8 : Le bateau du père


  Au lendemain midi, je n'avais de nouvelles ni des filles, ni de Milo. Je n'en avais pas demandé, il est vrai, mais tout de même... Ils étaient allés à la plage ensemble puis avaient passé la soirée chez Antonia. Tous les trois. Je l'avais vu sur leurs stories avant de me coucher, tard dans la nuit. Je ne mentirais pas, ça m'a dévastée. J'ai imaginé tous les ragots racontés à mon sujet, toutes les médisances, tous les fous rires sans moi. Je ne comprenais pas bien ce qu'ils me reprochaient. Était-ce d'avoir laissé les filles pour rentrer avec Clément ? Était-ce de m'être disputée avec Milo ? Ou parce que j'avais découché sans donner de nouvelles ? Tout ça, ça ressemblait à de fausses excuses, et si c'était le cas, je ne me considérais pas en tort. Je ne voulais pas faire le premier pas. J'ai cherché à me convaincre qu'ils reviendraient. Ils ne pouvaient pas m'ignorer pour le reste de l'été.

J'ai mangé avec ma grand-mère sur la terrasse, au son des oiseaux. Une brise légère se levait, nous caressant alors qu'on dégustait les premières cerises en guise de dessert. Henna avait fixé la date : le vendredi, il faudrait rameuter la troupe et débarrasser l'arbre croulant sous les fruits. Ça donnait trois jours à mes amis pour ravaler leur fierté. J'étais confiante.

Je devais rejoindre Clément sur le port pour 14 heures. Avant ça, je comptais récupérer son casque et rendre les clés à Marin. Je suis descendue en vélo en centre-ville – j'avais pris la résolution de ne plus jamais marcher de l'été – et j'ai fait une escale au bar, accrochant mon vélo à une barrière. Marin prenait sa pause en terrasse, un café et l'emballage d'un sandwich triangle devant lui, une cigarette dans une main, son téléphone dans l'autre. Il ne m'a pas vue arriver, je me suis raclée la gorge.

─ Tiens !

C'était ce qu'il disait chaque fois qu'il apercevait une connaissance.

─ Les vagues étaient belles, hier ? ai-je demandé.

─ Les vagues étaient belles, les filles aussi. C'était une journée réussie.

J'ai ri doucement, avant de fouiller la poche de mon short pour en extirper la clé et la poser devant lui.

─ Ah, oui, s'est-il rappelé. Merci.

─ J'ai juste oublié le casque chez toi.

─ Oui, j'ai vu. Je l'ai ramené ici, je me suis dit que tu passerais à un moment. Attends, je vais le chercher.

Il a calé la cigarette dans l'anse de son café avant de disparaître. En patientant, j'ai épousé le paysage du regard. La rue était calme, les touristes étaient à la sieste. Mon téléphone a vibré, Clément me prévenait qu'ils n'attendaient plus que moi. Je l'ai prévenue que j'étais en route. Marin est réapparu, avec le casque. Il m'a proposé un café.

─ Non, je dois y aller.

─ Tu vas rendre le casque ? a-t-il deviné, une pointe de jugement dans la voix.

─ Exactement, le casque m'invite sur son bateau.

─ Ouah ! Profites-en pour piquer des trucs.

─ Pourquoi je piquerais des trucs ? me suis-je étonné.

Il a haussé les épaules.

─ Je sais pas. Ils sont riches. On pique les trucs des riches.

J'ai froncé les sourcils en riant. J'allais prendre congé pour le laisser profiter de sa pause, mais une dernière question m'est venue en tête.

─ Tu as revu Milo depuis l'autre soir ?

Marin a secoué la tête.

─ Je crois que Monsieur fait la gueule.

─ Vraiment ? Je crois qu'il me fait la gueule, moi aussi. Mais je ne sais pas ce que j'ai fait de mal.

─ Eh bien, on peut en conclure deux choses. Soit on est tous les deux d'horribles personnes et on ne le savait pas jusque là... Soit Milo aime faire la gueule.

─ Je vais pencher pour la seconde option, ai-je déclaré.

─ En effet, c'est la bonne.

J'ai souri, il m'a fait un clin d'œil. On est restés quelques secondes en silence, à se regarder dans le blanc des yeux comme deux abrutis, jusqu'à ce que je prenne conscience du malaise palpable, et que j'y mette court.

─ Bon, bah...

─ Ouais ! Bonne après-midi. Tu me ramèneras un cadeau.

J'ai acquiescé pour la forme, avant de tourner les talons. Pendant que je traversais la route pour prendre la direction du port en face, j'ai eu la sensation que Marin m'observait m'éloigner.


Je n'ai pas eu grand mal à trouver le bateau du père de Clément, il m'a fallu suivre la musique. La vibration des basses faisaient trembler le ponton sous mes pieds. J'ai trouvé un bateau d'un blanc scintillant. Pas le plus gros, mais certainement pas une petite embarcation. Il y avait plusieurs autres adolescents sur le pont, et j'ai discerné des cheveux bouclés à travers les vitres fumées de la cabine. Clément m'a remarqué à son tour, et est sorti.

─ Enfin ! Je commençais à croire que tu voulais me planter, m'a-t-il lancé en haussant la voix pour couvrir la musique.

─ J'aurais pu. Après ta fuite minable de l'autre soir !

Le reproche n'était qu'une plaisanterie, c'était déjà oublié. Il a tendu les bras pour que je lui passe le casque, et après l'avoir posé derrière lui, il m'a donné la main pour m'aider à grimper. Je n'étais pas montée sur un bateau depuis mon enfance, quand on avait fait un tour avec le dernier mari de ma grand-mère, aussi j'ai été surprise que, même amarré, il tanguait autant. Clément a posé une main protectrice sur ma taille, pour m'aider à trouver l'équilibre, et j'ai frissonné à ce contact inattendu.

─ C'est bon, lui ai-je assuré, mal à l'aise. C'est bon, je gère.

Il m'a lâché, j'ai levé les yeux sur lui, contrôlant ma respiration du mieux que je le pouvais. C'était... stimulant, faute d'un meilleur mot. Allez Alma, ressaisis-toi. Tu voulais un été remplies d'aventures sentimentales, de toute manière !

─ Papa ! a crié Clément. Papa, on peut y aller.

En attendant les dernières préparations, Clément est allé me présenter aux autres sur le pont. Il y avait sa sœur, quelques uns de ses amis de l'autre soir et très curieusement... Antonia. C'était d'autant plus étrange de la croiser là, que quand je lui ai demandé ce qu'elle fichait sur ce bateau, elle a été incapable de répondre. Elle a dit qu'elle « pensait avoir couché avec quelqu'un sur ce pont », mais elle n'en était pas sûre. Elle avait juste vu le rendez-vous sur une conversation de groupe par hasard, et s'y était rendue. La chaleur avec laquelle elle m'a accueillie m'a mis du baume au cœur. Antonia ne semblait pas le moins du monde fâchée contre moi. Le problème, c'était qu'elle ne pesait souvent pas lourd dans les décisions de notre groupe d'amis... Enfin, au moins, j'avais une alliée sur ce bateau.

On a mis les voiles, ou plutôt le moteur, quelques minutes plus tard. Clément avait disparu dans la cabine et était revenu avec une casquette de capitaine et des bouteilles de vin. La sortie en bateau était un prétexte pour faire une soirée en pleine journée. Le petit groupe que l'on était – cinq, six, moins le père, qui conduisait – s'est installé dans un renfoncement aménagé en banquettes. J'ai pris une photo de l'arrangement des verres sur la table, et l'ai envoyées à Marin sur Snapchat. Il a répondu presque aussitôt avec une photo de lui, derrière le bar. « Pique les », m'écrivait-il. J'ai ri.

Petit à petit, le port, puis la ville a rétréci sous nos yeux, alors que la mer grignotait sur le paysage. J'ai aperçu la maison de ma grand-mère, sur la falaise. Je me suis demandé ce qu'elle faisait à cet instant. Sûrement était-elle sur le transat de la terrasse, en train de remplir des grilles de mots fléchés. J'aurais aimé qu'elle soit là avec moi. Peut-être pas sur le bateau du père de Clément, mais sur un autre bateau, toutes les deux. On se serait plaint de ma mère en riant, on aurait comméré sur les voisins – sauf Nathalie –, on aurait bronzé en silence. Je m'en suis presque voulu de ne pas être près d'elle. Depuis le début des vacances, j'étais toujours partie... Je devais faire un effort, passer plus de temps avec elle. Elle ne me le reprochait jamais, mais je devinais qu'elle souffrait de me voir si peu.

Dans l'heure qui a suivi, je n'ai que très peu parlé à Clément, car il papillonnait entre tous ses amis. Pour ne pas mentir, ça m'arrangeait un peu. Quand il m'avait proposé une sortie, j'avais craint de me retrouver seule avec lui. Je l'avais espéré aussi, paradoxalement, mais la boule au ventre. Finalement, être entourée rendaient la situation moins angoissante. Parfois, il me lançait un regard en biais, et me faisait un clin d'œil. Je rougissais, je levais les yeux au ciel, mais au fond de moi, j'étais plus que flattée qu'enfin, un garçon s'intéresse à moi. Personne n'avait jamais été aussi clair dans ses intentions, et j'aimais savoir que je plaisais. Certains garçons n'avaient pas autant de courage que lui... Je ne vise personne.

Alors que les rayons du soleil dardaient la coque blanche du bateau, nous éblouissant, le père de Clément a coupé le moteur et mouillé le bateau. Nous étions au beau milieu d'une mer lisse, sans un brin de vent. Les premiers garçons ont sonné l'heure de la baignade et jetant une fille à l'eau, et j'ai vu dangereusement que Clément voulait faire de même avec moi. Il s'approchait dangereusement, un sourire narquois aux lèvres.

─ Non ! l'ai-je prévenue.

Il a levé des mains innocentes.

─ J'ai rien fait.

─ Je pourrais mourir d'hydrocution.

─ Je te sauverai.

J'ai pouffé. Clément haussait des sourcils menaçant, et j'ai compris que je n'y échapperais pas. Alors j'ai pris les devants, et j'ai retiré ma robe au plus vite pour me retrouver en maillot de bain. Un sourire franc s'est dessiné sur le visage du garçon, j'ai rougi. Puis, j'ai plongé par-dessus le pont. La claque a été fraîche, mais l'eau était bonne, heureusement pour moi. Quand j'ai émergé, battant des pieds pour me maintenir hors de l'eau, Clément était penché au-dessus de la barrière, le visage à contre-jour.

─ Eh bah, c'est qu'elle aime le danger !

─ Viens si t'es un homme, lui ai-je lancé.

Il a tendu un bras entre les barreaux et s'est contorsionné pour effleurer l'eau.

─ Elle est un peu froide quand même.

─ Pff, ai-je soupiré, c'est bien ce que je me disais... Que de la gueule !

J'ai nagé le long du bateau pour rejoindre le reste de la troupe descendue par la petite échelle, laissant Clément derrière moi à l'avant du pont. Soudain, j'ai entendu un fracas dans mon dos et quelques gouttes dans mon cou. En me retournant, j'ai découvert Clément nageant dans ma direction.

─ Que de la gueule, hein ?

Il m'a rapidement rattrapé et j'ai voulu lui échapper, mais il nageait plus vite. Il est parvenu à attraper mon poignet et m'a attiré contre lui. Je n'étais plus aussi confiante que quelques minutes plus tôt. Mon estomac s'est noué quand j'ai senti nos deux peaux l'une contre l'autre.

─ Je veux des excuses, a-t-il exigé d'une voix suave.

Il me dévorait des yeux, il ne s'en cachait pas. À vrai dire, Clément ne s'en était jamais caché, ça n'aurait pas dû me surprendre. Pourtant, mes sens ne répondaient plus, paralysés par l'appréhension des prochaines secondes. Un premier baiser dans la mer, c'était une jolie histoire, non ? Il ne me lâchait pas. Je ne disais toujours rien.

─ Alors ? a-t-il insisté.

Il a tiré un peu plus sur mon poignet et a même passé une main sur ma taille, j'ai eu des papillons dans le ventre. Mes jambes commençaient à devenir lourdes de battre incessamment. Je sentais ce qu'il cherchait et ce n'était absolument pas des excuses. Secouée d'un spasme de peur, j'ai pincé les lèvres, et sans savoir ce qui me prenait, je me suis laissée couler, juste le temps que ma bouche atteigne l'eau ; j'ai aspiré, le sel explosant dans ma bouche. Et je lui ai craché dessus.

Parce que je ne voulais surtout pas l'embrasser. C'était bien trop terrifiant.

Clément a pesté, m'a lâché, et je me suis éloignée en riant, pour dissimuler mon malaise. Il le prendrait comme un jeu, comme moi qui cherchais à me faire désirer. En réalité, je le fuyais, sans l'expliquer. Je ne le sentais pas. Je ne le sentais plus.

J'ai retrouvé les autres, et Antonia remontait sur le bateau. Je l'ai suivie, on s'est allongées à l'avant du pont pour se sécher pendant que les autres barbotaient encore. Clément est resté dans l'eau, le nœud dans ma gorge au souvenir des dernières minutes ne partait pas. Le soleil me séchait quand j'ai demandé à Antonia la question qui me brûlait depuis que l'on était partis :

─ C'était bien, hier soir ?

J'y pensais en boucle. L'idée que, pour la première fois depuis le début de l'été, ils s'étaient retrouvés sans moi me hantait. Elle a balayé ma question d'un geste de la main.

─ Non. Nul. Des gamins.

─ Comment ça ?

─ Ils sont des gamins, a répété Antonia. Ils font la gueule pour de la merde.

─ Ah ! Donc ils font bien la gueule. Pourquoi ?

Antonia a poussé un interminable soupir. Elle détestait les problèmes. Elle ne se mêlait jamais de rien, elle faisait ses trucs dans son coin. Elle avait quatre mille groupes d'amis différents, et si l'un d'entre eux l'agaçait, elle en changeait. C'était un miracle qu'elle traîne avec nous plus de trois ans d'affilée. Tant bien que mal, elle a tenté de m'expliquer :

─ Milo est fâché car après que tu as crié sur lui, tu es parti avec un autre gars.

─ Comment il a su ?

─ Émerante l'a dit.

J'ai soupiré à mon tour. Antonia a continué :

─ Et Émerante est fâchée parce qu'elle est d'accord avec Milo. Elle dit t'es chiante, tu veux de l'aide pour Milo et après, tu nous la mets à l'arrière.

─ À l'envers.

─ Ouais, ça. Bref, des gamins. Moi, j'ai dit : « Alma, elle est grande, et Milo, t'es grand aussi, va lui parler parce que tu lui parles pas. Depuis le début de l'été, tu lui parles pas ! »

─ Mais oui ! ai-je confirmé. Il me parle pas. Je ne l'ai pas vu depuis deux semaines. Il est toujours parti, je ne sais pas ce qu'il fait.

─ Il fait des trucs, il veut pas le dire.

─ Des trucs ?

─ Des trucs avec son pote, a affirmé Antonia, sûre d'elle. Le mec de la mer.

─ Marin ?

─ Ouais, ça.

─ Il fait quoi ?

Je m'étais redressée, piquée de curiosité. Antonia affichait un air serein derrière ses lunettes de soleil.

─ Tu lui demanderas, a-t-elle esquivé.

─ Non, dis-moi.

─ Tu lui demanderas, c'est pas à moi de dire.

J'ai froncé les sourcils, comprenant qu'il ne servirait à rien d'insister. Antonia était intelligente, elle venait de me livrer sur un plateau un prétexte pour reparler à Milo, et elle en avait conscience. Je me suis de nouveau allongée, un poids contre la poitrine. Devais-je faire le premier pas, alors que je m'étais promis de ne plus lui courir après ? J'avais cru en avoir terminé avec les montagnes russes émotionnelles qu'il me faisait vivre. Mais je me mentais à moi-même. J'étais loin d'en avoir fini avec Milo. Sinon, je n'aurais pas autant de réticence à me rapprocher de Clément...

Ma tête allait exploser.

J'ai tourné la tête vers Antonia, et un instant, j'ai souhaité être elle. Elle ne se prenait jamais la tête. Elle ne venait pas en vacances pour trouver l'amour de sa vie, elle y venait pour profiter et s'amuser. Elle savait débrancher son cerveau pendant deux mois et rentrer chez elle à la fin août et reprendre ses études brillantes qui la mèneraient à être PDG. Je l'enviais.

Moi, je réfléchissais toujours trop.

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