2 : La bouteille de vin sur la table


On ne se débarrassait pas d'Antonia et Émerante facilement. Sans surprise, elles ont été invitées à manger le soir, pour fêter mon arrivée. Ma grand-mère cuisinait toujours pour un régiment, ce n'était pas la nourriture qui manquait. En attendant, on est allées faire un tour à la plage. Les filles y avaient passé la matinée.

─ Antonia a déjà récupéré quatre numéros, a affirmé Émerante.

─ Mensonge ! Juste trois. De toute façon, je m'en fiche, cette année, pas de garçons.

J'ai écarquillé les yeux à l'annonce, Émerante a posé une main rassurante sur mon bras.

─ Elle veut juste dire pas de garçons, mais plus de filles.

─ Ah, je suis rassurée, ai-je soufflé.

Antonia s'est contenté de rire et s'est tournée sur le ventre pour faire dorer son dos. D'un commun accord, on s'est arrêté de parler pour profiter du soleil. Une chaleur est née au creux de mon ventre. Voilà, j'y étais. À la plage, avec mes amies, qu'y avait-il de plus délicieux comme sentiment ? Un an d'attente récompensé et deux mois pour le savourer. Ce n'était pas seulement le farniente qui me réjouissait, mais aussi le reste. La voiture d'Émerante, nos dix-huit ans... la perspective de pouvoir aller dans les bars. Non qu'on ne s'y rendait pas déjà, les patrons n'étaient pas regardants, ils devaient faire leur business, mais à présent, c'était légal. J'avais toutes ces images qui se succédaient dans ma tête, celle d'un été mémorable.

Les yeux fermés, le soleil caressant ma peau, j'ai senti une piqûre de froid sur ma cheville. J'ai ouvert les yeux, avant de sursauter.

─ Je pensais que tu viendrais au moins me voir avant de te faire dorer la pilule.

Il était là, devant moi. Il venait de sortir de l'eau et s'était agenouillé en silence dans le sable à mes pieds. Il était devenu encore plus beau en l'espace d'un an, la mâchoire plus marquée, les épaules plus larges, les bras plus dessinés. Ses cheveux trempés gouttaient sur ma peau, j'ai eu un frisson. Il semblait content de sa petite entrée, puisqu'il affichait un sourire ravageur. Émerante a répondu avant moi, sans même ouvrir les yeux :

─ Elle a d'autres choses à faire que traîner avec des ringards dans ton genre.

Loin de se laisser atteindre par ses répliques cinglantes, Milo attrapa les pieds d'Émerante pour la tirer de sa serviette et la traîner dans le sable sur une dizaine de mètres. Mon amie criait, se débattait, attirant tous les regards autour de nous, et même l'attention d'Antonia, qui a relevé la tête de sa serviette, avant de la laisser tomber à nouveau, lasse et indifférente. Finalement, Milo a laissé Émerante à quelques mètres de la mer avant de courir vers moi, et bon sang, il n'avait pas le droit d'avoir autant de grâce dans ses gestes ! Il est arrivé à ma hauteur, a claqué ses mains pour se débarrasser du sable et a dit :

─ Alors, on en était où ? Ah oui, tu n'es pas venu me voir alors que ma propre mère a été te chercher ! Tu deviens plus impolie d'été en été, Alma !

─ Tu n'avais qu'à accompagner ta mère si tu étais si pressée de me voir ! ai-je répliqué.

─ J'étais peut-être occupé.

─ Ah oui ? Tu étais occupé à quoi ?

Il a réfléchi avant de lâcher :

─ Des... des trucs.

─ Des trucs ?

─ Des trucs, a-t-il affirmé. Eh, n'essaye pas de rejeter la faute sur moi !

J'y ai vu là l'occasion de le charrier un peu :

─ J'ai l'air de t'avoir manqué, en tout cas.

Milo a ricané.

─ Pas du tout, je suis juste un garçon très attaché à l'étiquette.

Émerante était revenue à nous, et pour se venger, elle a poussé Milo si fort qu'il en est tombé à la renverse.

─ Pauvre type, a-t-elle marmonné.

─ Princesse.

Ils faisaient semblant de se détester, mais ils ne trompaient personne. Ils s'adoraient. Émerante était toujours la première de nous trois à arriver ici ; en nous attendant, elle passait ses journées avec Milo, qui lui, ne partait jamais.

─ Vous venez ce soir chez Dounia ? a-t-il demandé aux filles.

─ Si elles ne viennent pas, ma grand-mère en ferait une syncope, ai-je ajouté.

─ Cool ! Alors ça vous dit d'aller boire un verre après ? J'ai un pote de lycée qui travaille dans un bar du centre. La musique est cool.

J'ai regardé Émerante et on a acquiescé en même temps. Antonia ne réagissait pas, le visage dans sa serviette. Elle avait creusé des trous dans le sable en dessus, un pour caler son visage, et deux autres ses seins. Émerante a gentiment tapoté son dos pour attirer son attention.

─ Eh ! Ce soir, bar ? Boire ? a-t-elle demandé en faisait le geste avec sa main.

─ Je suis pas débile, s'est agacé Antonia. Oui, c'est d'accord.

Ainsi, c'était décidé. J'ai regardé Milo, il m'a fait un clin d'œil. Mon visage cramait, et ça n'avait rien à voir avec le soleil de juillet.


**


Quand je suis descendue dans le salon, après ma douche, Milo et sa mère étaient déjà là. Ils venaient pour donner un coup de main, mais Henna ne laissait jamais personne s'approcher de sa cuisine. Je les soupçonnais d'avoir envie de prendre l'apéro et de ne pas pouvoir attendre 20 heures. Ils étaient appuyés contre l'îlot de la cuisine. Je débarquais au beau milieu d'une conversation. Nathalie piochait des cacahuètes, un verre de vin rouge à la main.

─ Je suis une maman cool, je ne vois pourquoi tu penserais que je ne suis pas une maman cool, argumentait-elle avec son fils.

─ Est-ce que tu es vraiment une maman cool ou est-ce que tu n'as simplement pas d'autorité ?

Elle a froncé les sourcils, offensée.

─ Si je savais qui était ton père, je t'enverrais chez lui pour que tu réfléchisses à ce que tu viens de dire, jeune homme !

─ Arrête de manger des cacahuètes, a déclaré Henna en tapant sur la main de Nathalie. Après tu viens te plaindre chez moi que tu as pris du poids et que tu vas devoir reprendre ton wéyete wouatcheurs, et tu reviendras pleurer trois semaines plus tard parce que c'est trop difficile.

Je suis restée à l'entrée du couloir, à les écouter, un sourire bête sur mes lèvres. Quand mes amis, au lycée, me demandaient comment je supportais de passer deux mois chez ma grand-mère, je ne savais pas comment leur expliquer. Comment leur dire que c'était pour ces moments-là que je revenais chaque année ? Pour ces instants fugaces d'un quotidien sans souci, sans prise de tête. Pas de transports en communs stressants, pas de télévision avec des chaînes d'infos en continu, parfois, j'oubliais mon téléphone pendant plusieurs jours. La vie était plus simple ici.

Milo a été le premier à m'apercevoir. Il s'était changé et douché depuis notre entrevue à la plage. Ce soir-là, il portait une tee-shirt blanc et un short beige. Il avait toujours eu ce style simple, avec des vêtements sans marques quand tous les autres garçons de la ville affichaient au moins un crocodile sur leur polo. Il ne demandait pas à être vu ou admiré. Peut-être était-ce qu'il habitait ici le reste de l'année, il n'avait rien à prouver. Milo a tiré un tabouret à côté de lui, silencieux, et j'ai senti mon cœur fondre. C'était un geste anodin, mais lourd de sens. Je me sens assis à côté de lui. Nathalie m'a servi un verre de vin sans même me demander mon avis.

─ Bon, les jeunes, qu'est-ce que vous comptez faire de votre été ?

─ Ils doivent ramasser mes cerises, a dit ma henna, le nez dans ses casseroles.

─ On doit ramasser les cerises, a répété Milo.

─ Alors si Dounia a le droit de vous exploiter un peu, moi aussi je vais le faire. J'ai un vernissage à la fin du mois. J'aurais besoin de mains pour aider à tout préparer.

─ Est-ce que tu nous as posé la question uniquement pour nous piéger et nous forcer à t'aider ? l'a interrogée son fils.

─ Oui.

Elle a bu une gorgée, je l'ai imitée, retenant un rire.

─ Vous comptez m'aider ou pas ?

─ Est-ce qu'on a le choix ?

─ Bien sûr que non.

Milo et moi nous sommes regardés, j'ai haussé les épaules. Ça pouvait être marrant. Puis, si c'était une opportunité pour passer du temps avec lui... Je ne pouvais pas refuser. La sonnette de la porte d'entrée a retenti, et j'ai été ouvrir aux filles. Elles étaient apprêtées, maquillées, Antonia avait même rasées ses jambes entre temps. Il était bien plus tôt que 20 heures, et elles avaient aussi amené une bouteille de vin.

─ Déjà là ? a dit Milo. Vous êtes en avance.

─ On espérait pouvoir parler un peu sur ta gueule avant que tu arrives, mais visiblement, c'est loupé.

─ Tatata, s'est interposé ma grand-mère, pas de mauvaise langue dans ma maison. Ouh là, vous êtes jolies ? C'est pour moi que vous vous êtes faites belles comme ça ?

Ovviamente Henna, a rétorqué Antonia.

Ma grand-mère a embrassé ses deux mains avant de les tendre vers les filles, puis elle s'est remise à sa cuisine. Je la connaissais trop bien pour savoir qu'à cet instant, elle était heureuse. Elle n'avait jamais rien demandé d'autre qu'être entourée.

Nathalie a servi les filles d'un verre de vin, et les a encouragées à manger des cacahuètes pour éviter qu'elle-même ne termine le bol. Leur arrivée à l'îlot a eu pour conséquence de se serrer un peu, et ma cuisse s'est retrouvée contre celle de Milo. Je n'en aurais trop rien pensé, s'il n'avait pas posé sa main sur ma jambe. Comme nos corps était à l'abri des regards, personne ne s'en apercevait. Il parlait, faisait mine de rien, mais en réalité, ses doigts caressaient mon pantalon. Mon pouls s'est accéléré, je ne savais pas ce qu'il lui prenait.

Puis ma grand-mère a ordonné de passer à table, alors il a retiré sa main. Sans un mot, sans un regard. Il m'a laissé sans explication, avec le seul souvenir de ce contact impromptu gravé dans mon esprit. Je me suis assise à côté d'Antonia pendant le repas.

Nathalie avait de bons réflexes, mais pas ceux que l'on pensait. Dès qu'un verre était vide, elle saisissait machinalement la bouteille au milieu de la table et le remplissait. Si la bouteille elle-même arrivait à sa fin, elle se levait, continuant la discussion de la cuisine, et on entendant juste le pop du bouchon qu'elle venait de retirer. Elle revenait, posait la bouteille, et resservait les verres vides, si bien qu'un moment ma henna a du poser sa main par-dessus le sien.

─ Non, non, je suis vieille, je vois déjà mal, pas la peine d'en rajouter.

Émerante aussi avait arrêté après l'apéritif, car elle conduisait plus tard. Mais nous, les autres, on buvait plus que de raison. Au dessert, le monde autour de moi était devenu plus mou, comme si j'évoluais dans de l'eau. Milo a regardé sa montre.

─ On devrait bientôt y aller.

─ Je ne suis pas prête ! me suis-je exclamée.

─ Alors vas-y !

Difficilement, je me suis levée de ma chaise, me disant que la seule raison pour laquelle ma grand-mère ne me jugeait pas, c'était qu'elle était dans le même état. Une fois dans ma chambre, j'ai fait face à valise, que je n'avais même déballée. Il me fallait une tenue qui fasse son effet. J'ai repensé à la main de Milo sur ma cuisse, c'était peut-être ce soir le grand moment. Plus tôt que je le pensais, même si, après toutes ces années, c'était en réalité une éternité. Je voulais revenir dans le salon et qu'il se dise : « Wouah, pourquoi ai-je attendu tout ce temps ? » Je n'étais pas sûre d'avoir pris ça dans mes bagages.

Quelqu'un a frappé à ma porte, et Antonia est entrée. Elle a levé un sourcil.

─ Tu pleures ?

Je crois bien que oui, j'étais en train de chouiner parce que j'étais soûle et je n'avais pas la bonne tenue pour ce soir. J'ai bien essayé de lui expliqué, mais avec mon articulation de marin, elle n'a pas dû y comprendre grand-chose. Mais Antonia n'en avait pas besoin, elle connaissait toutes les détresses de l'âme, surtout celles qui concernaient les garçons. Elle m'a fait signe de me reculer, avant de mettre le nez dans ma valise. Elle en a sorti un haut blanc à manches longues, et je lui ai fait confiance, je me suis changé dans la salle de bain, et en me voyant dans le miroir, j'ai encore pleuré.

─ Je ressemble à une bonne sœur, ai-je geint, allongeant malgré moi la dernière syllabe.

Elle a levé un index et s'est avancé. Puis, sans prévenir, elle a tiré sur le col en V du haut, faisant sauter les boutons pressions qui s'y trouvaient. Je me suis retrouvé avec un décolleté plongeant, et je ne sais pas comment ni pourquoi, mais les verres de vin m'ont convaincue que c'était une bonne idée. J'ai arrêté de pleurer, j'ai même réussi à me maquiller. Quand on est sorties, Milo et Émerante nous attendaient dans l'entrée. J'ai guetté le regard de mon ami, pour voir si son œil pétillait. C'était ce qui disaient les romans. Ils disaient, quand un garçon voit la fille qu'il aime : « son œil pétillait ». Le sien ne pétillait pas, mais pour sa défense, je ne devais pas voir net.

Nathalie nous a assuré qu'elle aiderait Henna à se coucher, et cette dernière l'a frappée avec sa serviette en répétant qu'elle n'était pas infirme. On a grimpé dans la décapotable d'Émerante, Milo et moi sur la banquette arrière. Elle a mis la musique à fond avant de descendre la corniche sans lâcher la pédale d'accélérateur. La nuit était tombée sur la mer, la lune irradiant les vagues de ses lueurs blanches. Je ne me souviens plus très bien, mais je crois qu'à un moment, Milo m'a pris la main.


Quand nous sommes arrivés en centre-ville, l'ambiance battait déjà son plein. Les touristes avaient dû arriver dans la journée, comme moi, et tous les jeunes dont les parents possédaient des résidences secondaires dans le coin s'y étaient donné rendez-vous. Il fallait dire que le bar était bien placé, juste en face de la place. On pouvait même demander un gobelet en plastique pour aller y boire. Les poissons n'aimaient pas cette idée, mais les gens, eux adoraient. Émerante a râlé car elle ne trouvait pas de place où se garer, et il a fallu qu'on marche un sacré bout avant de rejoindre le bar. L'alcool commençait à redescendre. Les filles étaient devant, je traînais avec Milo à l'arrière, quand soudain, il me dit :

─ Tu sais, je plaisantais cet aprèm.

─ Mmh ? ai-je fait, concentrée sur mes pieds.

─ Bien sûr que tu m'as manquée.

J'ai relevé la tête, un sourire béat aux lèvres.

─ Je le savais.

─ Tu peux dire : « Toi aussi », comme tout le monde !

─ Toi aussi, ai-je dit sérieusement.

Il n'a rien répliqué, et s'est contenté d'un clin d'œil. Milo communiquait principalement avec des clins d'œil.

Comme on n'avançait pas assez vite au goût des filles, elles nous ont insultés dans différentes langues pour qu'on accélère le pas. On est arrivés au bord, la terrasse vomissait de personnes en chemises, avec des pulls nouées autour des épaules. Le comptoir était pris d'assaut. Milo nous a fait signe de le suivre.

─ Mon pote est derrière le bar, il va nous servir rapidement.

Comme les filles ne voulaient pas prendre un bain de foule, elles se sont contentées de donner leurs commandes, et Milo a attrapé ma main pour que je l'accompagne. J'ai frissonné. Bon sang, que lui prenait-il, ce soir ? Avait-il décidé, lui comme moi, que cet été, on arrêtait les conneries et on se comportait comme les adultes qu'on était censés être ? Derrière lui, tenant fermement sa main, je me suis faufilée entre les corps. On a trouvé au bout du bar et il m'a pointé du doigt le gars à l'autre extrémité. Un grand type baraqué au crâne rasé qui tirait des bières plus vite que son ombre. Milo l'appela pour attirer son attention :

─ Marin !

Par miracle, le gars avait entendu malgré le brouhaha. Il est venu à nous.

─ Salut, qu'est-ce que tu veux ?

J'ai excusé son ton agressif. Il transpirait comme un bœuf et tout le monde nous regardait mal car on leur était passé devant. Milo a commandé, j'ai payé, et quand le gars a posé les quatre verres devant nous, mon ami a tenté de faire la conversation.

─ Mec, je taffe là ! Prends ton verre et casse-toi pour laisser ta place.

Un peu penaud, Milo m'a fait signe de partir. Une fois dehors, je lui ai fait remarquer :

─ Pas cool, ton pote.

─ Il est cool, il est cool, m'assura Milo. Il était débordé, c'est tout.

À moi, il avait l'air d'un con fini, mais je lui ai laissé le bénéfice du doute. Les filles étaient parvenues à trouver un mange-debout, on s'est installé autour, avant de trinquer.

─ À l'été, lança Milo, qui n'avait pas trinqué avec nous l'après-midi. Et à toutes les soirées à venir où l'on finira tout nu à la mer.

─ Parle pour toi ! a fait Émerante.

─ Je t'accompagnerai, lui a assuré Antonia.

On a bu en chœur, et pendant que les filles se prenaient en vidéo pour Instagram, Milo s'est penché sur moi, et m'a chuchoté à l'oreille.

─ À notre été.

J'ai froncé les sourcils, le dévisageant longuement. Et vous savez ce qu'il a fait ? Il m'a fait ce foutu clin d'œil. Je n'y comprenais rien de rien, car on parlait du gars qui n'avait jamais osé ne serait-ce que me prendre dans ses bras. Je voulais tellement croire qu'il avait enfin vu la lumière que j'ai acquiescé avec candeur, des papillons dans le ventre. Alors... j'avais raison, cet été-là serait différent. J'ai bu à nouveau, heureuse. 

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