Chapitre 10 : « des astres et des hommes »

« Le monde est fait avec des astres et des hommes »
Émile Verhaeren

Lorsque le ciel vint caresser ses pommettes, et qu'elle s'éveilla gentiment, elle sentit sur ses lèvres l'odeur bien connue qui n'était pas celle de sa chambre. Elle ouvrit les paupières une à une, sentant son crâne immédiatement protester à grands cris. Où était-elle donc ? La chambre n'était pas celle de Marc, mais pas la sienne non plus. Au-dessus du lit pendait une large tenture qui faisait comme un ciel bleuté d'amour, et reflétait les ombres passagères des feuillages qui bruissaient dehors. Elle reconnut le parc aux ânes qui longeait la maison de Marc et en déduit qu'elle devait se trouver dans l'une des nombreuses chambres inoccupées de la demeure. Elle remarqua qu'elle portait encore ses habits de la veille, et en fut presque soulagée.

Elle hasarda quelques pas timides dans le couloir, qu'elle reconnut aussitôt. La porte de Marc était entrouverte, signe qu'il était probablement déjà descendu, et elle suivit donc l'ombre odorante qu'il avait laissé derrière lui.

En effet, comme elle l'avait pressenti, il était dans son fauteuil, son portable sur les genoux, et tapait frénétiquement sur le clavier qui résonnait sur les murs de pierre.

- Salut ! fit-il simplement sans la regarder. Je dois juste finir et envoyer ceci pour 10 heures, ensuite je suis à toi. Y'a du café à la cuisine.

Elle sourit en coin : il était 9h23. Les délais n'étaient décidément pas son truc.

Dans la cuisine reposait en effet une cafetière italienne dont s'échappaient des fumées douces en corolles opalines. Elle se saisit d'une tasse délavée et alla rejoindre les cliquetis insistants sous les doigts de Marc.

- C'est quoi ? demanda-t-elle d'un ton chantant.

- Un rapport à rendre, éluda l'homme sans se déconcentrer.

Elle s'ennuya rapidement et s'amusa à lui lancer les coussins à la figure pour le déconcentrer. Il fit d'abord mine de l'ignorer avant de lui renvoyer un polochon à frange en plein torse. Elle cessa, riant de ses bêtises. Son café froid pleurait de son manque d'attention.

Deux minutes avant que l'église tonitruante hurlât l'heure, Marc cliqua sur le petit icône bleu transcendant « envoyer » et poussa un large soupir qui fit trembler les mèches folles d'Aurore.

- Pardon, je devais vraiment finir ça.

- Et tu t'y prends maintenant ?

- Eh ! Je suis venu voir ton spectacle, c'est pour ça, se justifia l'homme avec une mimique moqueuse.  Et t'aurais pu me préparer le petit déj au lieu de m'emmerder.

Elle lui tira la langue avant de s'adoucir.

- Désolée de m'être endormie, j'étais crevée !

- J'ai vu ça ! Tu parlais presque en monosyllabe, s'esclaffa-t-il en ramenant ses cheveux châtains en arrière.

De la conversation d'hier, pas un mot : elle commença à s'imaginer un rêve qu'elle avait dû faire dans son demi-sommeil.

- Je t'ai pas dit, fit soudainement Marc, mais j'ai une soirée prévue ce week-end. J'ai loué un des cabanons dans la forêt. On commence l'apéro ici avant de migrer là-bas. Si ça te dit. Y'aura Julie, Mathilde, Elio et puis le reste de la bande, plus quelques autres potes.

Dont Célestin, elle le devina rapidement en observant le petit tic qui anima le coin droit de son œil.

- Des anciennes conquêtes ? demanda-t-elle soudainement avec un sourire taquin.

- Non, pas besoin de t'inquiéter, répondit-il et son cœur dansa.

Un courant d'air chaud agita les rideaux pourpres.

- D'ailleurs, je t'ai pas dit, je sais pas pourquoi, mais j'ai ramené une fille y'a quelques temps, continua-t-il soudainement.

- Je sais, laissa-t-elle échapper.

- Comment ça ?

Elle avait gaffé.

- J'imaginais bien que tu n'étais pas resté tranquille, s'empressa-t-elle d'expliquer. Après tout ce qu'on m'a dit sur toi.

Il secoua la tête en riant doucement.

- Mais bon, t'avais raison. Les filles ici sont pas à la hauteur de celles de Genève.

- Merci, je le prends très bien, fit ironiquement la jeune fille en croisant les bras d'un air boudeur.

- Tu comptes pas pour « les filles d'ici », t'es hors catégorie toi, s'esclaffa alors Marc en lui caressant les cheveux.

Elle frémit au contact de sa paume si chaude contre son crâne glacial mais se lova dans ce confort.

- Enfin bref, ça me ferait plaisir que tu viennes, mais si c'est trop gênant, pas de soucis.

- Non, j'aimerais beaucoup venir, soutint-elle en laissant son regard s'égarer le long des clavicules presque nues de son ami.

- D'accus, alors je me réjouis.

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Des frissons d'angoisse parcourait son cou fragile, glissant sur sa peau comme les fantômes sur la brume. Il était bientôt l'heure d'y aller et elle craignait plus que tout les yeux verts de Célestin, qui n'avait pas décommandé apprenant qu'elle serait là. Devrait-elle ?

Non, elle avait promis à Marc qu'elle viendrait. 14h37. Encore deux heures à patienter. Elle avait bien proposer son aide afin de préparer le refuge, qu'elle connaissait bien, mais il avait refusé, souriant comme un ange et l'embrassant presque sur le front.

Elle s'approcha de la commode, se saisit du paquet caché dans le tiroir avant de le reposer sur le lit. C'était son cadeau d'anniversaire, l'abstinence difficile des fumées noirs et des soulagements soudain de la nicotine. Le connaissant comme elle le connaissait, si peu attentif, il ne l'avait probablement pas même remarqué.

Deux minutes avaient passées. Elle s'était déjà douchée, avait préparé ses vêtements, une chemise ample au couleur du ciel couchant. Elle se coucha sur son lit pour faire défiler les images pixelisées de ses anciens amis, à présent si loin d'elle, mais reposa son téléphone par ennui pour fixer le ciel de sa chambre. Sur l'une des commodes veillaient le globe de Marc, qu'elle avait étudié des insomnies durant, cherchant quelques messages codés dans les petites étoiles factices qui éclairaient ses nuits, un indice pour la recherche des constellations.

Rien n'avait apparu mais cela ne l'avait pas découragée. Elle avait déjà tracé sur d'autres cartes le chemin qu'elle emprunterait, pieds nus sur le goudron, son espoir au dos, et le rêve sur ses lèvres. Elle n'en avait pas parlé, gardait ce secret contre elle. Marc lui manquerait, son café lui manquerait, la danse lui manquerait mais infimes sacrifices face au voyage qu'elle allait entreprendre, insouciante, embrassant sa jeunesse. Elle avait aussi décidé la date de son départ, le 23 août.

Quand arriva 16h, elle ne tint plus et décida de rejoindre son ami plus tôt que prévu. Il ne parut pas surpris en la voyant.

- Tout est prêt ? demanda-t-elle en se déchaussant, s'appuyant contre lui.

- Je crois, oui. De toutes façons, pas besoin de grand-chose : alcool, grillades et clopes. Toi t'es interdite de piquer d'ailleurs. Des clopes je dis,, le reste t'es grande.

- J'y crois pas, vous faites la fête comme nous quand j'avais 16 ans, se moqua gentiment Aurore en se redressant.

Il la regardait d'un air narquois, et ils se fixèrent ainsi quelques instants sans rien dire.

- Bon, puisque t'es en avance, on peut commencer l'apéro, dit Marc en se détournant.

- Bière, s'il te plait, lui cria-t-elle en le voyant se pencher dans le frigo.

Ils se posèrent dans les canapés de cuir, les fenêtres ouvertes sur le monde éclairé par le soleil éclatant du début de l'été. L'air, frais encore, secouait lentement les rideaux pourpres et les rayons d'or s'échouaient sur les joues rosies des deux personnages.

- T'as pensé à la musique ?

- Yup. Célestin apporte la sono. Il vient avec quelqu'un d'ailleurs.

- Oh, fut tout ce qu'Aurore fut capable de répondre.

Elle en était soulagée, étrangement. Dehors crièrent des enfants d'extase, réveillant les ânes, qui se joignirent à leur chant.

- Je suis très heureux d'avoir fait ta connaissance, Aurore.

Le ton soudain solennel la suprit et elle hoqueta presque de sentir sa paume se poser sur sa main.

- Moi aussi, Marc. C'est un honneur.

Il rit, et elle prit conscience de son ridicule.

- J'ai hésité à faire une courbette mais la position était pas optimale, se rattrapa-t-elle pour faire passer sa gaffe pour une blague, dissimulant sa gêne derrière des éclats cristallins de rire.

Il la ramena contre lui et elle s'attarda dans sa chaleur. C'est ceci. Ceci, rien de plus. Cela me suffit. Elle s'en voulait d'avoir imaginé milles scénarios d'amour quand son amitié seule comptait pour elle autant que toutes les étoiles du ciel.

Les invités arrivèrent presque tous en même temps. Ce fut d'abord Julie, les bras encombrés de milles babioles (« j'ai pensé que tu en aurais besoin, pi j'avais ça en trop chez moi »), suivie de près par les personnages bien connus d'Aurore, qui se réfugia presque derrière le dos de Marc, baissant les yeux.

Mais Julie ne lui laissa pas l'occasion de s'éclipser car elle vint coller sur ses joues froides trois bises, avant de carrément la prendre dans les bras, ayant laissé en vrac sur le sol les affaires apportées.

- Ça me fait trop plaisir de te voir, s'exclama-t-elle en secouant ses cheveux bariolés.

L'odeur de patchoulis envahissait la pièce et rassura Aurore.

- A moi aussi, balbutia-t-elle.

Chacun lui fit un câlin, à l'exception de Mathilde, qui resta à l'écart avec un sourire en coin. Quand Célestin arriva devant eux, il lui sourit gentiment et lui demanda comment le spectacle s'était passé. Il lui présenta une noiraude qui l'accompagnait, Chloé, avant d'aller aider Marc à charger la voiture.

- Il est chou, souffla Julie en regardant son ami s'éloigner.

- Oui, je pensais pas que ça se passerait si bien, s'étonnait Aurore.

- Célestin est vraiment un chouette gars. Dommage que tu lui préfères l'autre grogn— eh mais arrête je rigole !

Aurore lui avait envoyé un coup dans l'épaule en maintenant une mimique boudeuse.

- Non, mais Célestin est un sucre. C'est Mathilde qui est d'une humeur massacrante aujourd'hui.

Aussitôt, la jeune étudiante frémit.

- Comment ça ?

- Je sais pas, elle voulait foutre la merde en arrivant. Mais elle aime trop Marc pour ça. Oh, tu verras, elle aime rarement les gens qui s'approchent trop de lui.

- Je crois que j'en fais partie, murmura Aurore le regard dans le vide.

- Mais t'inquiète pas, je te protège, sourit la comédienne en lui saisissant le bras. Je vais m'en fumer une, tu viens ?

Aurore secoua la tête.

- J'essaie d'arrêter, avoua-t-elle. Mais dis pas à Marc, c'est une surprise.

- Joli. Ça fait presque 10 ans que j'essaie de stopper. Rien marche. C'est quoi ta motiv' à toi ?

- Marc, fit-elle rougissante. C'est son cadeau d'anniversaire, en quelques sortes.

- Ah ouais, sacré cadeau alors ! Ton haleine fraîche pour votre premier baiser ! Oui, je vous ship beaucoup beaucoup trop. C'est comme ça qu'on dit ?

L'humeur radieuse de l'amie d'enfance de Marc réchauffait les doigts glacials d'Aurore et la rassurait. Elle était heureuse d'être venue, heureuse d'être là, entourée ainsi.

- Les pipelettes, je crois qu'on est prêt à partir ! Qui va à pied, qui en voiture ?

Aurore attendit de voir les groupes se former, avant de se décider à accompagner Julie, Célestin et sa copine à pied pour éviter les regards pesants de Mathilde.

Le refuge était à une demi-heure de marche, dans la forêt qui s'étalait dès la sortie du village. Le petit chemin de terre était sec, heureusement, et elle sut les mener par un raccourcis entre les bourgeons fleurissant qui les fit soupirer de soulagement.

- Et du coup, toi et Marc ? demanda à un moment Célestin sur un ton intrigué.

- Comment ça, moi et Marc, répéta Aurore, presque sur la défensive.

- Vous êtes ensemble, ou...

Julie répondit à sa place.

- Je suis pas la seule ! Il parle vraiment de toi comme si tu étais sa copine, c'est perturbant.

- Non, on est pas ensemble, on est proches mais... pas comme ça, fit Aurore en haussant les sourcils.

Il leur avait parlé d'elle ainsi ? Que devait-elle s'imaginer ? Non, chassa-t-elle les pensées intrusives d'un coup de tête.

- Alors j'ai été rejeté pas à cause de Marc ? Waou, le coup à l'égo.

Aussitôt, Aurore se retourna pour voir le visage de Chloé, qui n'avait pas délaissé son sourire doux.

- T'inquiète, je suis au courant, rit-elle. Il m'a expliqué avant de venir.

Tout paraissait si simple, avec eux, tout coulait de source. Quelle honnêteté ! Elle les enviait, ces groupes d'amis où tout glissait comme de rien, sans accrocs. Elle se rappela alors qu'elle était sur la voie d'intégration, et son cœur se fit plus léger.

La pente remonta gentiment.

- En fait, si j'ai bien compris, vous nous imaginez tous...en couple ? s'étrangla Aurore en s'essoufflant.

- Bah... oui ? Tu penses que Mathilde est aussi remontée contre toi comme ça ? Elle fait croire que c'est pour me défendre moi mais elle s'en fiche, on a jamais été proche, expliqua Célestin.

- De toutes façons, elle peut être conne, s'écria Julie en balançant son pied rageur contre une pierre.

- Je te l'accorde. Pauvre Elio, quand même.

- Mais il sait la tempérer, je crois que c'est bien le seul, concéda la comédienne. Mais elle m'énerve quand elle est comme ça.

Ils se turent car le refuge pointait entre les troncs d'arbres secs et les feuillages grisés de chants d'oiseaux.

Marc les accueillit les bras ouverts : ils avaient déjà allumé un grand feu, qui crépitait entre les troncs servant de bancs. Une table réservée aux boissons, une autre aux viandes et autres délices longeait la cabane de bois.

- Bienvenus ! Si jamais, porte-manteau dedans, toilettes dans le coin là et table de bière-pong derrière.

- Alalah, ces jeunes, soupira Aurore d'un air narquois.

- Laisse-nous faire la fête et occupe-toi d'appeler l'ambulance quand Célestin nous aura fait son coma éthylique.

- Eh ! protesta celui-ci. J'en ai fait un seul, et c'était pas de ma faute en plus ! C'est Julie qui a mal dosé.

La comédienne jeta un regard du côté de l'étudiante et murmura :

- Les erreurs de jeunesse...

Le cœur d'Aurore devint plus léger que les chants d'oiseaux alentours. On lui fit signe de s'approcher du feu, et elle s'exécuta hésitante, slalomant entre les corps et les buches.

La nuit tomba lentement, le ciel se peignit de rose avant de mourir. Ils commencèrent les grillades en retard, le feu s'étant éteint suite à un manque d'entretien : Célestin et Elio en furent tenus pour responsable.

Marc lui présenta de nouveaux visages, venus de toute la Suisse pour le fêter lui. Elle oubliait qu'avant de venir ici, il devait être le visage maître des groupes d'amis de sa jeunesse. On s'étonnait de la voir là, demandant qui elle était, sœur de qui, amie de qui. Étudiante ? Cela se voyait. Depuis quand connaissait-elle Marc ? Nous ça fait depuis qu'il a 6 ans, depuis l'université, depuis peu. Il va mieux depuis son accident ? Quel accident ? Il rapporte encore des filles ? Il a arrêté de boire ? T'es sa copine ?

La soirée avançait, l'alcool se joignait aux sangs chauds de chacun, les chants se faisaient plus insistant et la tête d'Aurore commença à brûler. Tout se déroulait comme un rêver, dans lequel elle était à peine consciente. Elle eut froid, Marc était loin et ne lui prêta pas sa veste, comme autrefois, trop occupé à rire aux éclats avec d'autres qu'elle. Elle grelottait, et se dirigea vers Julie. Son crâne battait la mesure de ses pas, douloureuse.

- Ça va ? lui demanda la comédienne, inquiétée sûrement par la pâle mine de son amie.

- Bof, je suis un peu fébrile je crois. J'ai aussi la tête qui tape.

- C'est Célestin et sa musique nulle, râla la femme aux cheveux étincelants à la lumière des flammes.

Aurore se surprit à remarquer dans les reflets chatoyants des murmures d'étoile. Dans les yeux pétillants de la comédienne scintillaient des constellations perdues et entre son iris dansait le silence des espaces infinis.

- Mais tu veux rentrer ? Je t'accompagne en voiture ou à pied si tu veux !

- Non, t'inquiète pas. Je vais aller seul, prendre l'air m'aidera.

Elle ne savait pas si son indisposition était due à l'alcool ingérer trop rapidement dans un ventre vide, ou le relâchement d'une angoisse profonde. Le regard de Mathilde ne la quittait pas.

Elle alla annoncer son départ soudain à Marc, dont le visage se teinta immédiatement d'affolement.

- T'inquiète, j'ai juste mal dormi hier alors je pense que c'est ça. Mais je te retrouve demain pour aider aux rangements.

- T'es sure que tu veux rentrer seule ? Je peux venir avec toi ! répéta son ami en lui saisissant le bras.

Les yeux calcinés de Mathilde dissuadèrent le moindre doute de la jeune étudiante.

- Pas de soucis, ça me fera sûrement du bien.

- Sois prudente alors, fit Marc.

Il se pencha vers elle et lui déposa un baiser sur le crâne, probablement sous l'effet doré de la bière qu'il tenait à la main.

- Ciao !

Lors de sa balade de retour, sur les chemins de terre éclairés par la lampe de son téléphone, elle se surprit à imaginer les lèvres de Marc sur les siennes, dans ses cheveux et les étoiles scintillèrent dans son ventre.

Plus loin, il lui sembla apercevoir dans les abysses de la nuit un point lumineux qui lui lança un clin d'œil.




Crédit : Landscape at night with woman at window, par Ernest Zobole



Elle s'agitait dans les épais draps du lit, soudainement éveillée par un sentiment qu'elle n'expliquait pas. Le coeur battant comme mille dans sa poitrine trop étroite, elle se livrait à un combat intérieur dont suaient ses tempes glacées.

Sans même se relever, elle tâtonna dans l'encre de la nuit afin de retrouver son téléphone portable, qui explosa de lumière lorsqu'elle alluma le petit écran. 1:32

Les chiffres ne mentaient pas, il était bel et bien le milieu de la nuit mais elle se sentait étrangement alerte, comme si c'eût été le matin, et que les mille rayons du soleil eussent étoilés les murs bleus de sa chambre d'ombres découpées par les arbres dehors. Se sentant bien incapable de se rendormir, elle balança d'un coup sec ses jambes fourmillantes et laissa retomber lourdement les duvets sur le sol froid. Pieds nus, jambes découvertes, elle ânonna quelques pas avec la respiration sifflante qui trouait le silence des ténèbres bleutées de curiosité. La fenêtre s'ouvrit par l'impulsion de ses doigts fins, puis suivit le volet avec un crissement familier qui retentit comme un rire de crécelle dans le village endormi.

Elle voyait alors s'étaler devant ses yeux écarquillés le sommeil d'un monde trop las, avec un ciel sans étoile mais mille lumières trop vives en-dessous de son ventre étalé nonchalamment. Les lampadaires abandonnait sur le béton du trottoir et de la route les flammes jaunes de leur ampoule vieillie et les reflets qui se propageaient sur la masse grisâtres rappelaient les étincelles d'espoir que jetaient autrefois les constellations, là-haut, dans ce ciel qui ne brillait plus.

L'air frais attaquait ses poumons, mais sans méchanceté aucune. Elle inspirait fort le vent des étoiles, qui s'écoulait du firmament charbonneux, avec le chant des astres comme ami de fortune. Sa conscience affermie par ce rappel aux sens attrapait chaque signe, chaque mouvement et lui rendait, multipliée au centuple, les idées qui s'y rattachaient. 

Alors, se détachant dans les lumières tièdes des candélabres, qui veillaient, gardien des nuits, sur le village, s'approchèrent les silhouettes monstrueuses d'énormes chiens, qui passèrent la maison en poursuivant chacun la laisse de son prochain, mais glissant sur l'asphalte comme trois fantômes aux allures animales. Ils s'évaporèrent dans l'atmosphère opaque des ténèbres.

Alors, encore masqué par les murs gris, venant comme avaient disparu les chiens, les bruits de rires et d'amitié d'un groupe qu'il lui semblait connaître. Les voix dispersées dans la brise de minuit venaient à elle comme les sons des instruments qu'elle rêvait de jouer, étouffées par les brumes nocturnes qui s'agitaient, spectres opalins à ses yeux éveillés.

Ils revenaient d'une soirée, probablement, et leur haleine respirait l'alcool et les baisers. Pourquoi ne les avait-elle pas accompagnés ? Elle ne s'en souvenait plus mais, au fur et à mesure qu'ils approchaient, elle sentait sa respiration s'accélérer, sans en connaître encore la cause. Bientôt, comme une douzaine d'ombres envahissaient la lueur pâlie des lampadaires, et que ces dernières lentement venaient à elle, elle sentit l'air se réchauffer. Une silhouette se détacha du groupe, tandis que les autres passaient devant ses iris d'argent et rejoignaient la terrasse de sa maison, y finir leur soirée, et cet homme qu'elle reconnaissait bien, cheveux ébouriffés parsemés de fils d'or, les joues taquines, et le regard de celui qui connaissait le monde, vint se poser sous sa fenêtre, assez basse pour qu'il ne fût qu'à une dizaine de centimètre de ses lèvres.

- Alors, comment c'était ? articula la jeune femme en essayant désespérément de décontracter son visage paralysé par la nuit et l'admiration.

- Plutôt pas mal. Mais tout le monde commençait à s'endormir sur les canapés, alors on a décidé de revenir. Et toi, bien dormi ?

Les accents moqueurs de sa voix se perdirent dans les ténèbres mais pas pour elle, qui les recueillit au creux de son torse, pour qu'ils ne s'y égarent plus. Son menton décrivit un aller-retour timide, sous la Lune invisible qui crachait ses  pâles reflets sur sa peau de cristal.

- Faut que t'arrêtes de fumer toi, continua l'homme en regardant ses camarades crier de joie.

Pourquoi restait-il avec elle, lui qui était si attendu ailleurs ?

- Je fumais pas, se défendit-elle pourtant, balbutiant les quelques syllabes en tremblant de la voix.

- Oui, c'est ça ! Prouve le moi ! Descends voir la tête.

Elle ne saisissait plus rien mais accusa la douce liqueur du sommeil de cette incompréhension face à ce monde dans lequel elle pénétrait. Elle s'exécuta, penchant son corps fragile par-delà la fenêtre, plongeant d'un geste dans l'univers, se jetant dans les bras de l'immensité sombre qui s'étalait dehors. Lui se releva, s'agrippant au parapet et promena son nez le long du col puis du cou de la jeune fille, avant de remonter encore. Il reniflait donc l'absence de cette senteur âcre qui l'avait quitté depuis des semaines déjà, cherchant, persistant pour trouver un souvenir de fumée d'argent sur les vêtements chiffonnés de sa protégée.

- Tu vois, je te le disais, triompha-t-elle en chantonnant doucement.

Mais il n'avait pas terminé. Se servant d'un cageot posé là par le destin ou par hasard, il grimpa un étage de plus sous le ciel sans étoiles et planta dans les iris gris de la femme ses pupilles noires comme l'abysse et sur ses lèvres fines sa bouche.

·̩̩̥͙**•̩̩͙✩•̩̩͙*˚  ˚*•̩̩͙✩•̩̩͙*˚*·̩̩̥͙

Tadaaaa ! Fin de la deuxième partie et retour aux sources :)
J'espère que ce chapitre un peu plus long vous aura plu ! Une pause dans les publications s'impose, que je termine cette histoire avant de recommencer sa publication. Plein d'étoiles à vous et à très vite je l'espère !
P.S. : un petit avant-goût de la prochaine et dernière partie :

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