17 : Le mégot dans la bière


Mon père avait deux défauts. Le premier, il oubliait mon anniversaire. Trait de caractère certes agaçant, mais qui offrait des possibilités de rédemption. Le second, il roulait toujours trop vite. Pour celui-là, en revanche, j'avais perdu tout espoir. Chaque été, il faisait venir sa plus belle voiture de Dakar pour frimer sur les routes françaises, c'était la voiture « Juillet-août ». Le reste de l'année, elle restait dans le garage et il en astiquait les jantes avec un chiffon en micro-fibre. Entre Marseille, où l'on débarquait, et les vacances, il y avait près de dix heures de route, ça nous laissait le temps de flamboyer. Mais mon père roulait toujours trop vite. On a eu de la chance que l'accident ne nous aient pas été fatal. Pour Juillet-août, en revanche, il a fallu prier.

C'est arrivé au niveau de Toulouse, sur le périph'. Pourtant, les Toulousains sont polis sur leur périph', contrairement aux Bordelais. Mais l'accident à quand même eu lieu. Papa avait dit :

─ Ce n'est pas grave, Émerante, je vais amener la voiture au garage. On peut rester ici pendant quelques jours.

J'avais fait la moue. Toulouse fin juin, c'est une horreur. Puis, j'avais fait le tour de mon répertoire, aucune de mes connaissances ne s'y trouvait. Si c'était pour passer mes soirées à la terrasse du Bar Basque avec mon père, non merci. Comme il avait oublié mon anniversaire ce mois-ci, il était prêt à tout me céder. Je voulais juste un billet de train pour rejoindre les vacances pendant qu'il attendrait la voiture. Plutôt, il m'a offert ma propre voiture. Remarquez, ça fonctionne aussi.

Quand il m'a amenée chez le concessionnaire, j'ai testé mes limites, et lui ai demandé la décapotable. J'aurais cru à un refus, mais il n'a pas bronché et a sorti le chéquier. Il avait négocié de gros contrats au courant de l'année, je savais qu'il pouvait se le permettre. Il avait même décroché un article dans Metrodakar qui le définissait comme « L'homme d'affaires dont la ville a besoin ». Il avait appelé toute la famille dans le pays pour en parler. « Allô ? As-tu donc lu le journal ? Tu ne le lis pas ? Je vais te l'envoyer. » Le gros lourd. Mais je l'aimais, mon père, et pas que parce qu'il me payait une décapotable. Je n'avais que lui dans ma vie, et il avait le cœur sur la main.

Voici grosso modo l'histoire du début de mes vacances. Un accident, une nouvelle voiture, et la route à moi. J'étais arrivée à la résidence secondaire en soirée, à l'heure où les insectes diurnes cèdent leur place à ceux du soir, quand le ciel est rose, orange, rouge, tout sauf bleu. Mes jambes étaient tendues du long trajet, ma nuque ne me remerciait pas, mais mon corps pouvait râler tant qu'il voulait, mon esprit était comblé.

À peine entrée, les clés encore en main, je me suis postée sur la terrasse, un balcon suspendu au-dessus de la baie. J'ai épousé le paysage du regard et ai pris une inspiration mélancolique comme dans les films à l'eau de rose. Le bruissement des feuilles me parvenaient, agitées par la brise du soir. Au loin, des silhouettes surfaient les dernières vagues de la journée, minuscules dans leur combinaison noires, se laissant tomber en arrière dramatiquement lorsqu'ils arrivaient au bout du rouleau d'écume.

27 juin, premier jour de vacances. Antonia arrivait le 4, Alma le 10. Les autres années, en les attendant, je lisais, je remplissais les cahiers de vacances que mon père m'achetait. Mais j'étais une grande, à présent. Dix-huit ans, plus de cahiers de vacances. L'année prochaine, Paris, mon appartement, l'aventure. Mon père s'en rongeait déjà les doigts. Il aurait préféré me voir faire des études au Sénégal, sa plus grande peur, c'était que je ne revienne pas. Moi, je n'y croyais pas, j'aimais trop mes racines pour les arracher.

Je suis rentrée à l'intérieur. La maison sentait le désinfectant au citron. Au sol, certains endroits du sol n'avaient pas encore séché, la femme de ménage avait dû passer en catastrophe dans l'après-midi. Tout était blanc, immaculé. S'il y avait une décoration, elle était aussi blanche, si ce n'était pas blanc, ce n'était pas à sa place. J'ai posé les coudes sur l'îlot – blanc – une espèce de mastodonte de deux mètres sur deux en marbre, un truc de malade. Mon téléphone a vibré, c'était un message d'un numéro inconnu. J'ai froncé les sourcils.

« T'aurais pu prévenir. »

Une photo était attachée : une capture d'écran de ma localisation sur Snapchat, en voyant le bitmoji juste à côté, j'ai compris de qu'il s'agissait de Milo. J'ai répondu :

« Je viens littéralement d'arriver. »

« Et ??? C'est une raison ??? »

J'ai pouffé. Milo était de ces amis de vacances, ceux qu'on ne voit que l'été et qui ne donnent plus de nouvelles jusqu'à l'année suivante. C'était une tête de con, mais il était attachant. Ça faisait bien quatre ans que j'essayais de le caser avec ma copine Alma. Sans succès. Elle était trop timide et lui trop imprévisible. Parfois, j'avais envie de prendre leurs têtes et de les forcer à s'embrasser, comme dans la cour de récré. (Bien sûr, je ne le faisais pas).

Je n'ai pas su quoi répondre, mais Milo ne m'en a pas laissé le temps.

« Tu viens boire un coup ? »

« Je viens d'arriver... »

« Grosse lâche. Allez !! On est posés chez moi avec des potes. »

J'ai contemplé mon écran, hésitante. J'étais fatiguée du voyage et j'avais besoin d'une douche. Mais après tout, rien ne m'empêchait d'en prendre une avant d'y aller. J'ai accepté l'invitation de Milo. Pas de temps à perdre, les vacances, c'est du sport.


**


Il faisait nuit lorsque je me suis pointée chez Milo. Sa maison était un cabinet des curiosités. Elle était biscornue des agrandissements improvisés par sa mère et dépareillées des façades peintes de différentes couleurs selon les côtés. L'allée menant à la porte d'entrée était bordée de moulins à vents en papier et de nains de jardin fantaisie. Quand on sonnait, le début de Nocturne op.9 No.2 de Chopin retentissait. J'ai entendu un « Entrez » crié du jardin. À l'intérieur, les murs étaient faits de briques rouges et on ne voyait rien des meubles. Du sol au plafond, chaque recoin était décoré d'un bibelot. Là une grenouille en céramique, ici une lampe avec un abat-jour à frous-frous. Je ne parle même pas des toilettes avec un pan entier d'un mur incrusté de coquillages ou du plafond de la cuisine sur lequel avait été peint une version stylisée de La nuit étoilée. Face à mon show-room Ikea, cette maison d'artiste valait le détour. Un été, il y a deux ou trois ans, Nathalie, la mère de Milo, l'avait ouverte au public, histoire d'arrondir les fins de mois. Je m'en souviens bien, j'avais vendu les tickets avec Alma.

Pour rejoindre la terrasse, il fallait passer par une serre réaménagée en jardin aux papillons, avec des plantes suspendues et des pavés de toutes les couleurs. Il faisait noir, les papillons dormaient. Des voix parvenaient de dehors.

J'ai trouvé la bande de copains Milo autour de la table du jardin. Cette dernière était recouverte d'un joli amoncellement de cadavres de bouteilles de bières et de bols où ne traînaient que le sel des cacahuètes. Du regard, j'ai fait un tour des présents, je ne connaissais personne à part l'hôte. Zéro meuf, le malaise.

─ Salut, ai-je lancé timidement.

─ Ah ! T'es là ! Vas-y, assieds-toi.

Milo a tiré une chaise à côté de la mienne et m'a tendu une bière. La première gorgée était amère. Je ne buvais jamais en dehors des vacances, et surtout pas de la bière. Mon truc à moi, c'était les cocktails colorés, avec beaucoup de jus de fruits qui font oublier le goût infâme de l'alcool. Les garçons discutaient de foot, j'ai trouvé ça trop cliché.

En face de moi, un mec avec un chignon sortait un paquet de cigarettes, je lui ai demandé :

─ Je peux t'en taxer une ?

Pour seule réponse, il m'a lancé son paquet et son briquet. J'ai allumé la clope, inhalé la fumée en fermant les yeux. Fumer chez moi, avec mon père, ça aurait signé ma mort, je me contentais de piquer des cigarettes en soirée. Je refusais d'acheter mes propres paquets, on savait tous que c'était le début de la fin.

Milo s'est enfin tourné vers moi.

─ T'as bien roulé ?

C'était un peu bateau, mais ça faisait un an qu'on ne s'était pas vu. On avait besoin de temps pour reprendre nos marques.

─ Super. On a eu un accident à Toulouse, mon père est bloqué là-bas le temps qu'elle passe au garage. Du coup, il m'a acheté une voiture pour que je puisse venir plus tôt.

Milo a haussé les sourcils, le mec des cigarettes qui écoutait la conversation a demandé :

─ Ton père a eu un accident, du coup, il t'a acheté une voiture ?

J'ai senti le jugement dans sa voix.

─ Son père est pété de thunes, a expliqué Milo.

─ Mon père est pété de thunes, ai-je ajouté.

Le gars n'a rien ajouté. Milo m'a questionnée :

─ Tu as des nouvelles d'Alma ?

J'ai souri en l'entendant prononcer son prénom. Sa voix masquait mal l'affection qu'il portait à mon amie et la hâte qu'il avait de la voir.

─ Non, mais c'est Alma, elle ne répond jamais aux messages, tu sais bien.

Milo a acquiescé, un voile de déception dans les yeux. J'ai tenté de lui tirer les vers du nez.

─ Tu vas tenter un truc cet été ?

─ Hein ? s'est-il étranglé.

─ Allez, c'est bon, ça fait quatre ans que j'essaie de jouer les entremetteuses et à chaque fois, vous faites vos poules mouillées Tu vas tenter un truc cet été, oui ou non ?

─ Tu penses que je devrais ?

─ Bien sûr, l'ai-je encouragé.

Son regard s'est perdu devant lui.

─ Bon, OK, je vais tenter.

Son ton dépité m'a fait froncer les sourcils, j'ai fait tomber les cendres de ma cigarette dans une bouteille vide.

─ T'as pas l'air emballé.

─ Si, si. Enfin... Je sais pas. Je... J'ai pas pensé à Alma depuis l'année dernière.

─ Mais tu aimes bien Alma ? lui ai-je rappelé.

─ Je pense, ouais.

─ Tu penses ?

Milo a haussé les épaules.

─ Je suis attaché à elle, mais avec les années qui passent, je me vois de moins en moins avoir un truc avec elle.

Je ne le croyais pas. Pour être au cœur de l'affaire depuis aussi longtemps que je les connaissais, ces deux-là étaient des âmes sœurs. L'amour qu'ils partageaient les empêchaient justement de faire le premier pas.

─ C'est qu'elle n'est pas là, l'ai-je rassuré. Quand elle sera là, tu verras.

─ Je te crois, a conclu Milo. Bref, et toi ?

─ Quoi et moi ?

─ Les amours ?

J'ai soupiré. De mes amies, j'étais la moins bien lotie. Antonia ne recherchait personne mais trouvait des aventures à tous les coins de rues. Alma n'avait jamais eu la moindre amourette mais restait une éternelle romantique. Moi, j'étais entre les deux, dans la pire des situations : j'avais des espoirs, des prétendants, mais ils me décevaient à chaque fois. J'étais coincée entre le désir de trouver quelqu'un de bien et la conscience que ma vie sentimentale était maudite : j'attirais les cons.

J'ai secoué la tête.

─ Rien de rien.

─ Peut-être cet été. Je peux te présenter mes potes. Tiens, regarde Marin, il vient de se faire larguer.

Le mec des cigarettes lui a fait un doigt d'honneur. J'ai souri, avant de lui casser son délire :

─ Merci, Milo, mais c'est bon. Je ne suis pas ici pour trouver un mec. Juste pour profiter de la plage et de mes copines.

─ D'ailleurs, plage demain ?

─ Si tu veux.

─ OK, plage demain, alors.

C'était acté. En attendant les autres, Milo et moi passions la plupart de nos après-midis à la plage. Il me parlait de ses peines de cœur et des derniers films qu'il avait vus, et moi, je faisais semblant d'en avoir quelque chose à faire. Parfois, je lui glissais des conseils tout prêt, les dictons que ma tante psalmodiait quand j'étais petite.

J'ai glissé le mégot dans la bouteille, il s'est éteint au contact des dernières gouttes de bière. Soudain, Milo m'a demandé, baissant le ton :

─ Tu fumes, toi ?

La question était étrange, je venais de terminer une cigarette.

─ Tu vois bien.

─ Non, pas des clopes.

─ Ah, ai-je compris. Non, pas vraiment, pourquoi ?

─ Tu connais des gens qui fument ?

J'ai froncé le nez.

─ Ouais, sûrement, dans les gens sur la plage. Pourquoi ?

─ Comme ça.

Milo avait dû se mettre à fumer dans l'année et cherchait de quoi s'alimenter. Je me suis rappelé des rumeurs qui couraient en ville.

─ Je crois bien que l'année dernière, les mecs du centre en avaient.

Milo a regardé son pote, le mec n'a pas bronché.

─ Ils vendent ça combien ?

─ J'en sais rien, Milo, je suis pas leur comptable. Tu n'auras qu'à aller les voir quand ils arriveront.

Il a maugréé des paroles inaudibles avant de passer à autre chose. La soirée s'est éternisée. J'ai bu une bière supplémentaire, ai taxé une autre cigarette et suis rentrée chez moi, fatiguée de ma journée. Une fois dans mon lit, enveloppée par la fraîcheur des draps et l'odeur de propre, j'ai reçu un message de Milo.

« J'aurais bien aimé que tu restes un peu plus longtemps... »

J'ai trouvé son ton bizarre. On aurait presque dit qu'il me draguait. Je me suis dit qu'il était bourré, et que le lendemain, en fouillant son téléphone, il aurait honte de lui. J'ai ignoré le SMS, posant mon portable sur ma table de nuit. Si je ne répondais pas, c'était comme si ça n'était pas arrivé. 

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