Chapitre 9 : «Corbeille d'étoiles »
Dès lors, les deux recommencèrent à se voir. Souvent, il venait toquer à sa fenêtre pour l'emmener voir les cormorans, le long de la cariçaie qui longeait le lac, ou dans les forêts capturer quelques portraits de ses cheveux au vent. Il avait reçu de sa famille en avance pour son anniversaire un appareil photo d'assez bonne qualité, qu'il portait nonchalamment comme un pendentif lourd autour du cou et aimait s'arrêter devant quelques détails ordinaires afin de les mémoriser immortalement. Elle se moquait de son faux nihilisme mais il lui tirait la langue, la faisait tournoyer dans ses jupes, et elle cessait ses sarcasmes. Il était bon, et elle prit beaucoup de plaisir à retoucher les photos avant de les poster sur ses réseaux. Elle le tagua, on lui demanda en message privé de qui il s'agissait. « D'un ami ». Elle n'allait certainement pas se livrer aux rumeurs. Qu'ils pensent ce qu'ils voulaient, elle serait flattée qu'on la prenne pour l'amante de Marc.
Et puis le spectacle de danse approcha, non pas menaçant comme les nuages noirs des examens, mais réjouissance profonde. Son désir de montrer aux autres ce sur quoi elle avait planché ces six derniers mois vibrait dans sa poitrine, à Marc surtout, qui serait le premier à la voir sous les lampes éclatantes des projecteurs, qui l'applaudirait furieusement à la fin de son acte, il le lui avait promis.
De Célestin, peu de nouvelles. Elle lui avait expliquée qu'elle ne cherchait rien avec lui, et il semblait avoir compris, regrettant la situation. Elle aussi, regrettait. Une autre elle, un autre univers, sous d'autres ciels, peut-être. Mais la lumière des pommettes de Marc avait tout balayé ; toute autre personne lui paraissait à présent morne, tout autre sourire fade. Elle aimait.
Elle dut déplacer l'un de ses services, et oublia d'en avertir Marc. Quand elle croisa le collègue qui l'avait remplacé, ce dernier l'avertit qu'on était venu la chercher.
- Comment ça ? fit-elle, soucieuse.
- Je sais pas, grand, pas trop jeune, en chemise ? Michael lui répondit avec un sourire entendu.
Elle réalisa qu'il s'agissait de Marc, mais au lieu de se sentir coupable, imagina son cœur danser entre ses côtes. Sur son téléphone, aucun message de sa part. C'était peut-être son secret à lui, cet attachement aux habitudes, aux surprises, et elle ne lui en parla pas.
Et puis arriva le 21 mai, dans la tension terrible qui étreignait trop fort les côtes d'Aurore, qui enfila son costume de nuit et son visage d'argent avec un air trop concentré. Derrière, elle entendait les murmures, des filles jalouses, des autres admiratrices, d'autres dédaigneuses. Claire vint l'aider à nouer ses rubans, car les doigts de la jeune femme tremblaient trop pour enrouler autour de ses chevilles fines les bandes de satin. Elle frémit en sentant sur sa peau nue, car elle ôtait les collants pour être plus à l'aise dans le costume, le frôlement délicat des mains de sa camarade, et dans l'obscurité des coulisses, seulement étoilée des lampes de poche des danseuses, elle voyait s'échouer sur le visage de Claire la beauté de la nuit. « Il faudrait que je lui demande si je peux la dessiner », pensa aussitôt Aurore, lorsque son amie se fût éloignée, après lui avoir soufflé un petit « bonne chance » du bout des lèvres.
Son tour arrivait, et elle s'entraîna sur le parterre de moquette à tourner, s'échauffant une dernière fois les articulations, répétant à demi-voix sa chorégraphie, l'agrémentant de gestes courts et de mouvements de mains. La musique des cadettes s'arrêta, elle courut jusqu'aux lourds rideaux bordeaux, derrière lesquels elle se dissimula encore quelques secondes, attendant que les tutus aient dégagés la scène, et entra dans la lumière des projecteurs, douce et amoureuse.
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- Joli danse, entendit-elle derrière elle une voix bien connue.
Aussitôt, elle ramena à elle son linge, dont elle s'entoura prestement.
- Merde, pardon, je ferme les yeux ! s'écria Marc, réalisant seulement. Mais ils m'ont dit que je pouvais venir !
- T'inquiète, pouffa Aurore en le regardant d'un air narquois.
Il gardait ses paupières closes, creusant sur son visage de grandes rides, tant il froissait son front, comme s'il eut peur qu'à travers les cils, il attraperait un rayon de sa lumière.
- Du coup, je disais joli danse, fit-il en levant la tête, tout en gardant yeux fermés.
- Tu préfères pas faire ça quand je serais habillée ?
- Ouais, ça sera moins bizarre, soupira Marc en finissant par se détourner. Mais merde, y'a des miroirs partout !
Il avait voulu rouvrir les yeux, mais Aurore, prévoyante, avait gardé autour d'elle la chaleureuse étreinte du linge.
- Pourquoi ils m'ont laissé entrer aussi ? râla Marc, se dandinant nerveusement sur le plancher des vestiaires.
- Tu leur as dit quoi ?
- Bah que je voulais te voir, et si tu étais déjà sortie. Pas que je te loupe quoi, expliqua son ami, toujours détourné.
Elle brossa ses cheveux humides de la douche qu'elle venait de prendre, puis commença à renfiler ses vêtements normaux.
- Peut-être ont-ils pensé que tu étais mon frère ? Ou mon copain ? Je sais pas, c'est bizarre.
- Si j'avais été ton frère, ça l'aurait aussi été, l'assura Marc.
- C'est bon, si jamais, je suis prête.
Elle avait mis une longue jupe, pour s'éviter l'inconfort de jeans après avoir lutter contre elle-même pendant ces quelques dix minutes, qui avaient pourtant sembler durer une vie entière. Elle était plutôt satisfaite de sa performance, bien qu'elle eût imaginer ne pas rater l'un des tours, et était déçue de ses sauts.
- J'ai un petit cadeau pour toi. J'ai vu qu'on offrait des fleurs aux danseuses, alors...
Il lui tendit une unique rose rouge, qui se détachait clairement de sa chemise blanche froissée, et dont la couleur carmin faisait écho à ses lèvres.
- Mais tu n'aurais pas dû, s'exhorta Aurore en le prenant tout de même dans les bras, avant de lui chuchoter à l'oreille un « merci » étouffé.
Il lui déposa un baiser sur la tempe, avant de la reposer au sol.
- Tu le méritais bien, et puis je trouve que tu le méritais bien. C'était vraiment vraiment magnifique. Je m'attendais pas à ce que tu danses comme ça bien.
Elle fit mine de prendre une attitude boudeuse, en ramenant ses bras encore tremblants autour d'elle.
- Je ne suis pas sûre de la manière dont je dois le prendre.
- Roooh, arrête tes bêtises, rit Marc en la saisissant autour des épaules. Par contre, faut sortir, t'as des félicitions à recevoir.
- Et du champagne, ajouta-t-elle d'un ton railleur.
Il lui en paya trois verres, qu'elle sirota sans quitter son flanc, protection contre la masse informe et dangereuse qui s'agglutinait dans le vestibule du collège, qui avait été loué pour la représentation. On vint la féliciter, quelques uns lui demandèrent quelle danse elle avait faite, mais c'était Marc qui citait fièrement le titre entier de la pièce à sa place, comme si ce fût lui qui eût enfiler le deux-pièce bleu. Et puis Natalia vint finalement l'enlacer, la voix tremblante d'une émotion non feinte.
- Tu étais absolument magnifique, Aurore, fit-elle avec son accent. Vraiment extraordinaire.
Puis, sans avertir, elle se tourna vers Marc et lui lança :
- Vous devez être fière de votre copine.
Aurore s'attendit de la part de son ami un petit rire de gêne et une exclamation contraire mais il n'en fit rien. À la place, il lui passa le bras autour de la taille et affirma :
- Je le suis, je le suis.
A quoi jouait-il ?
Aussitôt que la prof de danse se fût éloignée, après avoir encore chaleureusement complimenté son élève (et lui avoir glissé à l'oreille un « il est à croquer », probablement sous l'influence de l'alcool qu'elle sifflait depuis la fin du spectacle), la jeune fille aux yeux d'argent fixa Marc d'un air étonné, attendant de sa part une réponse, qui ne vint pas tout de suite.
- Quoi ? dit-il en la fixant à son tour, un petit sourire narquois accroché au bout des lèvres—il savait ce qu'il faisait.
- Tu n'as pas contredit ? Pourquoi t'as pas contredit ? Elle va croire que je suis en couple maintenant ! chuchota violemment Aurore en sentant sa peau s'enflammer un peu plus à chaque mot.
- Mais ça change quoi ?
Sachant qu'aucune réponse ne la sauverait, elle se détourna rapidement pour se raccrocher à un visage amical. Claire la fixait d'un air mutin, intrigué aussi, et s'approcha bientôt d'eux pour féliciter Aurore, qui lui rendit ses compliments doux nuages.
Marc s'était éloigné pour retrouver le bar, alors l'amie aux yeux émeraude lui demanda hâtivement :
- Et du coup, c'est qui ? T'as pas de frère, si ?
Aurore secoua la tête.
- Il te dira qu'on est ensemble, parce qu'apparemment il trouve ça drôle, mais c'est mon... ami ? Je crois ? répondit-elle en gardant ses iris gris virés sur la chemise pâle et froissée de Marc.
- Eh ben, t'en as de la chance, ma belle. Il est à tomber ! s'écria Claire un peu trop fort, ce qui fit frémir son amie, qui craignait qu'on —c'est-à-dire Marc— surprenne leur conversation.
Mais il ne se retourna pas, sortant de son porte-monnaie un nouveau billet contre deux coupes de champagne. Encore ? Mais elle allait finir par ne plus pouvoir faire deux pas sans s'écrouler. Mais cela la réjouissait aussi : elle savait que Marc serait l'épaule à laquelle elle pourrait laisser le poids de son corps reposer.
- A ta place, je dirais aussi à tout le monde que c'est mon copain, s'exclaffa Claire. Bon, je vous laisse ! Profite bien, et encore bravo !
Comme une fée, elle s'en alla légère rejoindre sa famille qui discutait à une table. Les parents d'Aurore n'étaient pas venu, et elle ne leur en voulait pas, mais voir la joie de ce petit attroupement aux traits ciselés de Claire remua en elle un regret profond, qui fut bientôt dissipé par le vent de fraîcheur que Marc apportait, avec les boissons.
- Je me suis dit que tu le méritais bien, fit-il comme une excuse.
Comme s'il avait besoin de s'excuser.
Il sirota lentement le nectar doré, posant ses yeux sur tous les éléments de la pièce sauf le regard perçant de son amie.
- Oh, d'ailleurs je fête bientôt mon anniversaire, fit nonchalamment Marc.
- Quoi ?
- Je fête bientôt mon anniversaire, répéta-t-il, pensant qu'elle ne l'avait pas entendu dans le brouhaha de la pièce.
- Non, j'ai compris mais tu m'avais pas dit ! C'est quand ?
- Jeudi.
- Attends quoi ? Mais j'ai pas de cadeaux moi !
- Pas besoin, murmura Marc. Je voulais juste souper avec toi.
Elle cessa de respirer.
- Je me disais que ça pourrait être chouette, et on redeviendrait un peu comme avant, non ?
- J'attends que cela ! répondit Aurore en lui pressant gentiment le bras.
- Alors ça te va pour jeudi soir ? T'as pas cours le vendredi, si ? s'enquiéra-t-il en lui souriant.
Dans les pommettes qui se creusaient, entre les rides de fatigue qui étrillaient son si beau visage, elle aperçut le chant des galaxies.
- Même si j'avais, ça ne poserait pas de problème.
Car que valaient deux heures de cours contre une éternité finie passée à ses côtés ? Les étoiles approuvaient.
- Je prépare à manger, et tu choisis le vin ? proposa Aurore après un petit instant de silence noyé de conversation alentours.
Il approuva, et ils décidèrent de rentrer. Lorsqu'ils passèrent la porte vitrée, Aurore se retourna pour apercevoir Claire et Natalie lui tendre un grand sourire et deux pouces levés bien hauts. Elle les salua à son tour d'une main hésitante et de deux joues plus rouges que les rideaux pourpres de la scène.
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Le dîner d'anniversaire de Marc se fit dans le calme, et l'intimité qu'ils affectionnaient tant. Elle lui avait concocté des rouleaux de printemps comme entrée, une entrecôte et des frites en plat et de la crème brûlée en dessert, et lui avait choisi un vin rouge onctueux pour accompagner le tout. Après avoir discuté de choses et d'autres, de petites anecdotes tièdes encore et images d'enfance lointaine, et que la nuit avancée pesait comme la terre entière sur ses frêles épaules, il lui demanda sérieusement tout à coup :
- Tu ne m'as jamais dit ton rêve. Ton vrai rêve.
Elle en était consciente, elle ne le disait pas d'habitude, gardant posé sur la peau de son cœur ce pendentif d'argent qui la faisait vibrer.
- Je sais.
Elle savait aussi qu'il était temps. Une étoile en fin de vie ne peut se permettre de garder à elle les secrets de son univers, si futiles soit-ils.
- Tu veux pas me dire ? Maintenant, on est assez proches, non ?
Elle hocha doucement la tête, dodelinant un peu sur son verre rubis. Le satin de ses yeux s'assombrit alors qu'elle remonta son regard sur celui de son ami.
- Mon rêve, c'est de voir les étoiles.
- Mais elles...ont disparu, hésita Marc.
- Je sais. Mais je suis persuadée qu'il y a un endroit sur Terre où elles se sont toutes réfugiées dans le ciel, et que personne n'en parle parce qu'on a trop peur qu'elles fuient à nouveau, murmura d'une voix cristalline la jeune femme.
Elle n'avait pas peur du ridicule car elle savait que lui mieux que le monde la comprendrait.
- Et tu sais où ?
Elle secouera vivement la tête.
- Si je savais, j'y serais, rit-elle doucement.
- Je te comprends.
Un silence se fit, les enveloppa d'une douce couverture de confort tandis que le feu continuait sa chanson lancinante dans l'âtre.
- Donc tu penses ... voyager à la recherche de cet endroit ?
Ses paupières dansaient légères, papillonnant autour des lames de ses iris. La fatigue lui crevait le ventre.
- Pieds nus sur le goudron, jusqu'au bout de la terre, oui.
- Et moi ? se hasarda Marc tandis qu'elle plongeait dans le noir des rêves.
- Tu seras mes étoiles dans l'intervalle, expira-t-elle dans le creux de son cou.
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