14 : La toile près du mur
Le lendemain soir avait lieu le vernissage. Quand elle ne peignait pas des bateaux, des falaises, ou des bateaux près de falaises, Nathalie tenait une des nombreuses galeries d'expositions de la ville. Là où les touristes pullulaient pour découvrir les ruelles pavées pittoresques et les ports où les mats s'entremêlaient, les artistes s'installaient. L'été était la saison la plus rentable. Nathalie misait gros sur le vernissage. Sa galerie n'était pas la plus réputée, mais pas non plus inconnue des amateurs. Elle se trouvait dans cet entre-deux de notoriété : les clients revenaient mais pas assez souvent pour qu'elle puisse prendre un employé. Milo lui servait de main-d'œuvre, et quand j'étais dans le coin, je mettais aussi ma main à la pâte. Une époque, ma grand-mère faisait la comptabilité, car Nathalie ne s'en sortait jamais avec les chiffres. Mais Henna avait raccroché il y a plusieurs années.
J'avais cru que Nathalie exposerait ses propres œuvres, mais en arrivant sur place, le matin, j'ai compris que ce n'était pas le cas. Un homme d'une quarantaine d'année, le crâne dégarni et les sourcils broussailleux – un savoureux mélange – donnait des ordres vindicatifs. J'ai déposé mon vélo contre le mur du vieil immeuble, et ai regardé la scène. Un gros camion bloquait la rue, Milo déchargeait des toiles soigneusement drapées.
─ Faites attention, il y a de la texture !
Nathalie est venue à la défense de son fils.
─ Il sait manipuler des œuvres, il fait ça depuis qu'il est gamin.
─ Je te crois, mais je ne fais confiance à personne concernant mes bébés.
Nathalie a tourné sur moi des yeux ahuris. Ses lèvres ont articulé en silence « Courage ». Milo continuait de décharger le camion seul, l'artiste ne levait pas le petit doigt. Il se contentait d'observer ses aller-retours en lui répétant de faire attention. Milo ne bronchait pas. Ce garçon avait des dizaines de défauts, mais on ne pouvait que louer sa patience. Le pansement était collé fièrement sur son nez, comme une blessure de guerre. Je ne sais pas s'il pansait quoi que ce soit, mais Milo semblait y tenir.
Comme l'artiste ne voulait pas que plus d'une personne ne manipule ses œuvres, Nathalie m'a fait signe de la suivre à l'intérieur. Je suis rentrée dans la galerie, et avant de passer la porte, j'ai cherché les yeux de Milo. Je les ai trouvés. Il m'a souri, j'ai souri en retour, des papillons dans le ventre. Il ne me fallait pas grand-chose. Je me suis sentie faible.
─ Alma, viens ici.
Nathalie m'a fait entrer dans l'arrière-boutique. Sur une table, au milieu de la paperasse, des pelures de crayons à papier taillés au fil des années et des tasses de café vides, une pile de pochettes en tissu m'attendaient.
─ Ce sont les pochons surprise. Est-ce que tu peux mettre un pins, une carte de visite et un bonbon dans chacun d'entre eux. Non, deux bonbons. Un, ça ferait radin.
Un cri d'horreur a retenti dehors, Nathalie s'est raidie et m'a dévisagé avec désespoir.
─ Quelqu'un ici ne finira pas la soirée, et pour tout t'avouer, je souhaite secrètement que ce soit moi.
Sur ces mots, elle a disparu dans la galerie. J'ai pouffé avant de m'atteler à ma tâche. La table était à peine visible sous l'amoncellement de babioles. J'ai dû fouiller les tiroirs pour trouver le paquet de cartes de visite, découvrant au hasard des biens personnels de Nathalie qui n'auraient pas dû se trouver dans son bureau – enfin, elle faisait bien ce qu'elle voulait. J'ai refermé le tiroir en vitesse, pile au moment où Milo entrait, la mine lasse.
─ Qu'est-ce que tu as fait ? lui ai-je demandé, me rappelant le hurlement.
─ J'ai effleuré la porte en rentrant.
J'ai voulu être empathique.
─ Il a dû passer des centaines d'heures sur ces œuvres.
─ Il n'est pas obligé d'être un connard pour autant. Qu'est-ce que tu fais ?
─ Les pochons.
─ Je peux t'aider ?
Sa requête m'a prise de court. J'ai accepté et il a tiré un tabouret pour s'installer en face de moi. Je lui ai expliqué quoi faire, et les premières quinze minutes ont été une véritable torture. Personne n'osait parler, et aucun de nous deux ne regardait l'autre en même temps. Parfois, je levais les yeux de mon ouvrage pour scruter son air concentré. Il fronçait tellement le nez quand il essayait de refermer le sachet que son pansement se décollait. Son bronzage s'était intensifié depuis le début de l'été, il avait ce teint rouge des jeunes qui travaillaient dans les champs. Peut-être car il ne supportait pas d'être enfermé. Ses cheveux blondissaient avec le soleil, retombant en mèches épaisses sur son front. Depuis des années, on essayait de lui faire comprendre que l'ère Justin Bieber de 2010 était révolue, Milo ne comprenait pas. Ses traits me paraissaient si familiers, et pourtant radicalement différents du garçon que j'avais connu. Il avait perdu son poids de jeunesse, creusant ses joues et faisant saillir ses pommettes. Il n'avait plus d'appareil dentaire, plus d'acné, puis, il avait de la barbe. Certes irrégulière, avec des trous et une moustache foncée, mais de la barbe quand même...
J'ai baissé les yeux, juste avant de sentir ceux de Milo sur moi.
J'avais envie de lui parler. De tout. Je voulais lui parler d'Émerante, de Clément, de la bagarre. Je voulais lui demander si ça allait, ce qu'il avait fait après. Je n'avais pas eu le courage de le rappeler. J'avais souri à la photo et rangé mon téléphone. Je n'avais pas bloqué de nouveau son numéro. Je voulais lui poser la question : « Et maintenant, quoi ? » Redevenait-on amis ? Décidions-nous de tout laisser tomber ? Ça aurait été la solution la plus raisonnable : quand une personne vous faisait continuellement souffrir, le mieux était de tirer un trait sur elle. Mais c'était Milo... et malgré tous les soucis qu'il me causait, la petite voix dans ma tête persistait. Elle me répétait qu'avec Milo, tout était différent.
J'avais la gorge nouée et l'esprit agité quand il a brisé le silence. Milo s'est étiré, a déballé un bonbon pour lui, et la bouche pleine, m'a dit :
─ Marin est là ce soir. Il aide au service.
J'ai joué l'indifférence. Au fond de moi, je pensais : « Oh merde ». Milo n'était sûrement au courant de rien.
─ Il ne travaille pas ?
─ Il avait demandé sa soirée exprès.
─ Cool.
─ Antonia m'a dit qu'il avait ramassé les cerises avec toi, a-t-il rétorqué.
J'ai maudit Antonia et sa grande bouche. Milo feignait la même nonchalance que moi mais dissimulait moins bien l'amertume dans sa voix. Mes mains mettaient machinalement les pins et les cartes de visite dans les pochons.
─ Il fallait bien que quelqu'un m'aide.
─ Tu aurais pu me le demander.
Du Milo tout craché, il y allait au culot. Le seul moyen de contrer son insolence était de la redoubler. Alors je ne me suis pas gênée.
─ Je n'y ai pas pensé, ai-je renchéri.
Milo a laissé échapper tss moqueur.
─ Tu sais, Marin est cool, mais...
Je ne voulais pas lui donner le plaisir de terminer sa phrase.
─ Mais je ne devrais pas traîner avec lui ? ai-je deviné. C'est marrant comme tous les gars que je croise me dise de ne pas fréquenter les autres gars que je croise. Peut-être que vous devriez arrêter de m'emmerder et régler votre syndrome du sauveur dans votre coin.
Il n'a pas su me répondre. J'ai continué, trop contente de vider mon sac :
─ Marin me dit de ne pas fréquenter Clément, Clément me dit l'inverse. Marin me dit de faire attention à toi, et après tu me dis la même chose. Et d'un coup, te voilà en train de te battre avec Clément. C'est quoi votre délire ? Vous étiez un couple à trois et vous êtes séparés ? Bouh-ouh.
─ Alma, tu connais vraiment pas toute l'histoire.
Sa phrase était révoltante, mais je n'ai pas perdu mon sang-froid. Le calme de ma réponse m'a presque étonnée. Je continuais de remplir les sachets comme si de rien n'était, quand, en réalité, j'étais en train de le traîner dans la boue.
─ Non, parce que personne ne veut me la dire. Milo, je ne suis pas bête, je le vois. Il se passe un truc entre Marin et toi, d'un côté, et Clément d'un autre. Je ne sais pas si c'est à cause de moi, mais je m'en fous, à ce stade. J'en ai terminé avec vous, vous tous. Je suis là pour passer du bon temps avec mes amies et ma grand-mère.
─ Mais tu m'as quand même appelé hier, a-t-il remarqué, fier.
─ Parce que je tiens à toi ! Je ne vais pas effacer plus de dix ans d'amitié parce que tu n'es pas capable de choisir entre deux filles. Même si ça veut dire être la reine des connes à nouveau.
Il s'est crispé sur sa chaise. Il croyait que j'ignorais tout.
─ Antonia t'a... a-t-il commencé avant que je ne le coupe.
─ Émerante me l'a dit elle-même.
Milo n'a pas su quoi rétorquer. Tant mieux, je ne voulais pas qu'il parle. Je voulais qu'il reste assis et qu'il encaisse. Il était sorti des mailles du filet trop de fois pour que je laisse passer une de plus.
─ Tu apprécies Émerante au moins ?
Il avait un air de poisson. Le pansement à moitié décollé le rendait d'autant plus ridicule.
─ Qu'est-ce que tu dirais si je disais oui ?
─ Je dirais : « Tant mieux ! » Si tu lui avais fait ça, si tu avais... si tu avais couché avec elle sans rien, tu aurais été encore pire.
Les mots m'ont blessé au moment de les dire. Ils rendaient l'acte plus réel. J'en venais à les figurer, l'image m'a été insupportable.
─ T'as pas à être jalouse d'elle.
Il pensait me rassurer, il n'y comprenait rien.
─ T'es juste débile, en fait. Je ne suis pas jalouse d'Émerante. Je suis dégoûtée de toi. C'est absolument pas le même sentiment.
Jusque là, mes mains avaient continué de travailler seule pendant que ma poitrine et mon cœur se vidaient sur la table. Mais je venais d'atteindre un point de non-retour. Je me suis arrêtée, jetant mon pochon dans un soupir. Je tremblais, je n'avais plus aucun contrôle sur le flot de paroles que je déversais.
─ Quand même... je tiens à toi. Je tiens à toi et quand tu me souris, j'ai des putains de papillons dans le ventre. Tu fais le connard avec moi depuis des années, et je suis toujours restée amoureuse de toi.
Le blanc s'en suivant m'a marqué. Milo devait s'en douter depuis longtemps, c'était pourtant la première fois que je déclarais mes sentiments. Dans mes rêveries, je m'étais figuré l'instant autrement. Sur la plage, le coucher de soleil, le clapotis de la mer. Je lui aurais dit que je l'aimais en rougissant... Soit, j'étais rouge à cet instant, mais de colère. Surtout, dans mes fantasmes, je lui avouais mon amour dans l'espoir qu'il soit réciproque. Là, je le faisais pour me soulager la conscience. Pour en finir définitivement avec cette affaire prise de tête.
Milo a fait ce qu'il savait de mieux : il a tenté de me charme et m'amadouer de belles paroles.
─ Moi aussi, je ressens quelque chose. Je te le promets. Mais ce n'est pas le bon moment...
─ C'est bon, lâche-moi. C'est fini, de toute manière. Tu me soûles trop. C'est pas le moment le problème, c'est toi.
Je venais de lui asséner le coup final, et il ne l'a pas supporté. Milo s'est enfin rebellé :
─ Wouah, j'avais oublié à quel point tu pouvais être une connasse, parfois.
J'ai haussé les épaules. Ce n'était rien comparé à ce qu'on m'avait déjà lancé à la figure cet été.
─ Je ne suis pas une connasse, c'est simplement que tu ne supportes pas qu'on te dise la vérité.
Se ratatinant dans sa chaise, il n'a plus rien dit. Je le fixais avec intensité. Je ne pleurais pas. Ma voix ne tremblotait pas comme une chèvre. Je n'avais jamais été aussi confiante face à lui de toute ma vie.
─ Je vais rester ton amie, l'ai-je prévenue. Parce que je reste naïve, et j'ai espoir que tu changeras, et puis, j'aime ta mère. Mais toi et moi... Tu m'oublies. Tu me laisses vivre ma vie.
Je l'ai pointée du doigt, menaçante. Mon côté dramatique ressortait, et je l'embrassais avec délectation.
─ Et si tu brises un autre cœur, mon gars... Même d'une meuf que je déteste. Même d'une meuf que je hais de tout mon être.... Si tu brises un autre cœur, je te détruirais. Je te le jure.
Je le connaissais trop bien pour savoir que dans d'autres circonstances, il ne m'aurait pas prise au sérieux. Il se serait moqué de moi, car il me voyait comme un agneau sans défense, une fille influençable qu'il pouvait modeler à souhait. Là, ce n'était pas le cas. Il avait peur. J'étais satisfaite.
J'ai rempli un dernier pochon. Nathalie a fait irruption dans le bureau.
─ Alors, ça avance ?
Je lui ai souri.
─ Ça avance encore mieux que je le pensais.
Milo s'est redressé dans une longue inspiration et s'est gratté le nez de gêne. Son pansement est tombé. Il n'avait rien.
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