primordial pour moi. »

L'enfant se cala dans son siège, le visage tendu, le regard baissé. Il resta muet. La route continua sans bruit à défiler sous les pas de nos chevaux puis elle laissa la place à un chemin forestier boueux.

Une idée m'illumina tout à coup.

« Demi-tour Jimmy, je voudrais aller à la bibliothèque. Je sais qu'il y est allé dernièrement. Peut-être trouverai-je des indices sur l'avancement de son enquête. Je ne m'avoue pas encore vaincu. »

Jimmy obtempéra et nous retournâmes à Richmond.

« Voilà les documents que M. Holmes a compulsés il y a trois jours. »

Un tas assez volumineux de vieux livres et autres manuscrits s'étalaient sur ma table de travail. J'étais assis dans l'arrière-salle de la bibliothèque de Richmond où l'employé M. Damley conservait les archives avec un soin tout particulier. Je me sentis dépassé par l'ampleur de la tâche.

« A la différence de Sherlock Holmes, je ne sais absolument pas ce que je cherche.

- Vous avez devant vous un historique de la région, les minutes d'un procès du XVIIIe siècle sur un vol, une sorte de carte cadastrale de Richmond et ses environs de 1725, une charte réglant les affaires religieuses, un rapport sur l'architecture ancienne datant du début du siècle, et d'autres choses encore, surtout sur des affaires religieuses. »

Je contemplai les documents sans savoir par où commencer.

« Que de sujets hétéroclites ! L'architecture, l'histoire, la religion... Mais que pouvait bien chercher Holmes ?

- Je ne peux pas vous aider. Quand M. Holmes est arrivé, il m'a demandé de lui apporter tout ce qui avait trait au XVIIIe siècle, surtout de l'histoire locale et religieuse. J'ai donc amené tout ce que je possède sur ces sujets. Pas mal n'est-ce pas pour une petite bibliothèque comme la mienne ?

- Certes, murmurai-je d'un ton désespéré.

- Et j'ai même des documents assez rares, continua M. Damley avec entrain. Tenez voici un procès de sorcellerie ! Vous devriez aller jusqu'à Newcastle, peut-être même York pour en trouver un aussi bien conservé. »

J'écoutais d'une oreille distraite les bavardages du vieillard qui manipulait avec amour un vieux manuscrit jauni qu'il avait saisit sur une étagère poussiéreuse dans un angle de la pièce.

« La pauvre femme a été pendue à la porte de sa maison en 1768. Il est dit qu'elle fut trouvée nue dans la forêt, dansant comme une démente, en criant des mots incohérents, la nuit de la Belteine. Quelle horreur !

- La Belteine ? répétai-je par souci de politesse. »

Le vieil archiviste souriait en m'observant derrière son pince-nez à verre épais.

« Si vous vous intéressez aux coutumes et légendes, regardez donc cet ouvrage. »

Il m'exhuma un livre épais d'une autre étagère et le déposa devant moi. Je me sentais encore plus démoralisé.

« Bon, je vais devoir vous laisser. Bonnes recherches ! »

Il s'inclina et disparut. Je me retrouvai seul face à une montagne de documents, complètement perdu. Je cherchai à imaginer ce que Holmes aurait pu vouloir trouver dans un document d'histoire... Ne sachant que faire, j'ouvris machinalement le livre sur les coutumes et cherchai la signification de Belteine.

« [...] parmi les fêtes celtiques détournées, la Belteine en est un exemple particulièrement intéressant. Son nom vient de l'ancien Irlandais Bel « lumière » et teine « feu ». Elle a encore lieu du 30 avril au 1er mai dans quelques villages reculés d'Angleterre, d'Irlande voire d'Alsace. Lors de cette fête était supposé avoir lieu le rassemblement annuel des sorcières, le Sabbat, présidé par leur maître Satan. De nos jours elle est surtout devenue l'occasion de danser autour de feux allumés dans les champs et de se promener dans la forêt en pleine nuit. Certains y ajoutent une dimension plus sombre en célébrant des messes noires [...] »

Je rejetai le livre sur la table, ce n'était qu'un ramassis d'inepties. J'étais prêt à abandonner mes recherches, une dernière fois je fis appel au bibliothécaire.

« M. Damley, je ne pourrais jamais y arriver seul, avouai-je. Vous souvenez-vous de quelque chose pouvant m'aider ? Une phrase que Sherlock Holmes aurait prononcée par exemple. »

Une voix me parvint du fond de la bibliothèque.

« Tout ce que je sais, c'est que votre ami a trouvé car en partant il m'a dit : « Monsieur Damley, vous êtes un phare dans ma nuit. » Je n'ai pas compris immédiatement ce qu'il entendait par là.

- Holmes a toujours eu des expressions un peu étranges.

- Je crois qu'il cherchait quelque chose en rapport avec le règne de George II il me semble... Je l'ai entendu prononcer ce nom en tout cas. »

Je sursautai, Holmes devait vouloir des informations sur le manoir « My Croft », je me souvins alors de ses questions posées à son frère...

Je me plongeai dans les documents historiques, étudiant les index avec intérêt. Il me fallut une bonne heure pour découvrir enfin quelque chose. C'était dans le rapport sur l'architecture ancienne :

« Le manoir de Richmond fut bâti en 1715 sous le règne de George II. Le propriétaire Lord Whintaker était un aristocrate d'ancienne famille assez fortuné. C'était un catholique. Cela donne fort à penser que Lord Whintaker a fait bâtir en même temps que le manoir une chapelle secrète pour les besoins du culte. C'était une habitude à cette époque, les catholiques étaient une minorité en proie aux persécutions de la population protestante et il n'était pas rare qu'un catholique emploie des serviteurs anglicans. ».

Malheureusement j'eus beau feuilleter le livre en tout sens, je ne trouvai aucune précision.

Ainsi j'étais certain que c'était ce qu'on pouvait trouver à « My Croft », l'ancienne demeure des Whintaker. Je me levai, j'étais assez content de moi, j'abandonnai le reste des documents.

« Vous avez trouvé ? me demanda le vieil archiviste en souriant.

- Je crois. Que sont devenus les Whintaker ?

- Ils ont quitté la région, ils sont partis pour l'Amérique, je crois. C'est à propos d'eux que vous aviez des recherches à effectuer ?

- Sherlock Holmes avait raison, vous êtes réellement un phare dans la nuit ! »

Le vieil homme se rengorgea, gêné dans sa modestie. Je le quittai.

Jimmy Rolling m'attendait toujours, il faisait les cent pas devant le véhicule. Il me regarda arriver avec inquiétude.

« Vous avez trouvé quelque chose docteur ?

- Je sais où se cache le fantôme !!! Maintenant je voudrais vérifier mes découvertes et poser quelques questions. Rentrons à « My Croft ». »

Bientôt nous arrivâmes dans la cour du manoir. Quelques minutes plus tard, j'étais assis tristement dans le salon, devant moi se tenaient les deux frères de Holmes, le visage fermé. Mycroft avait fait le voyage de nuit, ses traits étaient tirés, il regardait fixement l'eau de son thé refroidir sous son nez.

« Je n'arrive pas à y croire.

- Il a été attaqué de la même manière que père. Quelqu'un en veut à notre famille, Mycroft. »

Mycroft gardait les yeux baissés, comme hypnotisé par son breuvage sucré.

« Tout de même je n'arrive pas à y croire. Il devait s'y attendre, il devait avoir une arme prête à portée de la main. C'est...c'était dans ses habitudes.

- Il était si fatigué. Il n'a pas dû faire attention, murmurai-je doucement. »

Deux yeux globuleux me contemplèrent un instant avant de replonger dans la tasse.

« Même fatigué, il aurait dû être prêt. Je ne peux y croire.

- Que tu n'y crois pas ne change rien. Maintenant que Sherlock est mort, peut-être que père va enfin accepter que Mac Frey installe des policiers à demeure au manoir. Pour quelques temps. Nous risquons tous nos vies. Notre frère a dû semer la crainte chez nos ennemis, c'est pour cela qu'ils l'ont tué.

- Père est-il au courant ? »

Ce fut au tour de Sherringford d'incliner le regard sur son thé noir froid.

« Je n'ai pas osé, vu son état encore faible. Plus tard, quand il sera bien réveillé, cela sera plus approprié pour lui annoncer...la mort de son fils. »

Sherringford se leva alors et quitta la pièce sans mot dire, même sous son apparence froide il était facile de voir qu'il était très touché par la disparition de Sherlock Holmes.

« Dommage que Sherlock soit mort maintenant, ils auraient peut-être pu se réconcilier enfin.

- Je pense pouvoir vous dire où l'enquête de Sherlock en était avant sa mort. Enfin, selon mes observations personnelles... »

Mycroft haussa les épaules d'un air las, puis tendit une oreille vers moi.

« J'ai été absent quelque temps, malgré moi, docteur. Faites-moi le récit de ce que vous savez. »

Je lui expliquai l'avancée de l'enquête, les empreintes, la disparition du fantôme, les Tziganes, la bibliothèque, tout ce qui me semblait susceptible de l'intéresser, j'évitai de trop dévoiler mes soupçons.

« Vous avez découvert l'existence d'une chapelle secrète dans cette demeure ?

- Oui, les documents sont explicites. Pourrais-je vérifier mes découvertes ?

- Mon père est dans sa chambre, je doute que Sherringford vous laisse entrer. Il faudrait essayer plus tard, mon père devrait sortir aujourd'hui.

- Permettez-moi alors de vous poser quelques questions. »

Il eut l'air surpris et fit un hochement affirmatif, je commençai mon interrogatoire.

« Comment peut-on vendre un cheval dans la région ?

- A Richmond ? fit-il le visage de plus en plus stupéfait. Cela dépend de la bête que vous avez à vendre.

- Imaginez un bel étalon de bonne race.

- Vous avez plusieurs solutions : les quelques foires à bestiaux qui se tiennent dans la région, mais vu la qualité de votre bête, ce serait perdre de l'argent et puis il n'y en a pas souvent. Ensuite vous pouvez vous adresser à un propriétaire éleveur qui se fera un plaisir d'acquérir un nouveau reproducteur à un bon prix, surtout si la race est pure.

- Pure dans mon cas.

- Vous pouvez faire appel à un revendeur attitré qui vous l'achète et le revend à son propre compte, mais en prenant garde de ne pas tomber sur un charlatan qui vous volerait sur le prix. Mais le plus simple reste de particulier à particulier, surtout si vous êtes quelqu'un d'assez connu dans la région.

- Imaginez un inconnu avec un cheval de prix.

- Vous imaginez pas mal de choses, docteur Watson. Dans ce cas-là, il vous faut un intermédiaire ! Une personne haut placée de la région peut vous chaperonner, un maréchal-ferrant peut parler de votre bête à ses clients, un vendeur d'animaux assez renommé... Vous voyez que la liste n'est pas exhaustive.

- Disons que le plus courant...

- Reste le dernier cas en passant par un simple négociant en bestiaux bien vu dans la région.

- Qui connaissez-vous dans la région habitué à conclure ce genre de contrat ?

- C'est donc une piste sérieuse que vous avez trouvée là.

- Je crois que les vols de chevaux dans la région sont liés de près ou de loin à tout ce qui trame dans cette demeure.

- C'était une idée de Sherlock ?

- Je n'en suis pas certain... Pas encore... »

Mycroft me regarda dans les yeux et me fournit une liste de quelques revendeurs des quelques villes des environs. Sa connaissance de la région me surprit au plus haut point.

Quelques minutes plus tard, au mépris de mon épaule, ma tête, mes blessures, je repartis à cheval en direction des différentes adresses que m'avait données Mycroft Holmes.

Je passai ma journée à errer dans la ville et la campagne, mettant Jimmy à rude épreuve. Nous sautâmes allègrement le repas de midi et je multipliai les visites et les interrogatoires. Je réussis assez bien à feindre l'acheteur intéressé et il me semble n'avoir levé aucun soupçon. Mais personne ne connaissait d'étalon morgan à vendre, de revendeur d'étalon morgan, ou d'étalon morgan vendu depuis peu.

Enfin, vers quatre heures de l'après-midi, alors que Jimmy s'impatientait sur le siège de conducteur, que j'étais las, affamé, que mon épaule me brûlait, j'entrai chez « Maybley et Cie » dans la ville de Leyburn.

M. Mayblay était un vieillard grassouillet aux cheveux rares qui m'ouvrit sans sourire. Il me dévisagea de la tête aux pieds et me laissa entrer. J'avais affaire à un petit vendeur, pas de grande notoriété, disposant de quelques bêtes de somme disponibles à des prix raisonnables, équin ou bovin.
« Qui êtes-vous ? me demanda-t-il méfiant. Que voulez-vous ?

- Je recherche un cheval. »

Un large sourire illumina ses traits.

« Voilà une bonne chose. Venez voir mes bêtes et faites votre choix. »

Avant que je ne puisse le contredire, il m'avait entraîné dans une cour de ferme où plusieurs aides travaillaient à coups de fourche et de balais à nettoyer les tas de foin et de fumier. Une odeur forte d'animal, d'excréments et de litière régnait dans l'endroit. De nombreux box remplissaient tout un bâtiment de la cour, des têtes chevalines sortaient paresseusement explorer le monde.

« Que recherchez-vous ?

- J'ai une idée très précise de ce que je veux. Un étalon. De race américaine. Un morgan. »

Je guettai avec appréhension une réaction chez le jovial vendeur mais il n'en fut pas autrement surpris, plutôt déçu de perdre un client potentiel.

« C'est l'époque qui veut ça, nos comtes épousent des riches Américaines, nos propriétaires veulent des chevaux américains. Malheureusement je n'ai pas de telles bêtes. A ma connaissance, M. Weston, à Richmond, est un propriétaire américain, il pourrait peut-être vous en faire parvenir un. Je crois même qu'il possède un étalon morgan et... »

C'était peut-être la dixième fois cette après-midi-là qu'une telle réponse m'était faite, je songeai à partir comme à mon habitude mais quelque chose me poussa à aller plus loin. Un petit je ne sais quoi, une sorte d'intuition peut-être.

« C'est bien dommage que vous n'en ayez pas, le coupai-je. Qu'avez-vous d'autre à me proposer ? »

Le négociant retrouva son sourire magnifique. Il me fit m'approcher davantage des bâtiments, me montrant les divers animaux se reposant dans les écuries, des bêtes assez belles malgré tout. Il y avait surtout des petits poneys de la région, au corps assez robuste, à l'encolure large, aux naseaux forts mais quelques animaux de race plus coûteuse se tenaient dans les box. Je les regardai tous les uns après les autres, écoutant d'une oreille distraite les discours du vendeur, pris dans son sujet. Soudain j'aperçus, ressortant du lot comme un diamant au milieu de perles de verre, une superbe jument de trait cob avec une robe alezane brillante, une crinière assez fournie, une queue coupée très courte.

« Pardon, qui vous a vendu ce cheval ?

- Lord Morestrack. Une belle bête, n'est-ce pas ?

- Magnifique. Lord Morestrack vous a vendu une bête de qualité. Cela m'intéresse.

- Il n'est pas dans les habitudes du Lord de se séparer de ses animaux de prix mais je crois qu'il est un peu à court d'argent ces temps-ci.

- Mais tous vos chevaux viennent tous de propriétaires aussi connus que Lord Morestrack ?

- Pas tous mais l'ensemble vient de propriétaires des environs. Aucun vendeur n'oserait fournir une bête sans origine à quiconque. Ce petit cheval noir là-bas est un poney que Lady Wemblington m'a fourni il n'y a pas un mois. Son fils n'en voulait plus, il est devenu trop grand pour un poney.

- Toutes les personnalités de la région ont dû vous vendre des animaux alors ? »

Une lueur de soupçon passa dans les yeux du marchand, il commençait à trouver étrange cet acheteur qui pose des questions et regarde distraitement les chevaux. Très vite, je m'expliquai avant qu'il ne me jette dehors.

« Je me demande cela car avec mon ami, M. Sherringford Holmes, nous discutions de chevaux il n'y a pas longtemps. C'est d'ailleurs lui qui m'a fourni votre adresse, sachant que je cherchais quelque chose de bonne qualité mais à un prix abordable. Ce qui est assez rare dans la région. Il m'a affirmé que jamais les Holmes n'avaient vendu de bêtes. Il disait qu'ainsi sa famille était restée toujours très éloignée des affaires marchandes. Il trouvait que cela faisait plus « noble ». »

Soulagé d'apprendre le nom de mon entremetteur officiel, mon marchand perdit toute méfiance envers moi.

« Ah mais M. Holmes exagère, sa famille a déjà vendu des animaux. Pas dans cette région, je l'accorde mais dans d'autres. Je ne me suis pas occupé de ces ventes mais un collègue en a entendu parler et m'a transmis l'information.

- Des ventes de chevaux ? m'écriai-je en essayant de conserver un air indifférent.

- Surtout des bestiaux laineux. Les Holmes sont des propriétaires terriens, ils possèdent aussi des troupeaux de moutons. Mais il y a eu quelques chevaux.

- Cela fait très longtemps que vous savez cela ? Mon ami a été si fier de me raconter son histoire. Il tient les vendeurs de chevaux en piètre estime, hélas. »

L'orgueil de mon marchand fut aussitôt aiguisé et il m'avoua tout ce qu'il savait sans plus aucune méfiance.

« Quelques mois, tout au plus trois ou quatre. Mais M. Sherringford n'est peut-être pas en tort, les ventes ont été organisées par son père, seul. »

Un gouffre venait de s'ouvrir à mes pieds. J'avais trouvé une piste, une vraie, j'en avais la sensation au fond de mon cœur. Etait-ce cela que mon ami ressentait quand il arrivait enfin à avancer dans une enquête ?

Je continuai ma visite en faisant mine de m'intéresser aux chevaux de mon vendeur mais ses derniers mots tournaient dans ma tête, je ne désirais qu'une seule chose : m'enfuir. A la fin, avec le sourire le plus confus que je pouvais réussir, je m'excusai de ne pas trouver mon bonheur parmi les bêtes proposées.

« Vous êtes bien difficile monsieur, fit-il l'air contrit.

- Voyez-vous, je m'étais fait tellement à l'idée de posséder un étalon morgan... Mais je donnerai votre adresse à mes amis.

- Allez donc voir M. Weston, lui seul peut vous aider. Et encore, ce n'est pas sûr. »

Je quittai le marchand en dissimulant de mon mieux mon enthousiasme. Je partis le cœur plus léger en direction de « My Croft », je voulais encore m'entretenir avec Mycroft Holmes et vérifier que la chapelle secrète existât bien. Je mis Jimmy au courant de mes découvertes, il eut l'air effrayé et sur mes injonctions, il poussa les chevaux à un trot très soutenu.

Je me sentais heureux, entrevoyant un peu plus la sinistre affaire liant le père de Holmes, revendeur, aux Tziganes, voleurs de chevaux, il devait leur verser un dividende. Les transactions devaient se réaliser sous la forme de ces entretiens spectraux. Je compris aussi que le jour du rendez-vous, le père, enfin revenu dans l'honnêteté, demanda que leur accord s'arrête. Ses complices refusèrent puis lui tirèrent dessus, certainement pour l'empêcher de parler à la police. Heureusement ils le ratèrent. Je me demandais enfin si l'inspecteur Mac Frey n'était pas de la bande puisqu'il avait laissé courir les voleurs...

Nous arrivâmes bientôt en vue du manoir, retrouvant les hauts murs sombres couverts de lierre, le parc vide et froid. Avant que je ne descende, Jimmy se tourna vers moi, visiblement affolé.

« Qu'allez-vous faire docteur Watson ?

- Trouver les ultimes preuves des méfaits de M. Sigel Holmes. D'abord la chapelle secrète où le fantôme se cache les nuits où il vient le voir. Ensuite je pense que le père de Holmes doit garder des papiers intéressants dans sa chambre. Avec un peu de chance je pourrais les subtiliser sans qu'on s'en aperçoive.

- Et si jamais vous aviez raison ?

- Allons Jimmy, un peu plus d'optimiste. Ce n'est peut-être pas la stricte vérité mais c'est tout de même une piste sérieuse. Je peux avoir raison !!! Mais tu n'as pas tort non plus, il ne faut pas exagérer, je ne suis pas Sherlock Holmes. Seulement si j'arrive à prouver mes dires, j'irai voir un ami de Scotland Yard, l'inspecteur Lestrade, car je n'ai pas totalement confiance en l'inspecteur Mac Frey. Il pourra m'aider et m'appuyer dans mes démarches. »

Je me dressai et m'apprêtai à descendre de la voiture. Jimmy avait l'air de plus en plus affolé, soudain n'y tenant plus, il se mit à parler.

« Docteur, l'après-midi où M. Holmes a disparu... commença-t-il. »

Intéressé, étonné, je me rassis lentement dans la voiture.

« Oui ?

-Je sais où il est allé.

- Où ?

- Au cimetière. »

Je sursautai comme si une aiguille m'avait piqué.

« Tu en es sûr ???

- Oui. J'étais là quand M. Holmes est sorti ce jour-là. Je peux vous montrer. »

Nous nous regardâmes un instant et sans nous concerter Jimmy ramena les chevaux sur la route. Pas de repos pour ces pauvres bêtes dehors depuis le matin mais qui, heureusement, étaient fortes et endurantes.

Quelques temps plus tard, nous nous arrêtâmes dans la verte campagne devant une charmante église de pierres plates autour de laquelle s'étendait un petit cimetière. Un autre bâtiment, d'un aspect assez pauvre, sans doute le logement du prêtre, était accolé à l'église. Nous entrâmes dans le cimetière en essayant de ne pas faire grincer la lourde grille de fer. Peine perdue. Jimmy m'entraîna dans le dédale de tombes jusqu'à un recoin caché où se trouvait un caveau assez imposant. Les graviers crissèrent sous nos pas. C'était le tombeau de la famille Holmes. Les grands-parents de mon ami étaient là. Sa mère Violet aussi.

« C'est ici docteur.

- Il serait donc venu se recueillir un instant ... »

Je me tus, étudiant la plaque mortuaire noire malgré moi. Mme Violet Holmes était morte assez jeune, elle n'avait que trente-neuf ans. Je me tournai vers le jeune garçon d'écurie debout à mes côtés.

« Comment sais-tu tout ceci Jimmy ? »

Il parut gêné par ma question. Il se mit à bredouiller.

« Je...je l'ai vu. Il...il...

- Qui êtes-vous ? s'écria tout à coup une voix masculine, me coupant la parole et permettant à Jimmy de pousser un soupir de soulagement. »

Le gamin s'échappa et disparut en courant. Je me retournai, un homme en robe longue, le prêtre, m'observait sans animosité.

« Je suis un ami de la famille Holmes. Je passais dans la région et...

- Je sais, j'ai reconnu le jeune Rolling qui s'enfuyait. Lui aurais-je fait peur ? sourit le vieil homme. »

Soudain il me regarda attentivement et son sourire s'élargit.

« Mais ne seriez-vous pas le docteur Watson ? J'attendais votre visite. Entrez donc dans la chapelle, il y fait plus frais qu'à l'extérieur mais plus plaisant pour discuter un instant. »

J'étais abasourdi et lui obéis sans rien dire. Bientôt nous fûmes tous les deux assis dans la sacristie minuscule et sombre de la petite église. C'était un lieu saint catholique à en juger par les nombreuses statues décorant les murs, une énorme croix en fer, supportant un Christ de bois, était accrochée au-dessus de l'autel. Elle était placée très haut et attirait tous les regards par sa magnificence. Je l'observai quelques secondes avant de suivre mon hôte.

« Vous êtes bien le docteur Watson. Je connais la famille Holmes, vous savez, parfois ils viennent me voir. Ils ont connu tant de malheurs. »

Le vieil homme sourit tristement et hocha la tête.

« M. Sigel Holmes est un homme bien à plaindre. Sa femme mourut très jeune.

- Mon Père, comment est morte madame Holmes ?

- Elle fut toujours une femme très fragile de santé et un chagrin la rendit encore plus faible. Une pneumonie eut raison d'elle. Je me souviens de son enterrement. Une seule personne de la famille manquait ce jour-là, votre ami, docteur.

- Est-ce cela le crime de Sherlock Holmes envers sa mère ? m'écriai-je.

- Qui vous a dit ça ?

- Son père l'a traité de meurtrier. »

Le révérend hocha à nouveau la tête.

« Je ne peux totalement aller contre cette allégation, docteur. Votre ami est la raison du chagrin de Mme Holmes. Il avait quitté sa famille si subitement à cause de ce triste mariage que sa mère en a eu le cœur brisé. Cela s'est passé dans cette église, j'en étais déjà le vicaire à l'époque. Je me souviens de cette scène atroce, la jeune mariée en blanc face à un Sherlock Holmes méconnaissable, tant il était en fureur. Dans sa rage et son désespoir, il l'a maudite avant de s'enfuir. Sa mère était une personne très douce, très pieuse, une telle conduite venant d'un fils qu'elle aimait tant l'a anéantie. Je l'ai vue quelques fois durant cette pénible période, elle s'est laissée dépérir, docteur, malgré l'amour que lui portaient son mari et ses autres fils. En quelque sorte, votre ami l'a tuée, malgré lui.

- Mais il avait une justification pour se conduire ainsi !!! rétorquai-je.

- Vous avez raison. J'étais en train de marier sa fiancée. Je ne savais rien des manigances de MM. Refford et Holmes, sinon j'aurais refusé de conclure cette union. »

Il soupira tristement, contemplant ses pieds posés sur le sol de pierre.

« Avez-vous revu Sherlock Holmes depuis lors, révérend ? »

Le vieil homme eut un étrange sourire, puis il se perdit à nouveau dans sa mémoire.

« C'est moi qui l'ai baptisé. Enfant, il ne s'intéressa jamais beaucoup à la religion. Je lui faisais de temps en temps son catéchisme mais Sherlock préférait vadrouiller dans la campagne avec son poney. Son père le destinait pourtant à entrer dans les ordres. Oui, je l'ai revu il y a quelques jours mais il ne l'a pas su.

- Que faisait-il ?

- La même chose que vous. Mais lui a poursuivi sa route jusqu'à une autre tombe. Venez, je vais vous montrer docteur. »

Nous ressortîmes. Une petite pluie fine et glaciale s'était mise à tomber. Le révérend m'entraîna dans son cimetière lentement. Enfin je vis apparaître une tombe devant mes yeux. Fanny Henry.

Maintenant je comprenais pourquoi Holmes m'avait abandonné ce jour-là, ce n'était pas pour l'enquête, c'était pour des raisons personnelles.

Je me tus, gêné par la tournure que prenaient les événements. Le prêtre psalmodiait quelques prières.

« Qui est M. Henry ? ne pus-je m'empêcher de demander. »

Le vieillard sursauta, perdu dans ses méditations.

« Un cousin des Refford, un gros propriétaire de la région, il a épousé Fanny. J'ai dû batailler ferme pour que la famille Henry accepte de donner des funérailles décentes à cette malheureuse. Ils refusaient de s'occuper de cette femme qui s'était suicidée le soir de ses noces. »

Un long silence suivit cette triste conclusion. Je me perdis dans la lecture de la plaque grisâtre : Fanny Henry, née Refford, 1855 – 1873. La pauvre petite n'avait pas vingt ans lorsqu'elle mit fin à ses jours. Le révérend perdu dans ses souvenirs continuait à parler.

« Elle aussi je l'ai baptisée, mariée puis enterrée. Elle était si belle et douce cette enfant, un vrai bonheur. Blonde aux yeux si bleus, elle aurait apporté de la gaieté dans la si morne vie de « My Croft ». Je vous l'ai dit, docteur, la famille Holmes a connu bien des malheurs. Bien des malheurs. »

Sur ce, le révérend tourna les talons et rejoignit sa petite église froide et sombre.

Je contemplai la tombe encore quelques instants, sans mot dire. Soudain, une voix me fit sursauter. Une voix bien connue.

« C'est bien triste tout ça, n'est-ce pas Watson ? »

Je me retournai prestement, un homme maigre se trouvait près de moi, emmitouflé dans un long manteau noir. Son bras gauche était enveloppé dans un linge blanc. Son visage, pâle, était dominé par deux yeux gris flamboyants. Sherlock Holmes se tenait là devant moi !!! Je me sentis près de défaillir. Il me sourit gentiment et s'approcha de moi pour me soutenir.

« Holmes !!! Vous êtes vivant !!!

- Vous le voyez bien, mon ami.

- Tout le monde vous croit mort. Je le croyais. L'inspecteur Mac Frey a arrêté les recherches à votre sujet.

- C'est peut-être mieux ainsi...

- Mais Holmes, votre père, les Tziganes !

- Jimmy m'a rapporté votre enquête et la monstrueuse erreur que vous alliez commettre. Il fallait que je revienne de la tombe pour vous empêcher de mener à bien vos projets.

- Erreur ???

- Venez Watson, j'ai froid. On vient à peine de me tirer du lit pour venir vous rencontrer, mon cher ami. J'ai été bien soulagé d'apprendre qu'ils vous avaient raté aussi. Ce sont vraiment de mauvais tireurs. »

Il poussa un petit rire nerveux et me saisit le bras. Je dus le suivre tandis qu'il repartait vers le bâtiment accolé à l'église. Nous entrâmes, le prêtre n'était pas là. Holmes m'entraîna au fond d'un petit couloir très sombre et humide jusqu'à une chambre assez vétuste. Sans plus de cérémonie, il s'étendit sur le lit, me laissant une chaise de paille libre devant lui. Je préférai rester debout, je m'étais enfin ressaisi et repris tout de suite l'interrogatoire.

« Que s'est-il passé cette nuit-là ? Qui vous a trouvé ? Qui s'est occupé de vous ?

- A toutes ces questions, il faudrait demander la réponse à Jimmy. Il a sauvé le père et le fils. Et il avait des instructions précises. Je ne suis pas parti ce matin-là à l'aveuglette Watson, je m'attendais à une tentative de meurtre sur nos personnes. Jimmy devait venir à notre hôtel à une heure très précise de la matinée. En cas d'absence de message de ma part, il devait fouiller les alentours du camp des Tziganes sans éveiller leurs soupçons. Manifestement, il s'est admirablement acquitté de sa tâche. Il faut dire que j'avais pris soin de me cacher dans les fourrés avant de sombrer dans l'inconscience. Je ne voulais pas que Tino et Phelipe me trouvent avant lui.

- Donc ce sont bien les Tziganes qui ont fait le coup !!!!

- Vous savez que vous avez admirablement mené cette enquête Watson ? me demanda Holmes en souriant.

- Ce sont des voleurs de chevaux et ils ont failli vous tuer vous et votre père. Il faut aller voir Lestrade.

- Et pourquoi pas Mac Frey ?

- Il est complice des Tziganes ! »

Le sourire de mon compagnon disparut. Il m'observait attentivement.

« Vous pensez cela Watson ? Diable ! Mais si vous savez toute l'histoire mon cher Watson, que faut-il faire de mon père selon vous ? L'arrêter aussi comme complice de vol ?

- Mais il est coupable, il a servi de prête-nom à cette bande de voleurs. Je suis désolé Holmes, il doit payer comme les autres.

- Même s'il a essayé de quitter l'organisation et qu'on a tenté de le tuer pour cela ?

- Il est coupable, répétai-je d'une voix ferme.

- Je ne suis pas sûr que ce soit de son plein gré Watson. Il y a déjà quelques temps que je soupçonne certaine femme machiavélique d'avoir ensorcelé mon père. L'amour me semble être une parfaite raison d'expliquer son comportement inacceptable.

- Quelle femme alors ?

- N'auriez-vous pas découvert cela durant votre enquête mon cher Watson ? »

Il avait retrouvé son sourire mais continuait à m'observer attentivement.

« Voyons si mes suppositions sont exactes... »

Mon cerveau marchait à toute vitesse, je passais en revue les différents anneaux de ma chaîne : les Tziganes, les chevaux, Mac Frey, les chevaux, les Tziganes, M. Ramon...

« Lorsqu'on a éliminé l'impossible, ce qu'il reste, aussi improbable soit-il, doit être la vérité, m'asséna Holmes. Alors Watson ?

- Je n'en sais rien Holmes.

- Nous cherchons une femme qui soit allée au contact de mon père et qui puisse faire office d'intermédiaire avec les Tziganes. Attention Watson, tout doit dater de moins de six mois. Souvenez-vous que le comportement de mon père n'a pas changé avant cette date fatidique.

- Une femme qui aurait rencontré votre père et qui connaîtrait les Tziganes ? »

Holmes hocha la tête sans répondre, il attendait patiemment ma réponse, comme un professeur devant son élève. Je compris tout à coup, comment n'y avais-je pas songé plus tôt ?

« Mais c'est Gina !!!

- Bien, sourit Holmes. Vous êtes en sérieux progrès !

- Elle est notre fantôme !!!

- Je le pense, elle doit venir rendre visite à mon père de temps en temps...

- Peut-être pour lui soutirer de l'argent, risquai-je.

- Peut-être... »

La conversation s'arrêta quelques instants, Holmes observait le plafond pensivement.

« Sinon pour répondre à votre troisième question de tout à l'heure, reprit-il, la personne qui est venue me veiller et s'est occupé de moi est une de vos connaissances. Entrez Melle Ressing. Le docteur Watson est arrivé. »

Je fus à nouveau stupéfait au point de perdre la voix. Juliane Ressing apparut, dans une simple petite robe à tablier noir, ses lourds cheveux roux remontés en chignon sur le haut du crâne et tenus par une broche brillante. Ses yeux verts étincelaient de fatigue et de joie. Elle me sembla plus belle que jamais.

« Bonjour John. Je vois que vous avez désobéi à mon père.

- Mais comment pouvez-vous être là ? Votre père m'a affirmé que vous étiez rentrée à Richmond, fâchée.

- Je n'étais pas fâchée, j'étais au chevet de votre ami. Car M. Sherlock Holmes, tout prévoyant qu'il soit, a quand même négligé quelques détails. Infimes. Simplement qu'une balle pouvait blesser voire tuer. Il a été sévèrement touché au bras et il a perdu assez de sang avant que Jimmy ne le découvre dans les bois.

- Mon Dieu, m'écriai-je.

- Jimmy était affolé, ne sachant que faire. M. Holmes ne voulait même pas de médecin mais quand votre ami a perdu connaissance, Jimmy a eu la présence d'esprit de l'amener au Père Niels puis de venir me chercher discrètement. Il a fait un sacré chemin ce matin-là pour sauver votre ami.

- Je ne sais pas comment je pourrai lui payer cette dette, murmura pensivement Holmes. C'est un garçon futé, il a même pris soin de déchiqueter ma casquette, de l'enduire de sang. Du pigeon je crois. Il m'a dit que cela allait brouiller les pistes. »

Je sortis sa casquette de ma poche et la jetai sur le lit. Holmes la saisit et la caressa des doigts de sa main valide.

« Bien vu. Inutile de se demander les conclusions que les gens ont pu tirer de cette relique...

- Inutile en effet, rétorquai-je amèrement. »

Holmes ne releva pas et posa ses yeux gris acier sur Juliane.

« Quant à vous Melle Ressing, je vous suis redevable également. »

Il la regardait sans sourire, il semblait presque ennuyé qu'il en soit ainsi. Juliane exhibait ses dents d'une blancheur étincelante, amusée de la situation. N'y pouvant plus, j'éclatai :

« Pourquoi ne pas m'avoir prévenu Holmes ? J'ai été désespéré lorsque Mac Frey m'a appris votre mort. Il drague les étangs à la recherche de votre cadavre. Qu'attendez-vous pour ressurgir ?

- Vous n'avez pas été prévenu parce que je l'ai demandé à tous. Je voulais que le moins de monde possible soit mis au courant de mon existence. J'ai passé ces quelques heures à réfléchir posément. Je redoute de nouveaux meurtres et moins vous en saurez mieux vous vous porterez. J'espère que Juliane et Jimmy, et maintenant vous Watson, resterez à l'abri de toute attaque. Soyez toujours sur vos gardes.

- Mais nous savons qui sont les coupables ! Pourquoi ne pas aller les arrêter ?

- Les Tziganes ne sont pas les seuls en cause. Ils sont bien nos agresseurs. Egalement ceux de mon père. Mais je ne suis pas certain qu'ils soient les seuls maîtres du jeu. C'est pour cela que je refuse de me montrer au grand jour. J'espionne le manoir. C'est moi qui vous ai frappé dans le parc la nuit dernière, Watson, pour vous assommer. Je vous demande de m'excuser mais vous étiez trop visible, à moitié nu dans les rayons de la lune, on vous aurait tué.

- Mais pourquoi ? Qui m'aurait tué ?

- C'est ce qu'il nous reste à comprendre. Mon cher ami, vous n'avez découvert qu'une partie de cette affaire !

- Le voici votre iceberg !!! »

Holmes acquiesça sans répondre.

« Mais quelle sorcellerie entoure ce manoir ? Pourquoi des meurtres dans cette vieille bâtisse ? Surtout depuis si peu de temps. Tout ça pour des vols de chevaux.

- Je ne suis pas sûr qu'il ne s'agisse que de simples vols de chevaux Watson... »

Holmes se redressa sur le lit et me toisa du regard.

« Maintenant que vous êtes dans la confidence Watson, je vais vous renvoyer à « My Croft », je vous charge d'une chose que je ne peux faire, étant prématurément décédé. Il faut que vous enquêtiez au sein du manoir sur les domestiques. J'aimerais savoir pourquoi cette malheureuse servante, qui n'a rien à voir avec les Tziganes, a bien pu accepter de se prêter à cette histoire. Jimmy est trop jeune pour poser des questions, Juliane est trop précieuse pour vous, il ne reste que vous mon cher ami. »

Juliane eut une moue charmante, elle n'appréciait pas d'être mise à l'écart, mais je m'empressai d'accepter. Holmes se tut soudain, une grimace de souffrance sur le visage, tandis que la jeune femme vérifiait son bandage sans trop de douceur semble-t-il.

« Et pour la chapelle secrète ?

- Ne perdez pas de temps avec ça. Elle existe.

- Où est-elle ?

- Il y a un passage dans la chambre, à côté de la cheminée, derrière une fausse boiserie.

- Vous avez découvert tout cela lors de vos visites à votre père ?

- J'aime beaucoup mon père mais je reste un observateur. Et puis un remarquable document du XVIIIe siècle m'a été très utile. Vous le trouverez dans la poche de mon manteau, vous le rendrez à M. Damley quand vous le reverrez, Watson. »

Holmes me souriait à nouveau, un éclair amusé dans les yeux. Je saisis un manuscrit, un rapport d'un historien du début du siècle sur l'architecture locale.

« Et vous qu'allez-vous faire ?

- Je me charge des Tziganes. J'aimerais savoir quel secret ces gens cachent !

- Et les vols de chevaux ?

- J'ai l'impression qu'il s'agit d'un grain de sable... »

Il se tut sur cette dernière parole sibylline. Comme la conversation semblait terminée, je les quittai. Tandis que je marchai le long de l'étroit couloir, une main s'empara tout à coup de la mienne. Juliane.

« Je reste chez le Père Niels au cas où vous auriez besoin de moi. »

Juliane me contemplait, des larmes emplissaient ses yeux.

« Oh je vous en prie, prenez garde à vous John ! »

Ses yeux verts ne souriaient plus. Je la regardai fixement, mon cœur battant à tout rompre. Perdant la tête, coincé dans cet étroit couloir près d'elle, je la pris dans mes bras et l'embrassai longuement. Honteux je m'enfuis avant qu'elle ne réagisse et n'essaye de parler.

Le soir tombait sur cette journée agitée. Tant de choses se bousculaient dans ma tête, Juliane, Holmes vivant, mon enquête. C'est presque en titubant que je rejoignis la voiture. Il y avait longtemps que je ne m'étais pas restauré. Jimmy était assis, le regard baissé, à la place du conducteur.

« Il va mieux docteur ? demanda-t-il d'une petite voix alors que nous repartions.

- Il va mieux, il réfléchit. Je ne sais pas comment te remercier pour tout ce que tu as fait pour lui Jimmy... Sans toi je ne sais pas où serait Holmes à l'heure actuelle... »

Il me dévisageait avec attention puis un petit sourire apparut sur ses lèvres.

« Et maintenant que faisons-nous docteur ? »

Je repris contenance et montai le rejoindre sur le landau.

« Je dois enquêter sur les domestiques. Qu'en dis-tu ?

- Que vous pouvez trouver ce qu'il n'a pas encore découvert. Vous savez docteur, M. Holmes a été surpris que vous découvriez la piste des chevaux.

- C'est vrai ?

- Il a même été fâché quand je suis venu lui dire que vous étiez là, tout à l'heure. Par contre Melle Ressing a confiance en vous. Elle était toute contente. »

Je souris en songeant à cette chère Juliane mais que m'arrivait-il ? N'étais-je pas en train de me transformer en l'un de ces fameux Tristan que j'avais vu près de la Serpentine à Londres ? Mon esprit voguait à cent lieues de mon enquête, imaginant des choses touchant Juliane et moi-même qui me ravissaient et m'inquiétaient à la fois. J'écoutais d'une oreille distraite Jimmy me faire le descriptif des domestiques.

« En dehors des MM. Holmes, il y a l'intendant M. Robert. Il était là avant que j'arrive. Je suis employé à « My Croft » depuis cinq ans. Estelle aussi était déjà là... Le jardinier... »

Jimmy se creusait la tête.

« En fait il n'y a que la petite bonne Nancy qui était nouvelle. Nancy est la jeune fille qui est morte il y a pas longtemps.

- Quand est-elle arrivée ?

- Il y a quelques mois, presque un an. M. Sherringford cherchait une nouvelle servante. Estelle commence à être bien fatiguée, il lui fallait une aide.

- D'où venait-elle ?

- Elle ne parlait pas beaucoup. En fait, je ne me souviens pas d'avoir discuté avec elle. Elle était plus âgée que moi, je ne l'ai jamais intéressée. Elle passait tout son temps dans sa chambre.

- Qui pourrait m'en dire plus ?

- M. Robert ou Estelle. Le jardinier ne vit pas à « My Croft ». Il ne vient qu'une ou deux fois par semaine pour l'entretien du jardin. C'est un homme qui ne parle pas beaucoup. Il est au service des MM. Holmes depuis longtemps aussi.

- Sherlock Holmes t'a-t-il déjà posé toutes ces questions ?

- Oui mais il ne peut plus rencontrer les domestiques. Il voulait le faire le jour où Nancy est morte et il ne peut plus maintenant. »

Je notai intérieurement ces informations et attendis d'être arrivé au manoir pour reprendre les recherches. Je quittai Jimmy lui rappelant d'être excessivement prudent. Moi-même c'est avec circonspection que j'entrai dans le manoir. Je faillis me heurter à Mycroft Holmes, tout de noir vêtu.

« Vous n'êtes pas encore parti docteur Watson ? Vous vous plaisez tant que ça à « My Croft » ?

- J'attends qu'on ait découvert le corps de mon ami. Je ne partirai pas tant que je ne lui aurai pas rendu mes derniers hommages, murmurai-je, cherchant le mensonge le plus crédible.

- Vous risquez d'attendre encore longtemps. Mac Frey continue à draguer les dizaines d'étangs de la région. Il en a pour des semaines.

- Je prendrai une chambre d'hôtel.

- Ne dites pas de bêtises docteur, s'écria une voix sèche derrière moi. »

Je fis volte-face, Sherringford était là, lui aussi portait un costume de deuil.

« J'ai compris que vous étiez une personne chère pour mon frère. Vous pouvez rester ici le temps qu'il vous plaira. Nous sommes tous touchés par ce malheur. »

Ne pouvant parler plus longtemps, Sherringford disparut dans un couloir.

« Alors et ce cheval docteur ? demanda Mycroft.

- Cela avance. »

Mycroft Holmes hocha la tête sans répondre. J'attendis qu'il disparaisse.

Il ne me fallut que quelques minutes pour rejoindre Estelle à la cuisine. La pièce, la lumière semblèrent identiques au premier jour où j'étais venu la rencontrer. Elle était assise devant sa table noircie, une tasse de thé à portée de main, un long voile noir couvrait son corps menu. Elle tenait un fin chapelet entre ses mains et semblait prier à voix basse. J'allais faire demi-tour doucement mais elle m'entendit et leva ses magnifiques yeux violets à mon entrée. Deux larmes coulaient silencieusement au creux de ses rides.

« Vous étiez son dernier ami, murmura-t-elle. »

Sa voix se brisa dans un sanglot.

« Comment va son père ?

- M. Holmes ne sortira pas de sa chambre de sitôt. Il est trop touché par le chagrin. C'était quand même son fils.

- Et vous ? Comment allez-vous ? demandai-je gentiment. »

Elle sembla surprise par la question.

« Je vais bien mais je ne me suis jamais rendue compte à quel point je l'aimais ce garçon. Je crois entendre sa mère quand il est parti. Je préférais le savoir vivant quelque part que mort. Cela me fait plus mal. »

Je maudissais Holmes de toutes mes forces en voyant cette pauvre vieille dame digne répandre des larmes sur son mouchoir brodé. Je ne savais que dire.

« Asseyez-vous docteur, murmura-t-elle enfin. Vous prendrez bien une tasse de thé en ma compagnie. Tout le monde abandonne la pauvre Estelle en ces jours sombres. »

Je m'assis sur son injonction et la laissai me servir une tasse de thé, l'eau n'était plus très chaude mais quelle importance ? J'observais ses vieilles mains trembler en s'emparant de la fine porcelaine. Quelques gâteaux complétèrent cet encas qui me fit beaucoup de bien.

« Dire que je ne lui ai même pas parlé durant son séjour. Trop de travail à la cuisine. M. Sherringford voulait que tout soit parfait pour son frère. Je tenais à m'en occuper personnellement. »

Elle me regarda intensément tout à coup, un pâle sourire apparut sur ses lèvres minces.

« Vous voyez que M. Sherringford ne détestait pas tant son frère. Dix ans ça compte dans la vie d'un homme.

- Pourtant son attitude...

- Vous ne comprenez pas la situation de cette famille. Il est difficile de pardonner à un frère la mort d'une mère. Tout le monde sait que M. Sherlock n'était pas complètement innocent dans cette triste histoire.

- Vous avez sans doute raison, c'est une situation qu'il m'est malaisé de comprendre.

- Cela dit, qu'êtes-vous venu chercher cette fois-ci ? De nouveaux renseignements ? Je ne crois pas que vous soyez réellement venu pour une simple tasse de thé. »

Son sourire se fit un peu plus intense.

« En effet, madame, je voulais que vous me donniez votre avis sur Nancy.

- Mon avis ?? Qu'entendez-vous par là ?

- Nancy est morte il y a peu. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi.

- C'était une brave petite, pas causante mais serviable. Elle avait demandé à s'occuper de l'étage. Toutes les chambres inoccupées, celles de M. Sherlock, de M. Sherringford, de M. Sigel. Je me souviens qu'une fois elle m'avait dit qu'elle préférait cent fois nettoyer une chambre que faire la vaisselle. Comme j'ai de vieilles jambes, j'étais d'accord pour qu'elle s'en occupe. L'autre servante Judith l'aidait dans cette lourde tâche.

- C'est à vous de le faire normalement ?

- Ma place est à la cuisine. Mais M. Robert m'a toujours donné la responsabilité des chambres. Je devais veiller à leur entretien, leur état. J'aimais beaucoup ça dans ma jeunesse. Il y a beaucoup de pièces inoccupées pleines de vieilles choses, de très jolies choses, des psychés, des armoires pleines de beau linge... Un régal à toucher. Vous êtes logés dans la partie récente du manoir, elle n'a été construite qu'au moment du mariage de M. Sigel et Mme Violet. J'étais déjà au service de madame à l'époque. Mais ce bâtiment a une aile assez ancienne. Il reste quelques pièces inoccupées qu'il faut aérer et entretenir.

- J'ignorais ce détail... Donc Nancy nettoyait les chambres ?

- Et les quelques pièces de l'ancienne aile. C'est déjà beaucoup. En plus elle servait à table. Elle travaillait énormément. Une brave fille.

- En dehors de son temps de travail, que faisait-elle ?

- Elle restait beaucoup dans sa chambre. Je crois qu'elle lisait mais je n'en sais pas plus. Il faudrait que vous demandiez à Judith, elle la côtoyait plus que moi. »

Je remerciai Estelle de ses informations. Maintenant je voulais parler à Judith, elle semblait être la seule personne à avoir réellement connu la jeune Nancy.

Il me fallut de très longues minutes pour la retrouver, mais je ne pus la questionner. Plus personne ne pouvait le faire dorénavant. La pauvre enfant gisait dans la chambre de Sherringford Holmes, étranglée. Son corps était encore chaud, le meurtre était récent. Complètement affolé, sans réfléchir, j'ouvris la porte et appelai au secours.

« Mais dès que vous mettez votre nez quelque part docteur, il y a un cadavre. »

L'inspecteur Mac Frey déambulait dans la salle à manger à grands pas, son aspect débonnaire avait disparu laissant la place à un agacement bien visible. Les deux frères Holmes l'observaient silencieusement. Je regrettais amèrement de n'avoir pas pris le temps de fouiller la chambre avant d'avoir crié ainsi.

« D'abord Sigel, puis ces deux bonnes, enfin Sherlock, poursuivait Mac Frey. Mais que se passe-t-il ? J'en ai assez qu'on me dérange en pleine nuit, il est déjà dix heures du soir. Et pourquoi vouliez-vous interroger cette petite ?

- A propos de la chambre de M. Sigel Holmes, mentis-je. Je souhaitais savoir de quand date l'aile où elle se trouve.

- Et vous pensiez sérieusement que cette servante pouvait le savoir ? reprit Sherringford.

- Comme elle se chargeait des chambres de l'étage, je le pensais en effet. Pouvez-vous me le dire ?

- Je ne me suis jamais passionné pour l'histoire du manoir, seul le présent m'importe, répondit Sherringford. Père doit le savoir. Mais vous n'allez pas le déranger pour de semblables billevesées.

- Docteur Watson, je vous tiens pour personnellement responsable de la mort de cette jeune fille, m'asséna Mac Frey. »

Sur cette flèche du Parthe, je m'inclinai et sortis, les laissant seuls à leurs discussions. Je courus jusqu'à la chambre de la petite bonne Nancy, les policiers de Mac Frey rôdaient dans les étages. Après de longs palabres et l'examen attentif de la carte de visite de Sherlock Holmes, je pus me glisser dans la pièce. J'avais quelques minutes pour fouiller à mon aise avant l'arrivée de l'inspecteur. Il n'allait sûrement pas apprécier que je me promène dans la chambre de la jeune morte.

L'ameublement était simple, réduit au strict minimum, un lit, une armoire, une chaise, une petite table. Sur la table une photographie de la jeune Nancy. Je la pris et reconnus immédiatement la brune jeune fille. Elle souriait au photographe avec gentillesse. Cela me poignarda le cœur. J'entrepris de fouiller la chambre mais au bout de quelques minutes, je n'avais rien découvert d'intéressant. Rien dans l'armoire, rien sous le lit ou dans les draps, rien de rien. Quelques livres sans intérêt sur la table à côté du cadre de la photographie. J'étais déçu, fatigué. J'allais partir lorsqu'une image s'imposa dans mon esprit, Sherlock Holmes m'observait railleur :

« Comme d'habitude Watson, vous regardez mais vous n'observez pas !!! »

Je revins au centre de la pièce et essayai de réfléchir posément, sans penser à Mac Frey qui risquait d'arriver d'un moment à l'autre.

« Très bien Holmes, que feriez-vous à ma place ? »

J'allais reprendre la fouille de façon systématique lorsque mes yeux s'arrêtèrent sur les seuls objets présents dans la pièce que j'avais laissés à leur place sans les toucher, les livres. Je ne les avais pas feuilletés. Je m'en emparai fébrilement et les ouvris. Je trouvais des Histoires de Poe, un exemplaire du Frankestein de Mary Shelley, le Faust de Goethe et une Bible. Par curiosité j'ouvris la Bible et fus extrêmement surpris de ce que j'y trouvai dessiné sur la page de garde. Quelqu'un avait tracé un cercle au centre duquel se trouvait une étoile à cinq branches. Un pentacle !

L'encre était rouge et au sommet du triangle, on pouvait déchiffrer trois chiffres : 666 et une lettre : G. Des phrases étaient écrites sous chaque chiffre, des versets de l'Apocalypse :

« 6 : Alors, je vis monter de la mer une bête qui avait dix cornes et sept têtes.

6 : Il lui fut donné de faire la guerre aux saints et de les vaincre

6 : c'est un chiffre d'homme et son chiffre est six cent soixante-six. »

Tout ceci était accompagné sur de nombreuses pages par de grosses ratures en rouge sur les versets bibliques. Des mains impies avaient souligné le texte, faisant des commentaires horribles dans les marges.

Cela sentait la sorcellerie à plein nez. Dans un mouvement de répulsion, je jetai le livre violemment par terre. Le bruit me sembla retentir dans toute la maisonnée et me fit l'effet d'une douche froide. Mac Frey pouvait arriver !!!

Je me précipitai pour ramasser le livre maudit. Affolé, je le glissai dans ma poche et quittai la chambre. Par bonheur Mac Frey n'était pas là. Ses policiers m'observèrent un bref instant sans m'interpeller.

Cette affaire qui m'avait semblé si claire au départ se voilait à nouveau sous le brouillard. Qu'avait dit Holmes ? Un grain de sable ?

Je secouai la tête sans comprendre lorsqu'une voix forte me parvint, me faisant sursauter.

« Voulez-vous vous restaurer docteur ? Vous avez raté le repas du soir ! »

Mycroft Holmes se tenait en bas des marches, un pâle sourire aux lèvres. Je le rejoignis.

« Vous semblez perdu mon pauvre docteur. Vos recherches seraient-elles arrivées à une impasse ?

- J'ai... Il faudrait que je sorte.

- A cette heure ? Sans avoir mangé ? Ce serait une idiotie. »

Je repris peu à peu le contrôle de moi-même. Ma voix était redevenue plus posée, plus ferme lorsque je répondis :

« J'ai déjà mangé. J'ai une course à faire. »

Un sourire narquois apparut sur les lèvres de Mycroft Holmes.

« Vous me paraissez bien faible pour quelqu'un qui s'est déjà restauré !

- Ne vous occupez pas de ma santé, répliquai-je assez durement.

- Docteur Watson, cela serait plus simple si vous en veniez au fait ! »

La voix se fit plus sèche, je reconnus les accents de celle du détective de Baker Street. Mon cerveau se mit à réfléchir à toute vitesse, pouvais-je lui faire confiance ? De toute façon j'avais besoin d'aide. Je ne répondis pas et sortis le livre de ma poche. Il le saisit et l'examina. A ma grande surprise, Mycroft le cacha sous son bras et m'entraîna dans le fumoir, nous étions seuls, loin de tous.

« Ceci est grave docteur. Vous l'avez trouvé chez la petite bonne Nancy, n'est-ce pas ? C'est une Bible qui a été maudite, cela s'appelle du satanisme.

- Qu'est-ce ?

- Une religion. Ou plutôt une parodie de la religion chrétienne, tous les rites sont respectés mais transformés, inversés.

- Comment cela inversés ?

- Cela se passe dans des lieux consacrés par un prêtre défroqué ou excommunié, l'hostie n'est pas de pain mais de matière fécale humaine ou animale, le vin doit être du sang...

- Mon Dieu, mais ce sont des actes horribles !

- Il n'est pas rare que des sacrifices aient lieu.

- Des sacrifices humains ?

- Cela arrive, lors de circonstances particulièrement importantes, mais la plupart du temps on sacrifie des animaux, coq, bouc. On les mutile... Mais revenons à ce livre. L'écriture est celle d'une femme. C'est une Bible d'édition récente mais commune, Wembley, rien à tirer de ça. Par contre le trait de crayon est intéressant, c'est une plume d'oie. L'encre utilisée pourrait fort bien être du sang... Comment en être certain ?

- Sherlock Holmes a inventé un réactif à l'hémoglobine mais je n'en sais pas la recette et je ne suis pas sûr que cela fonctionnerait avec du papier.

- De toute façon, là n'est pas la question. Le contenu est révélateur. Regardez on a souligné rageusement les versets de l'Apocalypse.

« Il fut précipité le grand dragon, l'antique serpent, celui qu'on nomme Diable et Satan, le séducteur du monde entier, il fut précipité sur la terre et ses anges avec lui. », cita Mycroft. »

Il referma le livre d'un coup sec et me le rendit. Soudain toute l'horreur de la situation m'apparut. Enfin j'arrivai à faire le lien entre tous les éléments, le collier de perles était achevé.

« La nuit de Belteine !!!

- Que dites-vous docteur ?

- Mon Dieu ! Il va y avoir un sacrifice humain cette nuit !!! Il faut prévenir Sherlock Holmes ! »

J'avais crié ce nom sans réfléchir, Mycroft posa lentement ses yeux sur moi.

« Où est-il ?

- Chez le Père Niels !

- Je crois que vous ne m'avez pas tout dit mon cher docteur Watson, sourit-il. »

Je terminai de mettre Mycroft Holmes dans le secret, la nuit de Belteine, la cachette de son frère... Il décida de m'accompagner dans mon voyage jusqu'à la petite église catholique.

Quelques temps plus tard, j'attendais nerveusement près de la voiture l'arrivée du frère de Holmes. Jimmy était déjà assis sur le siège du conducteur, les yeux brillants d'excitation et de peur. Je lui avais expliqué en quelques mots la situation.

Il faisait nuit noire, dix heures et demie venait de passer. Les nuages s'écartèrent dans le ciel et révélèrent une lune grosse et pleine, ronde et brillante. Cela n'améliora pas mon état de nervosité. Mes doigts jouaient dans ma poche avec mon revolver.

« Calmez-vous docteur ! Cela ne sert à rien de s'énerver comme ça. Vous devriez manger un peu. »

Jimmy avait pris le temps de passer voir Estelle. Cette brave femme lui avait remis un petit panier pour moi, rempli de tranches de pain de campagne, de morceaux de poulet froid, de saucisses sèches dont l'odeur embaumait l'air ambiant.

« Mais que fait-il bon sang ?

- Il doit quitter son père et son frère en pleine nuit sans les avoir prévenus, il faut bien qu'il s'explique un peu.

- Le temps passe !!! »

Je ressortis une énième fois ma montre à gousset et observai le déplacement rapide de la trotteuse à la lueur de la lampe-tempête que j'avais pris la précaution d'emporter. Dix heures trente-cinq. Soudain la porte du manoir s'ouvrit sur un Mycroft Holmes emmitouflé dans un manteau énorme. Il s'approcha de nous en poussant de longs halètements.

« Je ne suis pas habitué à courir ainsi !

- Avez-vous un revolver ? m'enquis-je.

- Pour quoi faire ? »

Je ne répondis pas et montai dans la voiture. Mycroft me rejoignit. Jimmy fit claquer le fouet, nous étions enfin partis. Même s'il avait déjà dîné, le frère de Holmes décida de manger un morceau, il saisit quelques victuailles et se nourrit copieusement. Je l'observai, j'avais horriblement faim mais une boule dans l'estomac m'empêchait d'avaler quoi que ce soit. Je m'attendais à ce qu'une catastrophe se soit passée, mais jamais je ne n'aurais pu prévoir ce que j'allais trouver !

La nuit était plus profonde lorsque nous mîmes pied à terre devant l'église campagnarde. Aucune lumière ne brillait. Tout semblait reposer en paix. Je descendis de la voiture et courut jusqu'au bâtiment d'habitation en emportant la lampe. Je trouvai la porte entrouverte, un horrible pressentiment m'empoigna le cœur. Je fonçai dans la chambre au fond du couloir et m'arrêtai sur le seuil, horrifié. Un désordre terrible régnait dans la pièce, la chaise gisait à terre, brisée, le lit était complètement défait, des débris de verre parsemaient le plancher, des livres avaient été jetés sur le sol. Je mis quelques instants à me reprendre et entrai dans la chambre.

« Holmes ? Où êtes-vous ? Holmes ? Père Niels ? Mon Père ? »

Comme un fou, je me mis à fouiller la pièce, augmentant le chaos régnant. C'est ainsi que Mycroft et Jimmy me découvrirent quelques instants plus tard.

« Mon Dieu ! Il y a eu une bataille ici, s'écria Jimmy.

- Arrêtez docteur ! Vous effacez les traces !!! »

Je m'arrêtai sous le choc mais soudain j'aperçus un objet brillant sur le sol. Lorsque je le reconnus, j'en fus si ébranlé que je tombais sur le sol, comme foudroyé.

Il ne me fallut que quelques instants pour me remettre de mon évanouissement. J'étais étendu sur le lit, le col déboutonné. Un arrière-goût alcoolisé dans la bouche. Deux paires d'yeux m'observaient avec inquiétude.

« Diable docteur ! Vous nous avez joué un sale tour !

- Juliane, murmurais-je. »

Ma voix se brisa sous le coup de l'émotion.

« Qu'y a-t-il docteur ?

- Juliane était ici, elle a été enlevée. »

Je leur montrai l'épingle à cheveux brillante de Juliane. Jimmy devint pâle comme si le sang avait tout à coup quitté son visage.

« Et le Père Niels ? demanda Mycroft d'une voix sifflante.

- Pas trouvé, murmurai-je.

- Il faut aller dans l'église. »

Mycroft prit la direction des opérations, il disparut, Jimmy sur ses talons. J'étais complètement dépassé, je me dressai lentement et en vacillant je les rejoignis devant la porte de l'église. Elle n'était pas fermée.

Ce que j'y vis fut plus horrible que tout ce que j'avais déjà vu. Le Père Niels était là, dans le choeur de son église. Il était mort. On l'avait attaché à la croix de fer, à la place du Christ de bois et il était mort pendu. J'eus du mal à quitter des yeux cette scène macabre.

« C'est monstrueux ! Il faut les arrêter M. Holmes !

- Où est Sherlock ?

- Je n'en sais rien, je pensais le trouver ici.

- Il vous a dit qu'il voulait se charger des Tziganes ! Peut-être espionne-t-il le camp ? risqua Jimmy.

- C'est trop loin pour nous ! Sortons d'ici, cette horreur nous empêche de réfléchir posément ! »

Mycroft Holmes nous fit quitter ce lieu de supplice.

« Mais M. Holmes, le sacrifice humain a été accompli ! Peut-être vont-ils relâcher Juliane ? »

Un espoir immense, insensé, gonfla mon cœur mais il fut de courte durée.

« Non docteur Watson, il n'y a pas eu de cérémonie, aucun encens n'a été brûlé, aucun cierge n'a été allumé. Je pense qu'il faut rentrer à « My Croft » ! C'est dans cette fameuse chapelle secrète que la cérémonie doit se dérouler !

- Comment pouvez-vous en être si certain ?

- C'est un lieu consacré, caché, donc idéal pour une secte satanique. En route, dépêchons-nous ou nous arriverons trop tard ! »

Les chevaux ne purent soutenir longtemps le galop que nous leur imposâmes. Minuit allait bientôt sonner lorsque nous descendîmes devant la porte du manoir. Je sautai du véhicule et nous approchâmes de la porte pour l'ouvrir violemment.

Le tapage que nous fîmes réveilla les majordomes. Peu à peu, ils s'approchèrent et nous observèrent avec stupeur. Nous grimpâmes à l'étage. Nous étions arrivés sur les dernières marches de l'escalier lorsque l'inspecteur Mac Frey apparut, menaçant.

« Vous n'entrerez pas ! »

Je vis arriver Sherringford Holmes en bas de l'escalier, il était en robe de chambre, le visage blême, effrayé.

« Mais que se passe-t-il ? Que fais-tu Mycroft ? »

Mycroft se retourna vers son frère nonchalamment.

« Père est mêlé à une secte satanique !

- Qu...quoi ? Que dis-tu ? bafouilla Sherringford. »

J'en avais assez de ces palabres, le temps nous était compté. Je saisis mon revolver et le pointai sur l'inspecteur.

« Vous allez nous laisser entrer !!!

- Mon Dieu, docteur Watson, s'écria Sherringford. Vous êtes devenu fou !

- Il en est hors de question !

- Je n'hésiterai pas à tirer, hurlai-je pour le prévenir. »

Un instant, nos yeux ne se quittèrent pas, un éclair brilla dans ceux de Mac Frey lorsqu'il sortit à son tour son arme de service. Il me tint en joue quelques instants.

« Reculez docteur !

- Jamais ! »

Je repris la montée de l'escalier, marche après marche, me rapprochant du danger. Un seul nom résonnait dans ma tête, Juliane ! Mac Frey me hurla d'arrêter et fit feu. Je me jetai à terre et tirai à mon tour. Je réussis à le blesser à la poitrine. Il s'écroula sur le sol.

Je ne perdis pas de temps et grimpai jusqu'à la chambre de Sigel Holmes.

« Attendez docteur ! »

Ce fut la dernière chose que j'entendis avant de m'engouffrer dans la pièce sombre.

Je me trouvais dans l'obscurité, je ne voyais rien sauf, visible sur le fond de la pièce, une porte ouverte dans le mur. Elle était couverte de boiserie. Une lumière diffuse en sortait, je me précipitai sans réfléchir. Un escalier commençait, très étroit, je descendis la volée de marche, inconscient du bruit que je pouvais faire. J'arrivai dans une salle souterraine assez vaste. Une odeur d'encens brûlé me prit à la gorge. Le sol était dallé grossièrement, de grosses colonnes de pierre supportaient le plafond assez bas. Des bancs étaient disposés régulièrement. Sur les murs ne se voyait aucune décoration. Devant moi une croix de fer forgée était accrochée au mur, à l'envers. Devant elle se trouvait un autel de pierre sur lequel un drap noir était disposé, il recouvrait une forme assez étrange que je n'arrivais pas à définir. Une série de livres ?

Mais tous ces détails ne m'apparurent qu'après, ce que je vis immédiatement c'était l'assemblée de personnes, vêtues de longues tuniques noires, un capuchon sur la tête, debout, devant moi. Dieu merci tous les visages étaient tournés vers l'autel. Elles regardaient un homme qui leur tournait le dos. Il portait une étole violette sur son habit noir, sans doute le prêtre maudit. Ils ne m'avaient pas encore remarqué car ils étaient pris par la prière, ils psalmodiaient des mots que je ne comprenais pas. Une langue inconnue ? Non, je saisis qu'ils inversaient les lettres, ils récitaient le Notre Père à l'envers.

Soudain le prêtre se retourna, je me glissai dans l'ombre.

« Mes frères, nous nous sommes réunis à cette heure fatidique pour célébrer notre Noir Seigneur comme il se doit ! Ce soir est un grand soir ! »

Il se tut laissant passer un temps.

« Nous prions pour Satan. Que vienne le serpent, l'Antéchrist et la fin de ce monde ! O grand Belzébuth, prends pitié de nous, tes serviteurs, et accorde-nous ta grâce ! »

Il se mit à déclamer en latin, les bras écartés, les yeux révulsés. J'entendis du bruit en haut de l'escalier, mes compagnons devaient me rejoindre. Personne d'autre ne sembla le percevoir, tellement ils étaient captivés par l'office. Tout à coup, le prêtre se tut, joignant ses mains devant lui.

« Pour te prouver notre amour de toi, voici ce soir un sacrifice à ta juste valeur, une âme pure que nous t'immolons. »

Le prêtre, d'un geste ample, retira le drap noir de l'autel, je reconnus immédiatement Juliane. Elle était attachée à l'autel, jambes écartées, complètement nue. Elle portait un bâillon qui l'empêchait de parler. Mais elle secouait violemment sa tête en tous sens. Le prêtre posa une main sur son ventre. J'étouffai un cri lorsque je le vis exhiber un couteau qu'il avait sorti de son manteau.

« Voici notre offrande pour toi Noir Seigneur ! »

Il leva le poignard en l'air, s'apprêtant à frapper.

« NON !!! hurlai-je. »

Un instant le temps sembla s'arrêter. Sans réfléchir, je courus au milieu de l'assemblée stupéfaite, me dirigeant vers l'autel.

« C'est un hérétique ! Tuez-le, cria une voix de femme proche de moi. »

Je saisis mon arme, tirai sur le prêtre et le touchai à la poitrine, il recula sous le choc. Il retira sa cagoule pour aspirer un peu plus d'air, je reconnus Ramon, puis il s'écroula sur le sol dallé. Tout ceci n'avait duré qu'une fraction de seconde. L'assemblée de fidèles se retourna contre moi, ils s'étaient remis de leur surprise et étaient prêts à agir. J'étais en mauvaise posture. J'aperçus mes compagnons apparaître au fond de la salle. Mycroft et Sherringford. Ils semblaient stupéfaits et ne savaient comment réagir.

Mais l'action s'accélérait. J'étais bloqué contre l'autel, plusieurs personnes s'approchaient de moi pour me saisir. Je fis feu plusieurs fois en touchant quelques-uns. Bientôt je n'eus plus de balles, j'allais être submergé. Certains tenaient de solides bâtons de bois dans la main. L'un d'eux leva le sien, prêt à frapper.

« Attention Watson, hurla une voix dans l'assemblée. »

Un être encapuchonné de noir sortit un revolver et abattit l'homme le plus proche. Il se plaça à mes côtés et retira sa cagoule. C'était Sherlock Holmes. Mon ami tira plusieurs fois dans la foule, m'entraînant vers la sortie. Ses frères étaient dans la salle, jouant des poings pour nous rejoindre. Aucun n'avait d'arme.

Mais les fidèles étaient comme fous, je reçus un coup violent dans les côtes qui me fit vaciller. Je me jetai contre le mur, prêt à faire face. Ils étaient cinq autour de moi, le regard mauvais. Je n'étais pas de taille à lutter et encaissai coup sur coup. Je vis Holmes qui se retrouva bientôt coincé contre une colonne. Il avait perdu son arme. Il essaya de résister aussi mais son bras blessé ne lui permettait pas de se défendre avec vigueur.

« Lestrade ! Pour l'amour du Ciel ! Venez vite ! hurla mon ami. »

Holmes se retrouva le visage en sang, je n'étais pas en meilleur état lorsque des tirs de revolver résonnèrent dans la chapelle souterraine. De nombreuses personnes tombèrent, mortes, abattues. Au comble de la surprise, je me redressai et vis apparaître le petit inspecteur de Scotland Yard dans la chapelle. Il venait d'un couloir étroit, placé derrière une colonne, que je n'avais pas encore remarqué. J'en aurai pleuré de joie. Il était entouré d'une dizaine de policiers armés de revolvers. Les fidèles étaient affolés mais après plusieurs blessés et tués, le calme revint enfin.

Je m'approchai de l'autel. Juliane était vivante, elle roulait des yeux exorbités, emplis d'une terreur sans nom. Je la détachai immédiatement et lui tendis le drap noir pour s'envelopper. Elle n'arrivait pas à parler, elle était trop choquée. Je voulus la prendre dans mes bras pour la réconforter mais elle s'écarta vivement de moi, les yeux paniqués.

Gêné par sa réaction, je me tournai vers la salle et regardai Lestrade s'entretenir avec Sherlock Holmes près duquel se tenaient ses frères.

« Lestrade, m'écriai-je. Comment se fait-il que vous soyez là ?

- Holmes m'a contacté hier, il m'a demandé de venir armé et prêt à toute éventualité. Ce que j'ai fait. Mais j'aimerais qu'on m'explique en détail toute cette histoire. Vous connaissez Sherlock Holmes, il ne dit rien de trop.

- Ce n'est pas la peine de se perdre en discussion, vous en savez assez mon cher Lestrade ! »

Holmes souriait, sa lèvre inférieure était fendue, du sang coulait d'une arcade sourcilière.

« Vous m'avez sauvé la vie, reprit-il sérieusement. J'ai une dette envers vous. »

Lestrade ne répondit pas, il avait un petit air de triomphe. Il toisa ses hommes d'un air supérieur et leur ordonna de ne pas quitter la pièce sans son ordre.

J'observai la chapelle dévastée, six personnes gisaient mortes, une bonne dizaine était blessée, les autres étaient à genoux, surveillés par les policiers de Lestrade. On retirait les cagoules une à une. Parmi les morts, je reconnus Tino, Phelipe, Gina. Les membres de la famille de Ramon. Je relevai la tête de ce spectacle malheureux et aperçus le tunnel ouvert dans le mur.

« Par où êtes-vous venu Lestrade ?

- Mais par le souterrain voyons. Holmes me l'a montré hier, il m'a expliqué mon rôle. »

Je m'approchai de la galerie et y entrai. Elle était étroite, sombre, le sol glissait par endroit. Je fis demi-tour et rejoignis mes amis.

« Où cela débouche-t-il ?

- Dans une clairière, mon cher Watson. Dans la forêt, non loin du campement de Tziganes. Mais je pensais que vous le saviez mon ami. N'avez-vous pas lu un document qui vous l'apprenait ? »

Sa voix était ironique. Je sortis de ma poche le manuscrit du début du siècle traitant de l'architecture locale, je n'avais pas eu le temps de le rendre à M. Daimley. Je le regardai et aperçus un paragraphe que quelqu'un avait souligné au crayon.

« [...] dans ce domaine la chapelle de Lord et Lady Whintaker est un chef-d'œuvre, malheureusement elle a été détruite, selon Lord Whintaker. Des témoignages rapportent que le Lord, par peur des persécutions, avait fait construire tout un réseau de souterrains reliant sa chapelle souterraine à son domaine forestier, près du lieu-dit le chemin de la Vierge [...]. »

« Dire que je l'avais dans la poche durant tout ce temps...

- M. Daimley ne sera pas content quand il verra que j'ai écrit sur son manuscrit. »

Holmes poussa un petit rire nerveux et se dirigea vers l'escalier de sortie. Je saisis Juliane par le bras, elle était toujours prostrée et l'entraînai vers la surface.

Devant l'escalier, Mac Frey gisait, il souffrait terriblement. A ses côtés se trouvait Sigel Holmes qui lui tenait la main. Lorsque l'inspecteur m'aperçut, un pâle sourire apparut sur ses lèvres.

« Vous nous avez caché...vos talents de tireur...docteur. »

Son sourire se mua en grimace de souffrance.

« Ne parlez pas mon ami, murmura M. Holmes.

- J'ai fait mon possible pour vous, Sigel... Mon possible... »

Je me précipitai à son secours et l'examinai, mais je ne lui donnais pas longtemps à vivre. J'étais en effet un bon tireur, la guerre d'Afghanistan m'avait donné d'excellents réflexes et une visée parfaite. J'avais donc frappé juste et atteint un point sensible, certainement un poumon perforé vu la respiration sifflante de l'inspecteur. J'étais horrifié par les conséquences de mon geste. Mac Frey allait mourir. Déjà ses yeux devenaient vitreux.

« Je vous aimais...tellement...Sigel...comme un frère...

- Ne parlez pas inspecteur, m'écriai-je.

- J'ai pourtant...des choses à dire... Des choses... »

Un filet de sang coula le long de ses lèvres et il s'étouffa. C'était fini. Sigel Holmes resta à genoux près de Mac Frey. Je me redressai et contemplai le père de mon ami, incapable de parler, de m'excuser.

« Oui, il y a des choses à dire ! Beaucoup de choses à dire, répéta Sigel d'une voix ferme. »

Il se redressa et nous foudroya tous du regard. Ses fils, Juliane, l'inspecteur Lestrade, Jimmy, les serviteurs, moi-même.

« Il est temps messieurs, allons dans le salon. »

Quelques instants plus tard, nous étions tous rassemblés dans la salle de séjour, l'aube se levait.

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