3 : Le scooter au milieu de la route
Je me suis réveillée coincée entre les fesses d'Émerante et les seins d'Antonia. On était rentrées à la fermeture du bar sans Milo, qui voulait retrouver son pote. Voilà bien un truc que je ne comprenais pas avec les garçons ! Ils vous faisaient de grandes déclarations – ou à défauts de clairs sous-entendus – et puis ils vous laissaient en plan pour un mec qui les insultait sûrement dans leur dos. Ça m'avait mis en colère, j'avais encore pleuré. Les filles avaient dû me réconforter jusqu'à ce que je m'endorme.
Je pleurais beaucoup quand j'avais bu.
Je me suis extirpée hors du lit pour attraper mon téléphone et découvrir avec horreur qu'il était 8 heures du matin. J'avais envie de rentrer, de prendre une douche et le petit-déjeuner avec ma grand-mère. J'ai détaillé les filles profondément endormies, Émerante n'accepterait jamais de se réveiller pour me ramener. Tant pis, je n'avais qu'à marcher. Ce n'était pas une trotte si longue que ça. En silence, je me suis habillée – j'aurais pu faire un boucan incroyable qu'elles n'auraient pas froncé le nez – avant de me glisser hors de la villa du père d'Antonia.
Dehors, le soleil dardait déjà ses rayons ; sur la plage, de l'autre côté de la route, on installait les premiers transats, où des hommes fripés par le bronzage s'allongeaient avec un magazine de mots fléchés. J'ai vu notre falaise de l'autre côté du port. C'était à tout casser une bonne heure de marche. J'arriverai bien avant que le café n'ait refroidi.
J'avais à peine fait quelques mètres que j'étais déjà transpirante sous mes manches longues et mon jean. Je me suis souvenue que j'avais mon maillot en-dessous, j'ai fait tomber le haut pour l'accrocher à ma taille et j'ai tracé ma route sur le bas-côté, repensant à Milo. Son comportement de la veille restait un mystère. D'abord la main sur ma cuisse, puis la tendresse avec laquelle ses doigts avaient entrelacé les miens dans la voiture, et ce murmure après avoir trinqué. C'était trop beau, comme s'il avait tout préparé depuis des semaines et qu'il n'attendait que mon retour. J'aurais dû m'en réjouir, mais la manière dont il nous avait laissées tomber à la fin de la soirée... Quel abruti ! Il me poussait à me faire des films, à me dire qu'on irait sur la plage, et que l'on s'embrasserait enfin. Puis il brisait tout espoir. Ce mec, je le jure, ce mec...
La sueur trempait ma nuque alors que je longeais la plage. Soudain, dans mon dos, j'ai entendu un bruit aigu de klaxon, et dans la seconde, un scooter passa sur ma gauche, filant à toute allure sur la route, laissant derrière lui une silhouette casquée. Par réflexe, j'ai levé un doigt d'honneur. Le scooter a alors ralenti alors que je fronçai les sourcils, puis il a fait demi-tour sur la route déserte avant. Alors, j'ai vu le type repasser devant moi, me klaxonner à nouveau et imité mon doigt d'honneur avec insolence.
─ C'est quoi ton problème ? lui ai-je lancé.
Il a refait un petit tour et cette fois-ci s'est arrêté à ma hauteur.
─ Il est joli ton maillot de bain.
─ Dégage !
─ Tu vas où ? Tu veux que je t'emmène ?
J'ai eu un moment de suspens, éberluée par son culot. Je l'ai détaillé et sa tête ne me revenait pas du tout. Il avait un nez pointu, qui soutenait des lunettes de soleil trop grosses pour sa tête, des boucles grasses qui dépassaient de son casque et une immense plaque rouge à la naissance de son cou et remontant le long de sa joue droite.
─ Dégage, ai-je répété.
─ Où que tu ailles, tu iras plus vite si je te prends derrière, insistait-il.
─ Je veux pas monter sur ton scooter tout pourri.
─ C'est pas un scooter, c'est un Vespa.
─ Est-ce que j'ai l'air d'en avoir quelque chose à foutre ? ai-je persiflé.
Le type m'a regardée de haut en bas, avant de souffler d'un air suffisant. Il a fait crier le moteur de son scooter, avant de redémarrer aussi sec. Il a filé sur la route, je lui ai fait un autre doigt d'honneur.
Pour remonter sur la falaise, il fallait passer par le centre-ville et le port. J'ai découvert avec stupéfaction, marchant devant le bar de la veille, Milo installé à la terrasse, face à la mer. Il avait des lunettes de soleil rondes, un tee-shirt vert qui faisait ressortir son bronzage et versait le sachet de sucre dans son café. Il semblait mener sa meilleure vie. J'ai hésité à aller le voir, encore vexée de son abandon de la veille. Et si tous ses gestes, toutes ses paroles n'avaient eu aucune valeur ? S'il ne les avait prononcées que sous l'effet de l'alcool ? J'ai dégluti, la gorge serrée. J'étais plantée au milieu du trottoir depuis quelques secondes quand un livreur me bouscula, me pressant de me pousser. Je me souviens m'être dit : « Tant pis, tu n'as qu'à faire comme si de rien n'était. » C'était un de mes meilleurs amis ici Il n'y avait rien d'étrange à venir lui parler.
Je me suis présentée à sa table, je n'ai rien vu de son expression mis à part son sourire.
─ T'es matinale, a-t-il lancé.
─ Et toi donc.
─ Je ne me suis pas couché, a avoué Milo.
J'ai froncé les sourcils en tirant une chaise. Comment ça, il ne s'était pas couché ? Alors il avait continué la fête après notre départ ? Où était-il allé ? Qui avait-il rencontré ? Est-ce qu'il y avait eu d'autres filles ? Milo a poussé un long soupir et a versé un autre sachet de sucre dans son minuscule café.
─ Je crois bien que je n'ai pas complètement dessoûlé non plus.
─ Qu'est-ce que vous avez fait ?
─ On est juste allé sur la plage avec Marin, on a bu des canons en pleurant sur la fin de la lycée.
─ Quel programme ! ai-je plaisanté, un peu rassurée.
─ Je ne te le fais pas dire. Tu veux un café ?
J'ai acquiescé, tant pis pour celui de Henna, elle comprendrait. De son siège, Milo a fait signe au gars à l'intérieur, c'était le même qu'hier. Il avait une tête fatiguée, et pas de lunettes de soleil pour cacher ses cernes. En silence, les deux garçons se sont compris.
─ Les filles ne sont pas là ? a demandé Milo.
─ Elles dorment. Je me suis dis que j'allais rentrer à pied. Tu sais que je me suis faite klaxonner sur le chemin ? Par un espèce de con avec une tête de rat.
─ Merde, désolé.
Il n'avait rien à dire de plus, et je lui en ai un peu voulu. J'ai mis ça sur le coup de sa gueule de bois. Son pote est revenu avec un plateau sur lequel trônaient deux cafés, un avec la soucoupe, le petit gâteau et un paquet de sucre, et un avec juste la tasse. Il a posé le premier devant moi et le second au bout de la table, avant de tirer une chaise et s'asseoir avec nous. Puis, nonchalamment, il a sorti son paquet de cigarette de sa poche et en a allumé une. Je l'ai détaillé. Ce gars n'avait pas l'air d'avoir tout juste terminé le lycée. Je lui aurais donné la vingtaine bien tassée. Il avait un tatouage qui partait de son biceps, disparaissait sous son tee-shirt et remontait dans son cou. Marin – c'était ça ? - a soufflé la fumée en prenant le soin de s'écarter, pour ne pas m'asphyxier.
─ Je suis mort, a-t-il maugréé.
─ Allez, l'a encouragé Milo. Tu termines à 11 heures.
─ Je reprends à 19, et je termine à 2.
─ Ça n'a pas l'air légal, suis-je intervenue.
Marin a froncé les sourcils, me dévisageant comme si je venais d'une autre planète.
─ Ça ne l'est pas. C'est le principe d'être saisonnier.
Milo s'étira comme un chat, avant de répliquer.
─ On ne connaît pas ça, nous. On est des gosses de riches, tu sais bien.
─ Ta mère roule en Twingo, a ri Marin. Mais oui, si tu veux.
─ C'est une très belle Twingo, s'est défendu Milo.
J'écoutais leur conversation sans trop y trouver ma place, buvant mon café par petites gorgées. Milo a désigné le sachet de sucre dans la soucoupe, et je lui ai fait signe qu'il pouvait le prendre. Alors, il a versé un troisième paquet dans son espresso. La tasse ne devait même plus avoir un goutte de café.
J'ai tourné la tête pour épouser la plage du regard. Les premières familles arrivaient déjà, celles des campings alentours qui venaient y passer la journée. Si on avait de la chance, on pouvait les voir devenir de plus en plus rouges au fur et à mesure que le soleil suivait sa courbe. Elles repartaient le soir en marchant en canard, cramées. Un détail a attiré mon attention : de l'autre côté de la route, il y avait un scooter garé, et à ses côtés, un mec qui le garait et prenait des affaires dans le coffre. Je l'ai reconnu immédiatement, même sans son casque, avec ses boucles tristes. Il a relevé la tête, et de ma chaise, j'ai réussi à apercevoir sa tâche rouge dans son cou. Je l'ai montré aux garçons d'un signe de tête aux garçons.
─ C'est ce type.
─ Hein ? a fait Milo.
Il avait déjà oublié.
─ Ce type qui m'a klaxonnée, il m'a reluquée sévère et voulait que je monte derrière lui.
─ Pourquoi tu mets pas ton tee-shirt aussi ? a demandé Milo.
J'ai ouvert la bouche comme un poisson.
─ Mec... l'a repris son pote.
─ Bon d'accord, c'est un con. Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ?
J'ai haussé les épaules, je n'en savais rien, je voulais juste le lui dire.
─ Parce que si tu comptes sur moi pour lui péter la gueule, ça ne va pas le faire Je suis taillé comme une crevette.
─ Mais non... ai-je tenté de protester.
─ On peut toujours demander à Marin.
─ Alors là ! Je ne me bats, moi, surtout pas contre des gosses de riches qui me foutraient des procès au cul.
Milo tourna la tête vers moi et haussa les épaules, désolé.
─ On peut pas lui péter la gueule, Alma. Tant pis pour toi.
J'ai senti la colère naître au creux de mon estomac. Pour le coup, celui que je trouvais le plus con dans l'histoire, c'était Milo. Je me suis dit qu'il était encore bourré de la veille, et qu'il ne pensait pas ce qu'il disait. C'était malheureusement une raison de plus pour penser que ces gestes et mots de la soirée n'avaient aucune importance. J'ai terminé mon café d'une traite et je me suis levée pour tailler ma route. Dans mon dos, je l'ai entendu rire et m'appeler :
─ Alma ! Alma, c'est bon, je déconnais. Te fâche pas ! Ah... trop tard, elle est partie.
J'ai roulé les yeux et serré les dents pour ne pas pleurer – pourquoi fallait-il toujours que je pleure à cause de lui ?
Je suis sortie du centre-ville et j'ai remis mon tee-shirt, tant pis pour la transpiration. J'étais arrivée au pied de la falaise quand dans mon dos, j'ai perçu le bruit familier d'un klaxon.
─ Oh putain... ai-je chuchoté.
Le mec au scooter s'est arrêté à ma hauteur.
─ Tu vas monter toute seule ? Tu risques de te fatiguer.
─ C'est quoi qui tourne pas rond chez toi ? lui ai-je lancé, sur les nerfs.
Il m'a regardé avec une tête d'ahuri, la bouche ouverte. Même à travers les lunettes, je remarquais la stupidité de son regard. On aurait dit que son cerveau s'était vidé de toute substance. Il a repris :
─ Mon père a un bateau. Je peux t'emmener faire un tour si tu veux.
Malgré moi, j'ai ri et il a pris ma réaction pour une moquerie – pour être honnête, ça l'était.
─ Non ! Je ne veux pas aller sur le bateau de ton père.
─ C'est un beau bateau.
─ J'en ai rien à foutre.
Il a réfléchi à nouveau, avec sa tête de carpe.
─ Alors monte sur mon scooter.
─ Pourquoi ? lui ai-je demandé.
─ Parce que t'as besoin de grimper la falaise.
─ Non.
─ Tu n'as pas besoin de grimper la falaise ?
─ J'ai pas envie de grimper sur ton scooter.
Il a acquiescé, un sourire moqueur aux lèvres.
─ OK... OK, d'accord, a-t-il enfin compris – alléluia ! Mais sache que tu finiras par monter sur ce scooter avant la fin de l'été. Et peut-être même sur le bateau de mon père.
─ Ouais, si tu le dis...
Je n'y croyais pas le moins du monde.
─ Je m'appelle Clément, s'est-il présenté.
Je ne comptais pas donner mon vrai prénom à cet abruti, j'ai menti :
─ Moi, c'est Bérénice.
─ C'est pas ton prénom. T'as pas l'air d'une meuf qui s'appelle Bérénice.
─ Et Clément, c'est pas un prénom de mec qui a un père avec un bateau, je pense que tu t'appelles en réalité Charles-Henri.
Il n'a pas sourcillé. Il a pouffé avec dédain.
─ OK. À plus Bérénice.
─ Adieu, Charles-Henri.
Il a fait demi-tour pour repartir vers le centre-ville. J'ai regardé la route grimper devant moi, avant de prendre une longue inspiration pour me donner du courage dans mon ascension. Au moins, ce débile aura eu un mérite : je ne pensais plus à Milo et son comportement de con.
Quand je suis arrivée à la maison, ma grand-mère était installée sur la terrasse. Son café n'était pas terminé, alors je m'en suis servi un autre et me suis assise à côté d'elle. Elle regardait ses fleurs danser au rythme de la brise matinale dans un sourire satisfait. J'ai suivi ses yeux, mais me perdant dans mes pensées, j'ai soupiré.
─ Pourquoi les garçons sont aussi bêtes ? me suis-je plaint.
─ Parce que s'ils ne l'étaient pas, ils réaliseraient que les femmes dirigent le monde, et on serait dans un sacré pétrin.
J'ai ri, Henna m'a regardé du coin de l'œil, et voyant ma mine triste, elle m'a attrapé mes doigts et les a portés contre son cœur. J'ai dit :
─ Je devrais peut-être ne pas penser aux garçons de l'été, et faire la fête avec mes copines.
Ma grand-mère a agité sa main dans l'air, pour me signifier que je disais des bêtises.
─ Non ! Non ! C'est l'été, c'est le seul moment pour penser aux garçons. Vis ta vie, habibti, vis ta vie et pense aux garçons tant que tu en as encore la possibilité.
Je ne savais pas si c'était un bon conseil, mais c'était celui que j'avais envie d'entendre à cet instant précis. On a terminé notre café en silence, en regardant les fleurs remuer lentement. Quel délice !
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