XLIV
TW : évocation de violence, sang
Le lendemain, Elysia était à la première heure devant la porte de la chambre de sa tante. Nicole lui avait dit la veille au soir qu'elle se couchait tard et se levait vers sept heures. Ainsi, Elysia était là : elle voulait accompagner sa tante au petit-déjeuner pour éviter qu'un autre événement comme avec Ondine la veille n'arrive.
— Salut, tatie ! s'exclama-t-elle lorsque sa tante ouvrit la porte.
— Ah, bonjour, Ely. Tu m'escortes jusqu'au petit-déjeuner parce que tu as peur que je fasse un scandale ?
Elysia sourit nerveusement. Sa tante lui rappelait son père, qui aurait certainement dit exactement la même phrase à sa place.
— Oui, répondit Elysia. Tu viens ?
Nicole sourit à son tour, puis partit à la suite d'Elysia. Elle avait laissé son sac au secrétariat en arrivant, mais avait pris des affaires avec elle, au cas où elle pouvait rester. Les deux femmes partirent manger ; Ondine était là, mais Elysia surveilla sa tante, qui passa son repas à discuter avec Philomène et Paul, qui étaient déjà là lorsqu'elle était secrétaire. Elysia apprit beaucoup de choses sur son enfance, car Nicole adorait raconter des anecdotes sur l'Académie ou sur la maison des fantaisies où vivaient Philippa, Béryl et Elysia durant leur enfance.
— Le plus surprenant a toujours été l'histoire du blason. Seuls les directeurs de l'Académie savent ce qu'il s'y passe vraiment, d'après ce que Béryl m'avait dit, déclara Nicole en jetant un regard insistant à Elysia.
Surprise par l'information qui sortait de nulle part, Elysia sursauta, et lâcha son pain dans son café, qui éclaboussa toute la nappe blanche. La directrice déglutit, et balbutia :
— Ah, euh... Oui. La salle du blason est mystérieuse, c'est vrai.
Elysia jeta un regard paniqué à sa tante, avant de prendre une serviette pour essuyer les taches. Elle n'avait eu aucune nouvelle de ses ancêtres depuis sa garde à vue, ce qui l'inquiétait, sans pour autant l'affoler : il était courant qu'ils ne viennent que très peu.
— Assez mystérieuse pour te décontenancer ! lança Nicole, moqueuse. Alors, dis-nous ce qu'il s'y cache ! Cela fait des années que j'attends de savoir.
Elysia haussa les épaules. Elle répondit simplement :
— Je ne suis pas en état de grâce en ce moment pour en parler.
Nicole tenta d'obtenir plus d'informations, en vain. Elle finit par se lasser et par parler d'autre chose face au mutisme d'Elysia, qui n'en dit rien. Aurélien finit par arriver ; comme Nicole était assise à sa place habituelle, il se mit à la gauche d'Elysia, et la salua comme à l'accoutumée avant de se servir à manger. Il souffla :
— Pas trop épuisée ?
— Ma tante est bien trop réveillée pour un mardi matin à sept heures, grinça Elysia. Mais ça va. Et toi ?
— Ça va aussi. Tu as eu des idées par rapport à hier ?
— Deux à peine, répondit-elle. Je t'en parlerai après. Tu n'as pas cours à dix heures, c'est ça ?
Aurélien hocha la tête. Il avait une heure sans cours.
— Tu pourras venir avec moi ? Je compte emmener ma tante à la maison des fantaisies.
Le jeune homme fronça les sourcils, avant d'acquiescer de nouveau. Elysia, se rendre à la maison des fantaisies ? Il n'avait pas vu ça depuis des années. Tout en mangeant, il tendit la main vers elle pour saisir la sienne de nouveau ; cela fit sourire la directrice, qui se pencha vers lui en murmurant :
— Tu m'as manquée.
— Tu m'as manqué aussi.
Les deux échangèrent un sourire. Aurélien lâcha sa main pour commencer à manger, tandis que Nicole se tournait vers sa nièce en s'exclamant :
— Ah, Monsieur le tombeur est là !
L'appellation fit rire Elysia, qui ricana sous cape. Aurélien releva la tête, surpris, et répliqua :
— J'apprécie ce surnom bien plus que ce que j'aurais imaginé. Je préfère qu'on m'appelle Don Juan, néanmoins.
— Toi, un Don Juan ? répéta Elysia. Ah, cette matinée commence par beaucoup d'amusement.
Cela fit sourire Aurélien en coin. Quelques minutes plus tard, Elysia lui murmurait un discret « Bon courage, à tout à l'heure ! » avant de partir avec sa tante. Les deux jeunes femmes partirent à la bibliothèque, où Nicole fit un cours de compatibilité et de maths à Elysia, car elle rêvait d'en parler à sa nièce ; alors, Elysia écouta le tout attentivement, même si elle ne comprenait rien.
A dix-heures, Aurélien vint les chercher. Elysia et Nicole ne tardèrent pas à quitter la bibliothèque avec lui.
— Où allons-nous ? demanda Nicole, qui suivait Elysia et Aurélien.
— A la maison des fantaisies, déclara Elysia. Je dois voir si ce que tu dis est vrai. Mes parents ont déménagé dans les appartements des professeurs en 1992, l'année même de l'attaque dont tu as parlé la fois dernière. Je n'ai jamais eu le droit d'accéder à l'étage, et je n'y suis jamais allée de mon plein gré, car maman est morte dans un des salons de l'étage inférieur. Je n'ai jamais voulu y retourner.
— Oh, marmonna Nicole. J'avais oublié que Philippa était morte là-bas. L'accès à la nécropole des du Berry est toujours ouvert ?
Elysia hocha la tête. Elle ajouta :
— Ouvert, mais fermé à clef depuis la mort de maman aussi. Je ne suis retournée à la maison des fantaisies que cinq fois, grand maximum, afin de vérifier si la maison tenait le coup. J'y ai fait venir des ouvriers, qui ont refait la toiture, et j'ai renvoyé des élèves qui ont cru pouvoir en faire une salle des fêtes. C'est tout.
— Je vois. Pourrais-je aller voir la tombe de mon frère ?
— Si tu veux. Je t'ouvrirai l'accès, mais je ne viendrai pas avec toi.
Nicole hocha la tête à son tour. Elle comprenait. Elysia semblait encore touchée par la mort de ses parents, et voir leur tombe ne devait pas être quelque chose qu'elle désirait. Le trio se dirigea vers la maison, qu'Elysia ouvrit, la main tremblante. Quelques journalistes se trouvaient dans la forêt, cachés dans des buissons ; Nicole cachait d'abord son visage avec son bras, avant qu'Elysia ne souffle :
— Laisse-les te photographier. Nérée doit voir que tu es ici.
Nicole accéléra néanmoins le pas. Elle n'aimait pas être espionnée ainsi, et les journalistes n'étaient pas très discrets. Lorsqu'Elysia les invita à entrer, ce fut un soulagement. Elysia prit une grande bouffée d'air en entrant : cela sentait un mélange entre l'ancien et le renfermé, et les meubles n'avaient pas changé depuis que sa mère était partie.
— Je vais te montrer où l'attaque a eu lieu, déclara Nicole.
La femme se dirigea vers les escaliers. Aurélien se précipita à ses côtés pour l'aider à monter, tandis qu'Elysia suivait la scène du regard, les larmes aux yeux. Elle secoua la tête, et balbutia :
— Je ne peux pas rester ici.
— Si ! s'exclama Nicole. Je peine à monter les escaliers, alors tu as intérêt à ne pas me les faire redescendre de suite ! Déjà, je retourne sur l'endroit où je me suis fait tirer dessus pour toi, alors... Viens !
Aurélien aida Nicole à monter, avant de dévaler les escaliers. Il rejoignit Elysia, qui n'avait pas bougé, immobile face à la porte.
— Calme-toi, murmura-t-il en enroulant ses bras autour d'elle. Je te promets que tout ira bien.
— Personne n'est revenu ici depuis 2012 au moins, et ma mère m'avait dit qu'elle n'était remontée qu'une fois à l'étage, en 2002, à la mort de mon père.
— C'est poussiéreux, ici ! s'écria Nicole à l'étage. T'aurais pu faire les poussières, Ely !
Elysia poussa un soupir. Aurélien déposa un baiser sur son front, et murmura :
— Je vais rester à côté de toi. Mais tu dois affronter ton passé, Elysia, pour mieux envisager ton futur. Et avec les fantômes des peurs de tes parents encore collés à toi, tu n'arriveras pas à tourner la page.
La jeune femme hocha lentement la tête. Il n'avait pas tort. La jeune femme l'embrassa brièvement, avant de le prendre par la main. Il l'entraîna sans attendre en direction des escaliers, qu'ils montèrent en hâte, comme pour passer le plus vite possible cette épreuve. Arrivé à l'étage, ils restèrent tous deux effarés. Au sol, à l'endroit même où se trouvait Nicole, une énorme tache noircie par le temps se dessinait. Quelqu'un semblait avoir tenté de l'effacer, en vain.
— C'est là où je me suis pris la balle. Le soldat d'Okeanos était là-bas, désigna Nicole en montrant un emplacement dans le couloir, situé entre les trois portes qui menaient à trois pièces différentes. A gauche, c'était ta chambre, Elysia. Là où un homme a pointé un couteau sur ta gorge.
Elysia traversa l'étage. Des cadres étaient encore accrochés au mur tel que son père les adorait, avec des photos et des peintures. Il aimait peindre ; il accrochait ses œuvres partout. La jeune femme ouvrit la porte de la chambre. Il y avait tant de poussière qu'elle se mit à tousser. Le sol était en moquette, et chaque pas soulevait des nuages de saletés dans l'air. Elysia traversa la pièce, la manche sur la bouche et le nez, pour aller ouvrir les fenêtres. Puis, elle se retourna vers la chambre, pour observer. Il y avait un petit lit pour enfant, avec des jouets encore abandonnés çà et là dans la pièce. Rien ne semblait avoir bougé depuis 1992 ; il restait même des vêtements d'enfants dans le placard encore ouvert.
Aurélien vint se placer sur le seuil de la porte. Il observa la jeune femme quelques instants. Elle se rapprochait d'un petit bureau, sur lequel un dessin même pas achevé avait été abandonné. Elysia devait l'avoir fait elle-même, en vue des traits grossiers tracés au crayon gras sur le papier.
— Je ne me souvenais pas de cette chambre, souffla-t-elle.
— Ton père avait construit les meubles lui-même, déclara Nicole en passant la tête dans la chambre, bousculant Aurélien au passage. Il disait qu'au moins, il pouvait construire des choses à ta taille. Et tous les ans, il changeait des éléments ici, parce que tu grandissais.
Elysia resta encore quelques secondes immobile avant de retourner dans le couloir. Elle visita chaque pièce : la chambre de ses parents, l'atelier de son père, et la chambre d'enfants que son père avait fait à côté de la sienne, car il avait toujours espéré que Philippa tombe enceinte une deuxième fois. En vain. La jeune femme revint finalement face à la trace de sang du couloir, qui était énorme. Elle s'attarda quelques instants sur celle-ci, et lâcha, le ton lourd :
— C'est de la faute de Nérée si tout s'est arrêté, ici. C'est de sa faute aussi si tu es partie, Tatie, et c'est aussi de sa faute si papa et maman ont dû me cacher tant de choses.
Nicole, derrière, resta attentive aux paroles de sa filleule, tout comme Aurélien. Elysia croisa les bras, et balbutia :
— Je ne peux pas être en colère contre lui. La colère est une passion, et les passions humaines conduisent forcément l'Homme à sa perte. Je dois agir en toute neutralité, sans me laisser déborder par mes sentiments et émotions.
Même s'il avait tout détruit.
— Alors je vais devenir pire qu'une femme en colère, murmura-t-elle.
Nicole fronça les sourcils. Pire qu'une femme en colère ? Qu'était-ce ?
— Je vais devenir une femme humiliée.
Elysia se tourna finalement vers Nicole et Aurélien, qui la fixaient. Elle souffla :
— Les femmes humiliées ne cherchent pas à détruire l'autre. Elles cherchent à faire connaître à leur ennemi pire que cela, pire qu'une vengeance. Simplement, dans mon cas, ce sera différent. Nérée connaîtra pire qu'une vengeance, mais sans pour autant que je n'ai à faire la moindre chose contre lui, si ce n'est qu'à faire valoir mes propres droits.
Aurélien marmonna un juron. Il savait ce à quoi elle avait pensé, et c'était sans doute le plan le plus terrible qu'elle n'avait jamais eu. Mais autour d'elle, tout tournait. Elle avait l'impression qu'elle allait tomber dans les pommes. Le sang au sol restait imprégné dans les tissus, les photos au mur ne bougeaient pas, et les salles semblaient comme figées dans le temps. Tout était figé.
Même la haine. Elle perdurait dans le temps, sans que personne n'ait songé à la changer, ou à la jeter. Elle perdurait, et empoisonnait deux familles.
Jusqu'au moment où il n'en resterait plus qu'une.
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