5 : La goutte tombée du ciel
D'autres s'étaient joints à la fête, on avait aussi récupéré une enceinte pour casser la monotonie des discussions. Le creux des falaises faisait caisse de résonance et tout le monde dansait. Les filles s'amusaient, et moi j'étais assise dans un coin, contre un rocher, à ressasser mes mauvais sentiments. J'avais lamentablement échoué avec Clément à partir du moment où ses potes avaient voulu se baigner et que j'avais refusé de les suivre. Peu importe, c'était un toquard, de toute manière. Je n'en savais rien, pour dire vrai, je n'avais pas eu le temps de lui parler, prise dans les murmures du cercle, mais il me donnait l'impression d'être un sacré toquard. C'était suffisant.
Émerante et Antonia ont tenté plusieurs fois de me faire danser, mais elles ont raté à chaque fois. Un moment, j'ai hésité à leur proposer de partir, et d'aller rejoindre Milo comme il nous l'avait proposé. Mais à quoi bon ? Pour que l'on passe une soirée ennuyante à souhait où il finirait par nous planter ? Cela ne servait à rien de se faire plus de mal.
La seule consolation de cette soirée résidait dans le ciel qui se faisait de plus en plus menaçant. Avec un peu de chance, un orage passerait et nous forcerait à lever le camp. Je pourrais alors rentrer chez moi me coucher. Si Émerante n'avait pas la bonne idée de continuer autre part. Je fixais le fond de mon verre depuis plusieurs minutes, sans la moindre motivation pour aller le remplir. Les quelques vapeurs d'alcool qui me tournaient la tête s'étaient dissipées depuis longtemps, il ne me restait plus rien pour faire barrage à ma tristesse.
J'ai regardé le groupe de baigneurs à quelques mètres de là, et j'ai aperçu que l'un d'entre eux sortait de l'eau. Ils se ressemblaient tous, gringalets avec des brindilles à la place des bras, mais quand j'ai vu que le garçon se dirigeait vers moi, j'ai compris qu'il s'agissait de Clément. Il a à peine fait un détour pour récupérer sa serviette, et s'est étalé dans le sable à mes pieds, encore trempé. J'ai eu un pincement au cœur. C'était de cette exacte que manière que j'avais revu Milo pour la première fois de l'été.
─ Elle est bonne ? lui ai-je lancé pour briser la glace.
─ Elle est un peu salée.
J'ai pouffé avec mépris. Il se croyait drôle.
─ Tu as l'air de beaucoup t'amuser, ici, dis-moi.
─ C'est la meilleure soirée de ma vie, ai-je répliqué avec cynisme.
Je regardais le fond de mon verre, faisant tourner les quelques gouttes qui y restaient. Le visage de Clément était face au feu, et je n'avais qu'à lever les yeux pour voir son visage s'animer de tout ses tics railleurs. Je n'étais pas d'humeur.
─ C'est peut-être le bon moment pour aller faire un tour en scooter, non ?
Son insistance en devenait presque honorable.
─ Je ne vais pas aller faire un tour en scooter avec toi, tu es trempé.
─ Je peux me sécher.
─ Tu as bu.
─ Non, a-t-il affirmé.
Et c'était vrai. Je l'avais observé, il n'avait pas touché à un seul verre de la soirée. J'ai soupiré, avant de lui demander :
─ Ça a déjà marché ?
─ De quoi ?
─ Ta technique pourrie pour accoster les filles. De leur proposer un tour en scooter et passer pour un gros lourd.
─ Non, a avoué Clément.
─ Alors pourquoi tu continues ?
Il a haussé les épaules.
─ Peut-être qu'un jour, ça fonctionnera. La preuve, tout à l'heure, tu t'es assise à côté de moi.
─ C'était parce que... ai-je commencé avant de me rétracter. Laisse tomber, ça n'a pas d'importance.
Un blanc s'est installé entre nous. Autour, il y avait des dizaines de bruits, la musique, les rires, les éclats de voix et les remous de la mer, mais je ne parvenais à me concentrer sur aucun d'entre eux. J'avais eu cette impression stupide qu'en raccrochant au nez de Milo, j'allais en avoir terminé avec lui. Je m'étais lourdement trompée. Au mieux, j'avais juste accéléré le moment où mon cœur se briserait pour de bon. Je repensais aux instants que l'on avait partagés, et j'essayais de m'imaginer où j'avais fait des faux pas. Quand avais-je mal interprété les signes ? Comment n'avais-je pas réalisé plus tôt qu'il s'en fichait ? Et les filles... Pourquoi les filles n'avaient-elles jamais rien dit ? Est-ce qu'il s'était joué de nous toutes ? J'avais du mal à prendre Milo pour un manipulateur, c'était forcément ma faute. J'avais dû me monter la tête.
Clément m'a ramené à la réalité, et mon silence a dû lui être révélateur, puisqu'il m'a réconfortée.
─ Eh, peu importe qui c'était, ce mec, il en valait pas le coup.
─ Y a pas de mec, ai-je rétorqué aussitôt, sur la défensive.
L'idée qu'il puisse lire à travers moi m'était insupportable.
─ Je suis pas débile, j'ai eu le cœur brisé moi aussi, je sais à quoi ça ressemble.
─ Oui, j'en suis certaine, par une fille qui n'a pas voulu monter sur ton scooter.
─ Ni sur mon scooter, ni sur le bateau de mon père. Un traumatisme...
J'ai laissé échapper un rire sincère. Je ne savais comment me positionner par rapport à lui. Clément apparaissait être à la fois un parfait abruti et un esprit vif. Presque comme s'il jouait avec l'image qu'il renvoyait aux autres. Le numéro d'équilibriste auquel il se prêtait me troublait, j'étais curieuse d'en apprendre plus sur lui, tout en ayant l'envie qu'il me laisse tranquille à ressasser mes pensées tristes.
J'ai enfin levé les yeux sur lui, et j'ai rougi en réalisant que lui me fixait depuis tout ce temps. Nos regards se sont soutenus pendant quelques secondes, jusqu'à ce que je cède, retroussant les lèvres, mal à l'aise. Comme il ne disait rien, et que le silence entre nous me donnait des frissons de gêne, j'ai dit :
─ Je peux te poser une question ?
─ C'est à propos de la tache ? a-t-il deviné.
Je n'ai pas confirmé, de crainte que la question ne soit déplacée. Clément a quand même répondu :
─ C'est juste une grosse tache de naissance.
─ Oh, OK... ai-je soufflé. Je croyais que tu t'étais brûlé ou un truc comme ça.
─ Ah ! Non, pardon, j'ai menti. Bien sûr, c'est une cicatrice de la fois où j'ai sauvé un bébé d'un immeuble en feu.
─ Mmh, c'est vrai, maintenant je me souviens, il y avait eu un reportage à la télévision : « Le jeune Charles-Henri sauve la vie d'un nourrisson en sautant du quatrième étage d'un bureau en feu de La Défense. »
─ C'était moi, a-t-il dit avec conviction.
J'ai souri, j'ai même réussi à le regarder à nouveau. Soudain, Antonia et Émerante sont apparues derrière lui, et m'ont dit qu'elles montaient à la voiture pour prendre leurs maillots. Elles m'ont demandé si je voulais les accompagner. J'ai affirmé que non, elles ont insisté, moi aussi, et les filles m'ont dévisagée longuement, Émerante faisant des aller-retours des yeux entre Clément et moi. Discrètement, j'ai secoué la tête, et mon amie m'a signifié en silence qu'elle n'approuvait pas. Elles sont parties, laissant Clément perplexe. Je lui ai glissé une explication :
─ Elles s'assuraient que je n'étais pas piégée avec un mec relou.
─ Hein ?
─ Tu sais... Quand les filles voient une de leurs amies en train de discuter avec un gars, elles viennent vérifier qu'il n'est pas en train de l'embêter. Elles inventent une excuse, comme quoi elles ont besoin d'aller aux toilettes, un truc comme ça, pour fournir un prétexte à leur amie si elle veut partir.
─ Les filles font ça ? s'est étonné Clément. Merde... Ça explique beaucoup de choses.
─ Ne le répète pas, ai-je ordonné avec douceur.
Un sourire fier s'est dessiné sur son visage.
─ Ça veut dire que tu ne penses pas que je suis relou ?
─ Non, ai-je réfuté. Ça veut dire que je te laisse une chance pour prouver que tu ne l'es pas.
Il a affiché une moue satisfaite, avant de répliquer :
─ Tu veux pas faire un tour de scooter ?
─ Oh putain...
Mais cette fois-ci, il l'avait fait exprès, alors je le lui pardonnais.
L'orage a grondé pour la première fois aux alentours d'une heure du matin. Antonia et Émerante étaient alors dans l'eau, avec beaucoup d'autres, et d'un coup, on les a tous vus en sortir en courant. Rémi affirmait que le tonnerre était trop proche, et il avait peur que la foudre ne s'abatte sur le rivage. Si vous voulez mon avis, les probabilités étaient minces, mais comme Rémi était le papa de la bande, tout le monde a pris ses mots pour la parole divine. Le premier éclair a zébré la nuit, éclairant le ciel sombre, et très vite, j'ai senti une goutte sur mon bras, puis une autre, et dans un mouvement de précipitation générale, tout le monde a récupéré ses affaires pour ficher le camp avant d'être surpris par l'averse. La marée grimpait dangereusement sur le petit banc de sable, on aurait dû lever la fête d'ici une heure ou deux dans tous les cas.
Clément a aidé à éteindre le feu pendant que je grimpais le chemin derrière les filles. Je me suis retournée avant de le perdre de vue. On avait bien discuté pendant que mes amies se baignaient, et mes soupçons s'étaient confirmés : Clément donnait l'air d'avoir un bocal à poissons à la place du cerveau, mais il cachait de belles réflexions. Je n'en avais eu qu'un mince aperçu, et il était trop dommage que la pluie y mette fin de manière si abrupte. Je n'avais pas son numéro, et la ville n'était peut-être pas grande, je n'avais pas envie d'attendre de tomber sur lui par hasard. Alors quand les filles sont grimpées dans la voiture, Émerante ayant déplié la capote, j'ai laissé mes affaires sur la banquette arrière et leur ai dit de rentrer sans moi.
─ Alma, qu'est-ce que tu racontes ? s'est agacée Émerante. Monte !
La pluie se faisait de plus en plus forte, mes tongs couinaient quand je marchais.
─ Je t'assure, allez-y, je vais me démerder.
─ Si tu pars avec ce mec en scooter...
─ Mais non ! Je rentrerai avec Rémi, il habite après la maison de ma grand-mère.
─ Alma... n'a pas lâché mon amie.
Je lui ai fait signe de partir avec ma main, et Émerante a été plus que réticente à l'idée. Sur le parking, les voitures et autres scooters sortaient déjà pour s'engager sur la route sinueuse de la côte. Les filles ne voulaient pas les suivre, ne me faisant pas confiance, et une part des mois les comprenait. À leur place, j'aurais aussi insisté pour me faire grimper dans cette voiture. Mais j'étais déterminée, je leur ai fait de grands signes avec les bras, et face à mon refus catégorique de les rejoindre, les filles ont fini par céder, m'affirmant d'appeler s'il y avait le moindre problème. J'ai acquiescé, et c'est en les voyant quitter le parking que j'ai réalisé que mon portable était sur la banquette arrière. Oups...
J'étais trempée, les cheveux dégoulinants quand Clément est remonté avec Rémi de la plage, un sac poubelle rempli de bouteilles vides dans une main, une pile d'écocups dans l'autre. Dans le noir, je n'ai pas vu l'expression de son visage en m'apercevant. Le tonnerre a grondé, l'averse s'est calmée un peu.
─ Qu'est-ce que tu fais encore là ? m'a-t-il lancé en s'arrêtant sur le chemin de la voiture de Rémi.
─ Tu as un second casque ? ai-je rétorqué, haussant la voix pour couvrir le bruit de la pluie.
Malgré la pénombre, un sourire a illuminé son visage. Il m'a fait signe d'attendre pendant qu'il se libérait du sac. Rémi nous a demandé si l'on voulait qu'il nous ramène, mais on a refusé. Lui aussi a été un peu réticent à l'idée de nous laisser partir en scooter sous une averse, mais Clément n'avait pas bu, contrairement à beaucoup d'autres – même Émerante... - il était peut-être l'option la plus fiable de toutes.
Les phares de la voiture de notre ami se sont faits un chemin jusqu'à la route, il ne restait plus que Clément, le scooter et moi sur le parking. On était tous les deux mouillés de la tête aux pieds, mais l'atmosphère orageuse de la nuit et la pluie tiède nous réchauffaient. Clément a récupéré son casque attaché à sa roue, et en a sorti un autre de son coffre. Je lui ai demandé :
─ Tu le gardes au cas où une fille accepte de faire un tour avec toi ?
─ T'as tout compris.
J'ai enfoncé le casque sur mon crâne, et comme mes doigts glissaient à cause de la pluie, Clément a dû m'aider à l'attacher. Ses mains ont effleuré mon visage, il était bien plus grand que moi, j'ai levé les yeux sur lui pendant qu'il était concentré. Ses boucles trempées tombaient sur son front. Un éclair au-dessus de la mer a éclairé son visage une milliseconde, j'ai senti mon cœur s'emballer. Il y a quelques heures à peine, je ne pouvais pas voir ce mec en peinture... Moi et mon cœur d'artichaut.
Clément a démarré son scooter, et a roulé jusqu'à moi. Je suis grimpé à l'arrière, et il m'a indiquée, en hurlant presque :
─ Soit tu t'accroches à moi, soit tu t'accroches aux poignées, mais elles risquent de glisser avec la pluie.
D'abord, j'ai roulé les yeux pensant : « Mais bien sûr... » Pour ne pas lui faire le plaisir de me cramponner à sa taille, j'ai empoigné fermement l'arrière du scooter, mais dès qu'il a donné un coup d'accélérateur, je suis partie en arrière, et ma main a perdu sa grippe. J'ai manqué de tomber et ai dû me résigner à ceinturer Clément. On est sorti du parking et la pluie a repris de plus belle, fouettant mes jambes nues.
En pleine nuit, on a sinué sur la corniche, avec un phare éclairant à peine les quelques mètres devant nous. Je n'entendais même plus le bruit du moteur avec le tonnerre et l'eau qui frappait le bitume. Le scooter ne roulait pas vite, mais dans l'épaisseur de la nuit et du rideau qui nous enveloppait, il m'a semblé qu'il allait à toute allure. Encore plus quand on a pris la descente qui nous menait au centre-ville. J'ai entendu Clément crier sous son casque, mais je n'ai rien perçu de plus qu'un écho de voix.
─ Quoi ? ai-je hurlé.
Il a crié de nouveau, cette fois, j'ai compris.
─ On va où ?
Je n'y avais même pas réfléchi, je m'étais dit qu'il aurait eu une idée. Je n'avais plus envie de rentrer, il n'était pas tard, et un regain d'énergie me secouait. Je lui ai désigné le centre-ville, où quelques bars étaient encore allumés, on improviserait là-bas. Il a acquiescé et a continué sur la route déserte. La pluie reprenait son souffle, l'orage s'éloignait. Les premières ombres des bateaux amarrés aux ports nous entourèrent, alors que le chemin se pavaient sous les roues. Clément a ralenti et s'est garé sur un trottoir, je me suis décroché de lui, quelque rouge aux joues, et suis descendue.
Il ne pleuvait plus, mais moi, je gouttais toujours, mes vêtements collés à ma peau, mes cheveux rassemblés en grosses mèches dans mon dos. Je les ai essorés sur le pavé. Clément a retiré son casque pour secouer lui aussi ses boucles.
─ Tu veux faire quoi ?
J'ai haussé les épaules. Il n'y avait plus que lui et moi. Pas de copines, pas de potes, pas d'obligation ou de comptes à rendre. On aurait pu tout faire à cet instant, et je ne savais pas ce que je voulais. Mon estomac s'est noué. C'était la première fois que j'étais seule à seule avec un garçon qui n'était pas Milo.
─ Tu peux venir dormir chez moi, si tu veux, mon père habite la rue d'à-côté.
J'ai hésité, tiraillée entre l'envie de continuer cette soirée et la crainte de me retrouver à ce point seule avec lui. C'était un peu précipité, non ? Et s'il voulait aller plus loin ? Enfin, je n'étais pas dupe, je voyais bien que je lui plaisais, et je savais que si je disais oui, il allait s'imaginer que c'était réciproque. Mais... ça l'était un peu, non ? Oui, mais pas jusque là. Mince, j'étais peut-être bloquée... Oh, j'aurais dû rentrer avec les filles, qu'est-ce que je pouvais être bête parfois !
─ Yo, Alma !
J'ai cherché d'où venait la voix, Clément aussi.
─ Lève la tête.
Ce que j'ai fait, et j'ai découvert, au-dessus de nous, penché sur le rebord d'une fenêtre au premier étage d'un vieil immeuble de famille, un visage familier.
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