7 : Le saladier contre le carrelage
Lorsque je me suis réveillée, j'étais seule dans l'appartement, plongée dans le noir. J'ai d'abord pensé que Marin était dans la salle de bain, mais le silence ambiant m'a prouvé le contraire. Lentement, j'ai émergé de mon sommeil de plomb. Qui aurait cru qu'un sommier improvisé sur une palette puisse être aussi confortable ? J'ai cherché à ouvrir les volets, par lesquels perçaient à peine les rayons du jour, mais à mi-chemin, la manivelle a bloqué. J'ai forcé, avant d'abandonner, de crainte de casser le rideau. J'avais assez de lumière pour y voir clair.
En épousant la pièce des yeux, et tous les détails, j'ai eu la sensation de sortir de mon corps. Les souvenirs de la veille m'apparaissaient n'être qu'un rêve fantasque, immatériel et irréel. Pourtant, tout était arrivé. La fête sur la plage, l'escapade avec Clément, la dispute avec Milo et la nuit chez Marin. Curieux comme tous les plans que je m'étais fait étaient tombés à l'eau, curieux comme tout pouvait changer d'une minute à l'autre. J'avais la nausée, sans savoir si c'était à cause de l'alcool de la veille ou le fait que je n'avais rien dans le ventre depuis de longues heures. Il n'y avait pas de pendule ou de réveil dans l'appartement, je n'avais pas mon téléphone non plus, impossible de savoir l'heure.
Sur la porte, un détail a attiré mon attention. En m'approchant, j'ai distingué un papier scotché au bois, ainsi qu'une clé, juste à côté. J'ai déchiffré l'écriture soignée de Marin : « Je suis parti surfer, ferme la porte derrière toi et rends-la moi dès que tu peux. » C'était simple et concis, peut-être un peu froid. Il avait même fait l'effort de mettre la ponctuation. Qui mettait la ponctuation sur les mots écrits à l'arrache ? Les littéraires et les sociopathes, à tous les coups.
J'ai décroché le mot, la clé, je me suis changé dans mes habits de la veille qui avaient séché sur le battant de la porte de la salle de bain, et j'ai laissé les vêtements pliés de Marin sur son lit, que j'ai fait au passage. Puis, je suis sortie de l'appartement, avec un sentiment étrange, comme si mon comportement laissait croire qu'il s'était passé quelque chose la veille, alors qu'il n'en était rien. Dehors, il faisait une chaleur étouffante, qui m'est tombée dessus comme une chape de plomb. L'appartement de Marin se trouvait dans la rue qui longeait le port, et j'ai aperçu les premiers clients des restaurants installés sur les terrasses. Il devait être un peu avant midi. L'idée que j'allais devoir marcher jusqu'à chez ma grand-mère sous un soleil au zénith et le ventre vide m'a démotivée. Pourquoi les garçons avec un scooter n'étaient jamais là quand on avait besoin d'eux ?
Mais je l'ai fait, sans autre choix. La route remontant la falaise ne m'a jamais paru aussi abrupte. J'ai grimpé, les mollets en feu, au son de ma seule respiration, le dos et les aisselles trempées de transpiration. Quand enfin, la maison de Nathalie, puis quelques cents mètres plus loin, celle de ma grand-mère se sont dessinées, j'étais dans un état second. Une transe où je ne sentais ni la douleur, ni ma propre odeur. En pénétrant dans l'allée, j'ai découvert avec surprise la décapotable d'Émerante à côté de la Twingo jaune. J'ai contourné la maison pour rentrer par le jardin, et assis à la table de la terrasse, un véritable comité m'a dévisagée à mon entrée. Il y avait Antonia, Émerante et henna, mais aussi Nathalie et Milo. Ils m'ont regardée avec des yeux de poissons, la mâchoire décrochée.
─ Où tu étais ? a fustigé Émerante, se levant en ma direction.
J'ai cru qu'elle allait me passer une soufflante pour la veille, parce que j'avais oublié mon téléphone dans sa voiture, mais plutôt, elle m'a pris dans ses bras et m'a serrée si fort que j'en ai eu mal aux côtes. Et pour qu'Émerante m'enlace, il fallait y aller. À son tour, Nathalie est venue à ma rencontre, m'a pris contre elle, et ne m'a pas lâchée après le câlin, entourant mon visage de ses mains maternelles.
─ Alma, on était morts d'inquiétude, on n'a pas eu de nouvelles de toi de la nuit.
─ Je dormais, a été la seule réponse qui me soit venue à l'esprit.
─ Chérie, tu ne peux pas découcher sans donner de nouvelles à ta grand-mère ou à tes copines. Dounia t'a attendue toute la nuit, elle m'a appelée à 6 heures du matin complètement paniquée.
J'ai jeté un regard furtif à ma grand-mère, penaude. Nathalie a murmuré :
─ Va t'excuser.
Henna ne bougeait pas de sa chaise, car marcher lui faisait de plus en plus mal, mais ses yeux transpiraient l'envie de venir à moi. Alors c'est moi qui y suis allée, et dès que j'ai été à sa portée, elle m'a agrippé le poignet pour ne jamais le lâcher. Son visage était dur, et aussitôt, je m'en suis voulu de lui causer des attaques d'angoisses.
─ Alma, a-t-elle dit, grave.
Aïe... Elle ne m'appelait par mon prénom que lorsqu'elle voulait me faire un reproche.
─ Je suis désolée, henna, me suis-je empressée. J'ai oublié mon téléphone dans la voiture d'Émerante, sinon, je t'aurais prévenue, je te le promets.
─ Où tu as dormi ? Il ne t'est rien arrivé ? Tu es toute poisseuse.
J'ai eu une boule au ventre, moins parce que j'avais honte de la vérité que parce que je craignais la réaction de Milo. Jusque là, lui était resté silencieux, dans son coin. Je n'avais pas osé le regarder, sa simple vue me retournait encore l'estomac, d'autant plus depuis la veille. Officiellement, on était censés être en froid, il m'avait planté ! Moi, je savais que ce n'était pas sa faute, mais lui, n'avait aucune idée que je ne lui en voulais plus. Quelle histoire ! Ma réponse se faisait un peu trop attendre, la poigne de ma grand-mère s'est resserrée, j'ai réagi.
─ Non. Non, tout s'est bien passé. J'ai croisé un ami en chemin, et finalement, j'ai dormi chez lui, comme il était trop tard pour rentrer à pied.
─ Un ami ? a demandé henna.
Le ton de sa voix ne dissimulait pas la curiosité bienveillante habituelle. Elle était inquiète. Pour cause, tous les amis qu'elle me connaissait étaient autour de cette table, et aucun d'entre eux n'était avec moi la veille. J'ai senti le jugement des filles sur moi, elles devaient penser que j'avais terminé la soirée avec Clément. Elles n'approuvaient pas. Mais si je disais la vérité, Milo se demanderait ce que je fichais avec son meilleur pote, et il serait encore plus fâché. Alors, je m'en suis sortie par une pirouette :
─ Oui, il est très gentil, je te le présenterais.
Henna m'a dévisagée pendant ce qui m'a paru être une éternité. Puis, elle m'a lâché le poignet, et son visage s'est adouci avec indulgence.
─ Tu as faim ? a-t-elle demandé.
─ J'ai très faim.
─ Alors viens avec moi, on va préparer le repas.
Nathalie et Antonia se sont proposées de l'aider, mais henna a refusé, ne demandant qu'à moi de la suivre. J'ai compris qu'elle voulait me parler en privé, pour m'éviter le supplice d'une humiliation en public. Ça n'a pas manqué, pendant que je sortais les assiettes, elle m'a réprimandé :
─ Je suis encore en colère contre toi. Je te fais confiance quand tu pars, car tu m'as toujours prouvé que tu étais une fille responsable. Je sais que tu es ici pour t'amuser, mais je ne veux pas que tu te mettes en danger avec des inconnus. Alors je compte sur toi pour inviter l'ami chez qui tu as dormi à la cueillette des cerises, parce que je veux le juger moi-même. Et je ne veux plus non plus revivre la nuit dernière, alors tu n'as plus le droit de dormir dehors, habibti. Tu rentreras tous les soirs, avant deux heures du matin.
Sur le coup, j'ai été révoltée par la punition. Ma grand-mère ne m'avait jamais rien interdit, alors cette nouvelle règle, qui devenait l'unique en rigueur, m'a un peu froissée. Même l'entente de mon surnom ne m'a pas apaisé, mais... enfin, j'imaginais que c'était juste. J'ai quand même tenté de négocier.
─ Trois heures ?
─ Deux heures jusqu'à la semaine prochaine, et peut-être que je reviendrais sur ma décision.
J'ai accepté avec résignation, agacée d'être prise pour une enfant alors que j'étais majeure, mais je n'ai pas protesté. En silence, j'ai récupéré toutes les assiettes et les couverts, pendant que ma grand-mère sortait un saladier remplies de tomates baignant dans la vinaigrette. Pendant que je disposais les assiettes sur la table de la terrasse, où le comité était devenue officiellement nos invités sans qu'on leur ait demandé leur avis, j'ai senti sur moi leur regards scrutateurs, et le plus lourd de tous, celui de Milo. Une part de moi a espéré que mon récit ait animé chez lui une légère jalousie. Je n'avais toujours pas entendu le son de sa voix depuis son arrivée. Ca n'a pas arrangé qu'Émerante me l'a faite à l'envers.
─ Alors, chez qui tu as dormi ?
Je lui ai fait les gros yeux, mais elle n'a pas attrapé la perche. Pire, elle m'a enfoncé :
─ Quoi ? On a le droit de savoir, non ?
J'ai compris que c'était sa manière de se venger de les avoir lâchées la nuit dernière. Ce n'était pas cool de sa part.
─ Je vous raconterai, ai-je dit.
─ J'espère bien.
Il y avait dans sa voix tout le mépris qu'une personne pouvait y mettre. J'en suis venue à croire que les filles étaient elles aussi fâchées contre moi. Si c'était le cas, c'était encore plus injuste de leur part. Elles m'avaient laissée partir, elles étaient toutes aussi fautives ! Non, franchement, si Antonia et Émerante m'en voulaient pour ça, alors elles n'étaient pas celles que je croyais. Finalement, autour de cette table, je n'avais qu'une alliée, et c'était Nathalie.
Soudain, un bruit assourdissant nous a faits sursauter. Il provenait de la cuisine et ressemblait au son d'une vaisselle qui se serait éclatée au sol. J'ai couru à l'intérieur pour y trouver la cuisine inondée d'une flaque de vinaigrette, où des débris de verre côtoyaient les tomates. Ma grand-mère avait une main sur le cœur, haletante.
─ Il m'a... il m'a glissé des mains.
Elle n'osait plus bouger, et Nathalie est venue à la rescousse. Elle a attrapé ma grand-mère par les épaules, et l'a forcé à s'éloigner de la cuisine, en répétant.
─ Allez, ce n'est rien, on va nettoyer. Alma !
Comme je restais plantée à admirer les dégâts, elle m'a bousculée pour que je me bouge, et son ton autoritaire a achevé le mal-être qui montait déjà en moi. Machinalement, comme un robot, j'ai été cherché un seau et une serpillière, pendant que, dans le séjour, ma grand-mère s'apitoyait sur son sort. J'ai trouvé qu'on faisait beaucoup de vent pour pas grand-chose. Des saladiers, on n'en cassait tous les jours. Les filles ont ramassé les gros morceaux et Milo épongeait ce qu'il pouvait de la vinaigrette. J'ai pris son relais, il n'a même pas lever les yeux sur moi.
Je ne vais pas mentir, j'ai eu envie de pleurer. J'avais le sentiment désagréable que le monde entier m'en voulait pour une erreur sans conséquence.
On a nettoyé le saladier cassé et on préparé une nouvelle salade avec les tomates du jardin de Nathalie. Le repas s'est passé dans une ambiance joyeuse, mais moi, je tirais la tronche. Les filles et Milo ont déclaré qu'ils comptaient aller à la plage après, mais ne m'ont pas demandé si je voulais les rejoindre. J'imagine qu'ils ont dû croire que c'était acté que je les accompagnerais, mais sur le coup... je ne sais pas... ça m'a blessée qu'ils ne m'aient pas invitée officiellement. J'y voyais encore une fois le signe qu'ils étaient tous contre moi. Alors que je n'avais rien fait ! Rien du tout ! J'avais juste inquiété ma grand-mère, ils n'avaient pas le droit de m'en vouloir, eux, pour ça. Je n'ai vu qu'une autre explication possible : les filles avaient tout raconté à Milo pour Clément, et elles prenaient son parti.
Enfin bref, je ne suis pas allée à la plage avec eux. Plutôt, je me suis enfermée dans ma chambre, et j'ai pleuré, le cœur lourd. J'ai fini par m'endormir, épuisée de toutes mes émotions.
Je me suis réveillée en début de soirée, pour trouver henna dans le canapé. Elle regardait un feuilleton turc, où les héros passaient par toutes une série d'aventures avant de pouvoir vivre heureux et amoureux. En dix-huit ans d'existence, je ne l'avais jamais vue manquer un épisode. Je me suis blottie à ses côtés et j'ai regardé avec elle sans comprendre ni le turc, ni les sous-titres en arabe. Elle m'a juste souri, et m'a attrapé la main avec tendresse avant de se replonger dans la série.
Je n'ai osé parler qu'une fois les crédits déroulés.
─ Tu es toujours fâchée contre moi ?
Mon ton agaçant était celui d'une gamine honteuse, mais à cet instant, j'avais juste besoin d'être rassurée.
─ Mais non ! Je ne pourrais jamais restée fâchée contre toi si longtemps.
─ Je suis vraiment désolée, ai-je répété.
Et cette fois, je le disais avec beaucoup plus de poids qu'à midi, où je ne l'avais fait que parce que Nathalie me l'avait demandé.
─ Je te crois. J'espère juste que ton ami en valait le coup...
Son œil pétillait, j'ai ri.
─ Ce n'est pas du tout ce que tu crois, tu sais. J'ai dormi chez le meilleur ami de Milo. Il ne s'est rien passé et il ne se passera jamais rien. Il dormait sur le canapé.
─ Je voudrais quand même le rencontrer, surtout si c'est un ami de Milo.
J'ai acquiescé. Un silence s'est immiscé entre nous, et j'ai repensé à la longue conversation de la nuit, avec Marin, et j'ai senti le besoin de poser la question à ma grand-mère.
─ Henna, qu'est-ce que tu penses de Milo ?
─ C'est un gentil garçon. Bien élevé. Et je ne dis pas ça parce que Nathalie est sa mère.
─ Mais ? ai-je senti venir.
Elle n'a même pas réfléchi.
─ Mais c'est un garçon qui ne sait pas ce qu'il veut.
J'ai encaissé. Plus les critiques à son égards me parvenaient, mieux je les accueillais. Ma grand-mère a repris.
─ Je sais que tu l'aimes, habibti. Je sais que tu l'aimes depuis longtemps, et je pense croire qu'il t'aime lui aussi. Mais peut-être que ce n'est pas le bon moment pour vous deux. Tu sais, je me suis mariée à mon amour de jeunesse, mais il n'était que mon second mari. Ça fait tout un mariage avant de trouver le bon moment.
J'ai froncé les sourcils au conseil un peu hasardeux. Le second mari en question était aussi mon grand-père. Alors quoi ? Je devais attendre des années avant de retrouver Milo ? C'était étrange comme idée. Moi, je voulais être avec lui maintenant ! Enfin... le voulais-je toujours ? Je ne savais même plus, ces derniers jours, cette certitude s'effritait de plus en plus, alors que je le voyais de moins en moins. Ne restait de lui que le souvenir de nos étés passés et son image idéalisée. Il n'y avait que deux facettes à Milo pour moi : ce qu'il était quand on était tous les deux, et ce qu'il représentait le reste de l'année. Je me demandais de plus en plus pour quel côté j'étais tombée. Pouvait-on être amoureuse d'une personne entièrement imaginée ?
Henna n'avait pas envie de cuisiner, alors on a commandé des pizzas. Dans le courant de la soirée, mon téléphone a vibré sur la table, et j'ai reçu une notification d'Instagram. Quand je l'ai ouverte, j'ai découvert avec surprise qu'un certain @clementandco souhaitait suivre mon profil. J'ai accepté, à la fois impressionnée qu'il m'ait trouvée et soulagée de savoir qu'il ne m'en voulait pas pour la veille. D'un coup, je me suis souvenue que j'avais oublié son casque de l'appartement de Marin. Marin, le mec qu'il détestait... Bon, tant pis, je lui devais rendre sa clé, de toute manière, il n'y aurait qu'à faire l'échange. À peine ai-je eu le temps de le suivre en retour que j'ai reçu un DM.
« Une sortie en bateau demain après-midi, ça te dit ? »
J'ai souri à mon téléphone. Ma grand-mère m'a demandé pourquoi, j'ai secoué la tête, avant de taper :
« Une sortie dans ''le bateau de ton père'' ? »
« Oui, et si tu es sage, on fera même un autre tour en scooter », a-t-il répondu dans la seconde.
« Je croyais que c'était un Vespa... »
Il n'a renvoyé qu'un emoji qui rit aux larmes. Puis, quelques secondes plus tard, le point et l'heure du rendez-vous. J'ai posé mon téléphone, à la fois pour ne pas délaisser ma grand-mère, et parce qu'il fallait aussi entretenir le mystère...
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