18 : La cabane sur la plage


 La nuit a des accents différents. Je n'ai jamais su l'expliquer. La nuit, c'est comme si tout était plus épais, plus dense. Le temps, les pensées, les émotions. Notre voix dans notre tête est plus forte, elle a plus d'impact, nos sentiments sont plus intenses et transforment radicalement notre perception de l'instant. Je ne sais pas si c'est l'obscurité qui fait cet effet ou bien la fatigue de la journée qui altère notre état. En revanche, ce dont je suis sûre, c'est qu'au petit matin, quand le jour est levé, tout ce voile opaque disparaît et une certaine clarté s'offre à nous. Alors, on repense aux événements de la nuit passée, à nos pensées sombres et lourdes, et l'on se demande ce qui a bien pu nous prendre. Je me réveille souvent avec la sensation que ce qui est arrivé la nuit d'avant n'était pas réel. C'est exactement ce qui m'a saisi quand je suis retombée sur le message de Milo au petit-déjeuner.

Pour ne rien cacher, je suis un peu une Instagirl. J'aime prendre un smoothie vert dans une jolie jarre le matin et un café au lait dans lequel je dessine un cœur. Toutes mes copines ont un flux coloré et pimpant, j'aime que le mien le soit aussi. Je prenais la photo sur le plan de travail blanc – comme quoi il est utile d'avoir une baraque d'architecte – quand j'ai reçu un message. C'était Milo à nouveau. Il me demandait si je voulais toujours aller à la plage aujourd'hui. Je me suis souvenue du SMS de la veille. Je l'ai relu, encore interloquée. Lui aussi avait dû le revoir, quand il m'avait écrit à nouveau. Qu'en avait-il repensé ? Avait-il eu honte de lui ? Ou tenait-il toujours les mêmes pensées désormais que l'alcool s'était dissipé ?

Je me suis prise à penser à Milo et moi. Pas seulement en tant qu'amis, mais en tant qu'un peu plus. J'aurais aimé que mon esprit ne divague pas de la sorte. Milo était à Alma, ma super copine toujours joyeuse et éperdument amoureuse de lui. Pour rien au monde je n'aurais voulu foutre la merde dans notre amitié. Puis, les cop's avant les mecs. Toujours. À jamais.

Seulement...

Seulement, j'étais une fille simple et en manque d'affection. Un gars s'intéressait à moi, et ma jugeote disparaissait. Il pouvait avoir tous les défauts du monde, il gardait une qualité considérable : il s'intéressait à moi. Par les temps qui courent, c'est une grande qualité. Il n'y avait rien de mal à la rêverie. Il ne se passerait rien avec Milo, mais la seule idée que ça « aurait pu » suffisait à rebooster mon ego.

J'ai accepté la sortie sur la plage, sans ambiguïté. Ses potes seraient présents, de toutes façons. J'ai aussi pris ma photo pour Instagram. Elle a bien fonctionné. Alma l'a aimé, et Antonia a commenté des emojis papillons. Peut-être que les papillons ont une signification différente en Italie...


**


Le rendez-vous donné par Milo n'était pas sur la grande plage en bas de chez lui. Il n'était pas non plus sur la crique des soirées. C'était une troisième plage plus éloignée, celle que les locaux appelaient Le spot, repaire des surfers débutants, confirmés, et des habitants du coin qui ne voulaient pas s'embarrasser des plages à touristes. Il fallait faire plus d'un quart d'heure de voiture pour s'y rendre, pour cette raison, j'avais dû y aller deux ou trois fois dans ma vie.

J'ai trouvé Milo sur le parking, assis dans le coffre ouvert d'une voiture. Son pote de la veille enfilait sa combinaison, la planche de surf reposait contre la carrosserie et une autre sortait du coffre.

─ Salut, ai-je lancé.

J'ai guetté sa réaction, pour y déceler le moindre tressautement, le moindre battement de cœur loupé. Rien. J'ai commencé à croire que le message d'hier soir résultait d'un pari, d'un défi demandé par un jeu d'alcool. Ce n'était sûrement rien. J'étais soulagée. Milo s'est contenté de me répondre d'un signe de la main, poing fermé, le pouce et l'auriculaire en l'air. « Ça farte » dans Brice de Nice. Je n'avais jamais vu le film, Alma m'avait dit qu'il ne valait pas le coup.

─ Tu surfes toi, maintenant ?

─ Non, a-t-il nié. Je viens en soutien émotionnel.

Son pote a pouffé pour se moquer.

─ C'est surtout que tu ne sais pas surfer, a-t-il avancé.

Milo s'est insurgé.

─ Moi ? Je ne sais pas ? Je surfais avant que tu sois né, coco.

─ Je suis plus vieux que toi.

Je suis plus vieux que toi, a-t-il répété d'une voix nasillarde. Je sais comment surfer, OK ? Je suis né sur une planche de surf. C'est juste qu'aujourd'hui, j'ai pas envie.

C'était du Milo tout craché. Il parlait énormément pour ne pas dire grand-chose. Généralement, plus il parlait, plus il pipeautait. Son pote et moi avons échangé un regard entendu : on savait.

─ J'aimerais bien savoir surfer, ai-je soufflé.

Les filles qui surfaient étaient cool et sans prise de tête. Elles riaient aux éclats à la moindre remarques et portaient des colliers de coquillages. Elles étaient aussi blondies par le soleil et minces comme des tops models. Je crois bien ne jamais avoir vu de surfeuse noire. C'est peut-être pour cela que je n'ai jamais pensé à apprendre. Inconsciemment, j'ai dû me dire que ce n'était pas pour moi.

─ Milo n'a qu'à t'apprendre, puisqu'il sait si bien surfer, a répliqué son pote – Marin ? Oui. Marin – avant d'ajouter. Les vagues sont bien pour les débutants en plus.

J'ai croisé le regard de Milo, il a haussé les épaules.

─ Si t'es partante, moi aussi.

─ J'ai pas de combinaison.

─ Je peux t'en trouver une, a affirmé Marin.

Il a remonté sa fermeture dans son dos d'un geste sec et nous a fiché la planche dans le coffre dans les bras de Milo. Ensemble, on est descendu sur la plage. C'était un endroit plus sauvage que le reste de la ville. Le sable était moins fin, les rochers s'enfonçaient plus loin dans l'océan. Il y avait une petite cabane à la sortie du chemin, une bicoque en bois devant laquelle s'alignaient des planches de surfs et une rambarde en bois où s'entreposaient des combinaisons dégoulinantes. Marin connaissait le propriétaire, il m'a dégoté une combinaison gratuitement.

Je m'étais assise sur la planche. Devant moi, Milo fixait l'horizon, les mains dans les poches. J'avais envie de lui poser des questions par rapport au message de la veille. Je m'en suis abstenue. Peut-être qu'en l'ignorant, tout partirait. Une brise secouait ses cheveux et faisait claquer son tee-shirt contre son torse. Sur le bord, le drapeau vert dansait. Marin est revenu avec une combinaison noire encore humide, elle pesait aussi lourd que moi. Je l'ai enfilé par-dessus mon maillot. Le pote de Milo m'a souhaité bon courage et a rejoint l'eau.

J'ai tiré sur la fermeture pour la remonter dans mon dos, c'était incroyablement satisfaisant d'entendre ce zip.

─ Et maintenant ? ai-je demandé à Milo.

─ On y va.

─ Je ne dois pas mettre de crème solaire ?

Je voyais toujours les surfers avec un trait blanc qui leur barrait le nez. Milo a soulevé un sourcil.

─ T'as pas besoin de crème solaire, toi, si ?

J'ai froncé les sourcils.

─ Si.

─ Oh... OK. Alors, vas-y, crème solaire, et on y va.

J'ai sorti mon tube de mon sac et je l'ai tendu à Milo avec un sourire. Je ne sais pas ce qui m'a pris. J'aurais pu le faire toute seule, mais je lui ai donné. J'ai regretté aussitôt, malgré l'euphorie qui m'agitait. Milo n'a même pas bronché, il a pris une perle de crème sur le bout de ses doigts et les a passé sur mes deux joues, puis sur le bout de mon nez. Mon pouls s'est accéléré. Il m'a rendu le tube.

─ À toi.

J'ai fait de même sur son visage. C'était super bizarre, presque intime, alors qu'on parlait de Milo et de moi, Émerante. Gênée, je me suis raclée la gorge et ai rangé mon tube. Milo a retiré son tee-shirt et on s'est dirigés vers l'océan, laissant nos affaires près de la cabane. C'était le plus avec ce genre de plage de locaux, ça ne craignait pas, tout le monde se faisait confiance.

Les quelques deux cents mètres ont été parcourus en silence. J'étais obligée de marcher près de Milo car le liche était enroulé autour de ma cheville. Arrivé sur le bord, l'eau était froide. Marin n'était déjà qu'une silhouette au large, j'ai rassemblé mes tresses en chignon.

─ On va commencer par te faire prendre la mousse, a affirmé Milo.

─ Pardon ?

─ La mousse. L'écume. Les vagues éclatées.

─ Je peux pas direct surfer dans les rouleaux et faire des figures ?

─ Tu peux. Mais tu vas te casser la gueule, a-t-il ri.

J'ai fait la moue. On s'est avancés dans l'eau, Milo a posé la planche devant moi, un air de « Maintenant, démerde-toi » sur le visage. J'étais encore en train de m'habituer à la température, et li courait déjà dans la prochaine vague pour piquer une tête. Quand il a émergé de l'eau, il m'a adressé deux pouces en l'air. Il n'avait même pas de combinaison. J'ai avancé, faisant glisser la planche à mes côtés, le froid me saisissant comme des milliers coups de poignards. Quand je suis arrivée à hauteur de Milo, je ne m'étais aventuré qu'à la taille.

─ Allez, chochotte, s'est-il moqué.

Je n'ai pas relevé. Une vague avançait vers nous, elle a éclaté à deux mètres. Sans réfléchir, j'ai plongé dedans, véritable claque. En sortant, j'ai essuyé l'eau de mon visage.

─ Elle est bonne, une fois dedans, ai-je dit.

Milo a ri avant de nager dans ma direction. On passait aux choses sérieuses.

─ Tu vas monter sur la planche, m'a-t-il indiqué.

─ Debout ?

─ Mais non. Allonge-toi, tu vas prendre quelques vagues avant de te mettre debout.

─ Des vagues de mousse ?

─ Bien, tu captes vite, a-t-il ironisé.

Pendant qu'il maintenait la planche pour éviter qu'elle ne dérive, je me suis étalée sur le ventre dessus. Milo a souri en me voyant.

─ Quoi ? ai-je fait.

─ Non rien. Je suis juste content de jouer le prof. Ça fait des années que je tanne Alma pour l'emmener surfer, elle n'a jamais voulu.

J'ai froncé les sourcils. Pourquoi me disait-il ça ? La comparaison avec Alma laissait un arrière-goût en bouche. Le SMS m'est revenu en mémoire et a fait monter le rouge à mes joues. Mais je n'ai pas eu le temps de m'épancher sur mes questionnements, car une vague venait d'éclater derrière nous.

─ Allez, go, go, go, a lancé Milo.

─ Hein ?

La vague est arrivée et Milo a lancé la planche en avant pour lui donner de l'élan. Mes doigts agrippaient fermement les bords. Quand la vague m'a emportée avec elle, j'ai crié sans faire exprès. Tout allait vite, je n'osais pas bouger. J'ai fini par la fermer, fixant avec de gros yeux le rivage qui se rapprochait. La vague s'est terminé au bord, et l'aileron a frotté le sable. J'étais toujours allongée sur ma planche quand Milo m'a rejoint.

─ Alors ?

J'ai mis un temps à répondre, encore secouée par l'adrénaline.

─ C'était trop bien, ai-je soufflé.

─ Tu peux descendre.

─ Ah, oui.

Mes jambes tremblaient quand je me suis relevée. Milo a pris la planche.

─ On y retourne ?

Ainsi, on y est retourné. J'ai pris une dizaine d'autres vagues avant d'oser me mettre debout pour la première fois. Ce fut une catastrophe. Je m'étais entraînée sur le bord, la planche dans le sable. En apparence, c'était simple : pousser les bras, replier les jambes, s'accroupir, se relever. Une fois dans l'eau, tous les gestes s'emmêlaient. Milo a lancé la planche, et quand j'étais bien embarqué dans la glisse, il a crié :

─ Debout, debout, debout !

J'ai tenté de me mettre debout, mais au moment de m'accroupir, j'ai basculé sur le côté, tombant dans l'eau. J'ai roulé en boule dans la vague, la planche continuant sa course et tirant sur le liche. J'ai bien cru que j'allais mourir – sans vouloir être dramatique. Quand j'ai émergé, Milo était à côté, sincèrement inquiet.

─ Ça va ?

─ Ça va, l'ai-je rassuré.

─ On recommence ?

On a recommencé, mais je ne suis pas parvenue à me mettre debout et surfer la vague. Je finissais par tomber à un moment ou un autre. Milo m'encourageait, mais ses efforts ne payaient jamais. Il se montrait d'une patience exemplaire, néanmoins. Au bout d'un certain temps, j'ai montré des signes de fatigue, le soleil amorçait déjà sa descente dans le ciel. Dans l'eau, on ne voyait pas les heures défiler, mais les ridules à mes doigts me laissaient penser qu'on barbotait depuis plusieurs heures. Marin était venu nous voir quelquefois, mais il restait bien loin de nous. Lui prenait de vraies vagues, pas de la mousse.

Quand on est remonté sur la plage, j'avais les jambes et les bras en compote. Milo a posé la planche sur le sable et je me suis allongée dessus, essoufflée, la couche de wax rugueuse contre ma joue. Il se séchait les cheveux, et a déclaré :

─ C'était cool.

─ C'était trop cool, ai-je confirmé.

─ On va boire une bière chez Marin ce soir, il commence à taffer demain. Tu viendras ?

J'ai acquiescé. La boule au creux de mon estomac avait réapparu. Du bout de l'ongle, j'ai gratté un morceau sur la planche, puis comme le silence se prolongeait et que je détestais ça, j'ai demandé :

─ Par rapport au message d'hier soir...

Milo m'a coupée net :

─ Ah ouais, déso. C'était pour un Piccolo.

J'ai acquiescé.

─ C'est ce que je m'étais dit.

Une part de moi était... déçue ? Pas parce que c'était Milo et qu'il y avait jamais eu quoi que ce soit entre nous, bien sûr, mais... parce que j'aimais bien l'idée qu'on s'intéresse à moi.

─ Tu ne le diras pas à Alma, hein ?

─ De quoi ? l'ai-je interrogé, confuse.

─ Que je t'ai envoyé ce message.

J'ai froncé les sourcils.

─ Si tu veux. Mais si c'était pour un jeu, je vois pas pourquoi ça lui poserait problème.

Il a rétorqué du tac-au-tac, saisissant de toute évidence la perche que je venais de lui tendre.

─ Ouais. Ouais, non, ouais. T'as raison. C'était pour un jeu.

D'un coup, je ne le croyais plus.

─ Je ne dirais rien à Alma, l'ai-je rassuré.

─ Merci.

Il s'est gratté le nez, mal à l'aise. Au loin, Marin sortait de l'eau, qui avait grappillé quelques dizaines de mètres sur la côte. Milo s'est relevé de sa serviette.

─ Je vais le voir.

Ainsi, il a pris la fuite, me laissant seule sur ma planche de surf. Il n'avait répondu à aucune de mes questions. Pire, je m'en posais encore plus. 

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