Chapitre 11 : cheveux d'or et d'argent
Difficile à décrire ce qui anima Aurore les jours qui suivirent. Après le baiser, Marc était reparti, et elle n'avait pas eu le courage de le laisser ainsi s'éloigner. Bien qu'il ne l'avait pas rejoint, il n'avait cessé de lui lancer du coin de l'œil des regards amoureux, qu'elle avait attrapés pour les poser sur les lèvres, remplaçant les baisers qu'il gardait dans son cœur.
Julie, quant à elle, avait immédiatement perçu les changements de couleurs des joues d'Aurore, ses yeux d'argent étincelant plus fort que les étoiles anciennes, et s'était écriée « enfin » d'une voix tonitruante. Et puis la fin de la soirée s'était poursuivie jusque tard dans la matinée, alors qu'il fallut ramasser les erreurs d'hier. Quand chacun eut prit la route, un Marc aux yeux rougis de fatigue l'avait saisie dans les bras, avant de s'endormir sur le canapé. Elle n'avait pas pu fermer à nouveau l'œil.
Durant ces quelques jours, elle ne put le voir, car il avait été pris dans une grande affaire importante, qui nécessitait toute son attention. Bien qu'il n'aimait pas « texter » comme il disait, il ne pouvait s'empêcher de lui souhaiter de passer une bonne nuit. Chaque notification la faisait frémir.
Quant enfin il fut libre, il lui proposa de se voir en ville de Fribourg, après son dernier cours de la semaine. Elle avait, ce semestre, congé le jeudi après-midi et il en profita pour la retrouver à la sortie de l'université. Quand elle le vit, dans sa chemise un peu froissée, les cheveux d'or au soleil, elle s'excusa rapidement auprès de sa compagnie et courut le rejoindre, laissant derrière elle une poussière d'étoiles et d'amour.
Il se pencha pour l'embrasser mais elle esquiva, pour lui planter sur sa joue tout juste rasée, un baiser timide. Il lui sourit d'un air intrigué mais elle le coupa dans son élan :
- Du coup, tu avais prévu quoi ? sautilla-t-elle comme une enfant avant de s'arrêter.
Pourquoi se comportait-elle comme une gamine ?
- J'ai réservé un resto dans le coin, lui dit-il la regardant souriant.
- Waou, c'est adulte ça. Enfin, réserver. Je réserve jamais, j'ai trop peur des téléphones.
Elle se serait giflée. Mais il commença à rire.
- Tant mieux, je les ferais à ta place.
Un peu plus loin, alors qu'ils descendaient la rue principale, elle ne put s'empêcher de laisser échapper :
- Ça fait quand même très bizarre.
- De ? Nous, tu dis ? fit Marc.
- Oui. Enfin, je sais pas ça parait sorti d'un rêve, balbutia-t-elle en s'encoublant sur les pavés comme sur les mots.
- Je crois que je vois. Mais on prend le temps, d'acc ? lui répondit-il en lui saisissant doucement la main.
Cela la rassura un peu. Elle se laissa aller au rythme régulier de ses caresses sur sa paume, qui la firent frissonner. Autour d'eux, on se retournait. Elle n'aima pas ça et se sentit mal à l'aise.
Arrivés au restaurant, un endroit un peu chic, où des hommes en cravate s'amourachaient de leur compagnie, ils s'installèrent à une table qui leur avait été désignée par le serveur en nœud papillon.
Avant qu'il ne leur demande quoi que ce soit, elle souffla à Marc, à l'aise dans sa chemise froissée :
- Commande pour moi.
- D'acc ! Je crois en plus que je commence à bien cerner tes goûts, fit Marc d'un ton enjoué.
On leur apporta le verre d'apéritif, un champagne aux bulles étoilées et dont les reflets mordorés jouaient avec les couleurs du soleil dans le restaurant. Elle but timidement, il ne sembla pas plus à l'aise. Autour d'eux, les murs d'ocre les enfermaient dans une atmosphère pesante, renforcée par les vapeurs douçâtres qui s'échappaient de la cuisine et venaient alourdir encore un peu plus l'air autour d'eux. Les tables alentours chuchotaient sinistrement, et l'espace feutré étouffait chaque parole en murmure cynique. Ils sirotèrent comme des enfants leur coupe, jetant ça et là des regards inquiets. Après un instant de silence, Marc releva les yeux et murmura :
- On est pas à notre place.
Elle commença à rire nerveusement, les astres du champagne lui étant montés à la tête.
- On improvise quoi ? Tu te sens pas bien et on se barre ? fit Marc en résistant au fou rire qui se pressait contre ses lèvres jointes.
Aurore ne pouvait rien dire sans que l'éclat joyeux qui grondait dans son ventre ne retentisse contre les parois fines du restaurant. Ils se levèrent d'un commun accord, pouffant dans leur veste.
- Je m'excuse, fit Marc d'une voix tremblante au serveur. Ma compagne est indisposée, puis-je vous payer les coupes de champagne ? Nous allons rentrer.
Pendant ce temps, les joues rouges de la jeune femme démentissaient les propos de l'homme au cheveux d'or, son homme. Mais elle tremblait du rire qui menaçait leur plan, ce que le serveur parut interpréter comme une fièvre soudaine.
- Bien sûr, mais ne vous inquiétez pas ! Les coupes sont payées par la maison, s'empressa de dire le serveur en leur désignant la sortie, comme effrayé par ce mal imaginaire que couvait Aurore.
- Merci beaucoup, et vraiment navré, nous reviendrons ! mentit Marc lui tirant le bras.
À peine eurent-ils passé la porte qu'ils éclatèrent. Avançant rapidement pour s'éloigner de cet endroit bien trop guindés pour leur âme enfantine, ils s'essouflèrent de rire, pleurèrent presque de leur bêtise.
Ils passèrent devant un kebab, qui leur fit bien plus d'œil que les délicats mets proposés par la carte tout à l'heure, et s'en allèrent le déguster sur un muret de la ville. En contrebas coulait la rivière entre des maisons anciennes, et le soleil s'y reflétait doucement dans la brise légère. Le cou encore rose et les mains fébriles, ils dégustèrent leur repas, ressassant sans cesse leur dernière aventure.
- On a bien fait- ça passe pour impressionner des midinettes mais tu me connais trop pour que je te séduise de cette manière, rit Marc.
- Comme si t'avais besoin de serveur à cravate pour faire la cour ! répliqua Aurore en lui assénant un coup d'épaule.
Il lui sourit et déposa un baiser sur sa joue.
- Yerk, tu pues l'aïe, fit Aurore, pour dissimuler son trouble, en vain.
Ses joues écarlates la trahissaient comme tout à l'heure, mais Marc était loin d'être un étranger ignorant et il sut lire sur son visage ce qu'elle ne put lui dire. Un silence de gêne les lia, et ils plongèrent leurs regards dans l'eau de la Sarine, qui chantait sous leurs pieds balançant.
- Désolé, je vais trop vite, murmura Marc.
- Non, c'est moi qui ai de la peine à assimiler la chose, s'exclama immédiatement Aurore, c'est juste que... enfin j'ai toujours un peu imaginé ça mais...
- Mais ?
- Je sais pas comment expliquer, c'est... différent, pas dans le sens mal mais... ça me perturbe, finit-elle, sans avoir réussi à exprimer sa pensée.
Car oui, tout était perturbant. Si elle en avait secrètement rêvé depuis le premier jour, l'accomplissement de cette romance si chimérique ne lui paraissait pas réel. Il lui semblait toujours voir autour d'elle les spectres de ses fautes, la paisible amitié tissée était à présent un amas de fils enchevêtrés qu'elle ne pouvait démêler. Et le doute commençait à s'installer. N'auraient-ils pas mieux fait de garder leur précieuse relation, si simple, d'auparavant ? Et ses parents, que diraient-ils s'ils apprenaient ? Et pouvait-elle assumer cet amour ? N'était-il pas en contradiction avec les plans qu'elle formentait depuis sa sortie de l'hôpital, depuis son rétablissement précaire ?
Il était trop tard à présent pour reculer. Mais elle sentait qu'elle était amoureuse, qu'elle jouissait de chaque instant passé aux côtés de cet astre que le ciel avait fait tombé dans son village, comme l'étoile déchue des contes de son enfance.
Elle n'était pas bonne avec les sacrifices, avec les choix ; et cette étape de la relation lui paraissait comme le bûcher de son amitié avec Marc. Elle devait simplement réaliser qu'il s'agissait d'un changement, d'une actualisation et non pas de la mise à mort de tout ce qui avait précédé.
- En fait, continua-t-elle après quelques instants de silence, ça parait pas réel parce que ça fait six mois que je me fais mille scénarios. Et la vraie vie est différente, alors mon cerveau assimile pas. Je crois.
- Et dans tes scénarios, ça se passe comment ? la taquina Marc avec un clin d'œil.
- Dans mes scénarios ? T'es millionnaire, t'habites dans la fameuse maison et tu m'as construit un studio de danse et une bibliothèque, plaisanta à son tour la fille aux cheveux de nuit.
- Bon, tu risques d'être déçue, soupira l'homme avec des paillettes entre les cils. J'ai qu'une maison et une collection de whisky.
Ils finirent leur repas, et rentrèrent en voiture, pour s'installer avec flemmardise dans les canapés du salon de Marc. Sur le trajet, elle s'était agrippée aux accoudoirs de cuir comme si sa vie en dépendait. Son compagnon l'avait remarqué et s'était gentiment moqué du peu de confiance qu'elle lui accordait sur la route, en dépassant un camion dans un contour. Elle avait fermé les yeux aussi fort que ses paupières le lui permettaient, priant silencieusement les astres de les épargner de la bêtise et l'inconscience du jeune. Quand elle sortir de la voiture, ses genoux tremblaient si fort qu'elle dut s'accrocher de ses mains pâles à la rembarde glaciale des escaliers pour ne pas s'écrouler et elle se dit qu'elle aurait bien besoin d'un petit remontant.
- Whisky ? lui demanda justement Marc.
A sa grande surprise, elle acquiesça, avec un regard presque désespéré.
- Quoi ? fit-elle à sa mine étonnée. J'ai envie de tester, histoire de mieux connaître ce que t'aimes ! Et faut bien que je me remette de ce que tu m'as fait subir comme terreurs sur cette route.
Il sourit, lui baisa le front et alla chercher deux verres, dans lesquels il versa le liquide d'or.
- Santé !
Elle fit chanter leur verre et elle trempa ses lèvres dans le breuvage qui ressemblait dans les rayons de cette fin d'après-midi à la lumière du soleil mise en bouteille. Aussitôt, le liquide réchauffa sa bouche, la brûla même, avant de disparaître dans son œsophage. Elle ne put s'empêcher de laisser une grimace s'imprimer sur son visage, ce qui fit rire Marc.
- Pas encore habituée, mais ça viendra ! essaya-t-il de la rassurer.
- En soit c'est pas mauvais du tout, c'est juste hyper fort, répondit Aurore en plissant les yeux larmoyants pour faire passer plus vite la sensation. Je comprends pourquoi ils donnent ça aux gelés, ça te réchauffe tout de suite.
Elle hoquetait encore quand elle reprit une gorgée ; cette fois, le choc fut moins soudain et elle put mieux apprécier les nouvelles saveurs. Elle dû tout de même se forcer à terminer le petit fond ambre pendant que Marc sirotait le sien.
- Bon, conclusion, je préfère les chocolats chauds, plaisanta la jeune femme en reposant le récipient glacé sur la table de bois.
Marc éclata de rire avant de se rapprocher d'elle et l'enlacer tendrement. Cette fois-ci, elle n'esquiva pas. Il y avait quelque chose de réconfortant entre les murs. Peut-être à cause de l'alcool qu'elle venait d'ingurgiter, elle se sentit plus courageuse et tourna son visage vers celui de Marc. Leur nez se frôlaient à présent, et le cœur de la jeune femme brilla d'éclats d'amour. Elle sentait la respiration chaude de Marc s'échouer contre ses joues froides, et ses yeux — qui avaient la même couleur que son whisky— trembler dans les siens. Ils restèrent ainsi, dans cette tension pourtant agréable, quelques minutes, avant que la jeune femme ne détache son visage de celui qu'elle adorait.
- Pas encore prêts, hein ? fit Marc en respirant un grand coup.
- Pas besoin de se presser, répondit-elle en se lovant contre son torse.
Elle était soulagée qu'il ressente aussi cette barrière invisible entre leurs lèvres, qui avaient subitement disparu cette fameuse nuit mais qui était revenue plus forte à présent. Un amour platonique était ce que désirait les astres pour l'instant.
- Je sais pas si c'est... la différence d'âge, murmura Marc, inquiet.
- Je sais pas non plus. Mais je ne crois pas. Enfin, je me sens plus proche de toi que mes potes du café, alors qu'ils ont pas forcément la vingtaine. Et puis, différence d'âge, différence d'âge, on est pas si éloigné, si ?
- T'as raison, c'est peut-être autre chose. Je suis pas sûr de voir une différence à ce niveau par rapport... aux autres. Enfin, sur l'âge je dis. Sinon tout est différent. Merde j'ai merdé—
- T'inquiète, s'amusa-t-elle de le voir si confus. On a eu nos expériences avant c'est normal. Mais ce...bloquage vient peut-être du fait que...
Elle se bloqua mais il ne la pressa pas.
- Enfin, peut-être que ce que l'on ressent est d'abord d'ordre platonique ? Et que du coup c'est trop parfait platoniquement pour être réalisé physiquement ?
- Oui, je suis avec une lettreuse. Lettrée ? Personne en lettres ? Comment je dis moi ?
- Fallait faire lettres pour savoir, le charia-t-elle en lui déposant un baiser sur la joue.
- Trêve de plaisanterie, je vois ce que tu veux dire. Je crois. De toutes façons, c'est pas ça qui est important. On prend le temps, on regarde.
Elle l'enlaça tendrement, plongeant son corps entier dans les replis du siens, se fondant dans sa peau, dans ses cheveux d'or et dans son odeur de miel boisé.
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