10 : La voiture à l'intérieur de la cour


Les jours se sont succédé, Émerante a fait la morte. Je ne savais pas ce qui lui avait pris, je ne savais pas pourquoi elle me la mettait à l'envers de la sorte. Est-ce que j'avais quelque chose de mal ? Est-ce que je l'avais vexée ? Est-ce que j'avais dit des mots blessants ? La dernière fois que je la voyais, elle me serrait dans ses bras. Depuis, elle ne me parlait plus. J'ai tourné et retourné dans mon esprit toutes les raisons pour lesquelles elle aurait pu m'en vouloir : l'avoir abandonnée le soir de l'averse sur la plage, ne pas l'avoir écoutée de nombreuses fois... Mais rien ne faisait réellement sens. Dans l'histoire, je n'étais même plus sûre qu'elle était responsable du numéro bloqué, mais si ce n'était pas elle, c'était Antonia, et je ne voyais pas celle-ci se mêler des affaires des autres.

Ainsi, je n'avais plus personne. J'avais passé les derniers jours dans ma chambre. Il pleuvait, de toutes façons. Nathalie était passée quelquefois nous mener des tomates et des courgettes. Pas de trace de Milo. Le visage de sa mère ne laissait aucun doute : elle savait. Elle n'avait fait aucun commentaire, fermant les yeux sur les agissements de son fils. J'aurais aimé qu'elle lève le silence, et me rassure, qu'elle me dise que son fils était un abruti et que je ne le méritais pas. Rien de tout ça n'est advenu, à mon plus grand désarroi. Elle a juste dit :

─ Je peux toujours compter sur toi mardi prochain pour le vernissage ?

L'événement m'était complètement sorti de la tête. J'ai acquiescé, plus pour ne pas décevoir l'être formidable qu'était Nathalie que par réelle envie d'aider. Avec un peu de chance, Milo se désisterait au dernier moment. Il était le plus lâche de nous deux, les années me l'avaient appris.


Le vendredi est arrivé, on était déjà aux alentours du 20 juillet, un peu plus. C'était presque la moitié de l'été, et je pouvais sans trop m'avancer affirmer que c'était le plus pourri de toute ma vie. Je n'étais allée qu'à la plage deux ou trois fois, avait fait une soirée tournant à la catastrophe et je ne décomptais plus les crises de larmes sur mon lit. Eh, si l'on devait décerner un prix de la plus grosse pleureuse de cette ville, je pouvais candidater !

Mais le problème principal résidait sur le comptoir de la cuisine : trois paniers en osier. Les mêmes depuis ma naissance. À l'intérieur, les tresses étaient rouges des anciennes récoltes, où les fruits entassés finissaient par rendre du jus. Je suis descendue pour le petit déjeuner, et je me suis mordue la lèvre en débouchant du couloir. Les cerises. La pluie des derniers jours les avaient coloré d'autant plus, on ne pouvait pas attendre davantage. Et je n'avais personne pour m'aider.

─ Tu as prévenu les autres ? m'a demandé Henna en sortant au hasard d'une pièce.

J'ai hésité. Je ne lui avais rien dis de ma dispute avec Milo, du fait qu'Émerante ne me répondait plus ou qu'Antonia détestait cueillir les cerises, et qu'elle ne viendrait jamais si les autres n'étaient pas là. Ma grand-mère avait cru que le mauvais temps était la cause de mes envies casanières. J'ai pincé les lèvres, mal à l'aise. Puis, je me suis rappelée qu'il me restait une personne dans ma botte.

J'ai appelé Marin.

Bien entendu, il n'a pas répondu. Je n'ai pas hésité plus longtemps, j'ai pris mon vélo et suis descendue dans le centre-ville, sous un ciel parsemé de nuages blancs, les cheveux balayés par le vent frais du matin. Le bar où il travaillait ouvrait à peine, accueillant les premiers clients : les locaux habitués et les commerçants de la rue. Il n'était pas là, je l'ai demandé à un vieil homme moustachu :

─ Marin ? Travaille pas aujourd'hui.

Encore mieux. J'ai baragouiné un remerciement, et ai remonté la rue de quelques immeubles. Il n'habitait qu'à une cinquantaine de mètres de son travail. J'ai cherché sa sonnette sur le panneau à côté de la porte, mais je n'ai pas trouvé son nom. J'ai voulu forcer la porte, sans succès non plus. En prenant quelques pas de recul, j'ai remarqué que son volet était à moitié relevé et un battant de la fenêtre, ouvert. J'ai tenté le tout pour le tout, et ai récupéré un caillou le long de la façade avait de le le lancer. Mon but était de toucher le reste du volet, pour faire assez de bruit et attirer son attention. Mais comme j'étais une piètre viseuse, j'ai touché le pot de confiture où traînaient des mégots et il a chuté du rebord, vers l'appartement. J'ai entendu un fracas lointain et un : « Putain ! »

La minute d'après, un grincement assourdissant retentissait dans la rue. Le volet couinait, remontant difficilement, puis, une tête s'est glissée par la fenêtre.

─ Mec, c'est quoi ton putain de pro... Alma ?

Il avait l'air sincèrement surpris de me trouver à son balcon. Il avait les yeux bouffis, encore torse nu, je l'avais sans aucun doute réveillé.

─ T'as cassé mon pot de confiture, m'a-t-il reproché.

─ Je t'en achèterai un nouveau.

─ Qu'est-ce que tu veux ? Je dormais. C'est mon seul jour de repos de la semaine.

Je me suis sentie coupable, mais je m'étais trop enfoncée dans mon plan pour faire demi-tour. J'ai répliqué :

─ Est-ce que tu aimes les cerises ?

Il a froncé les sourcils.

─ Oui ou non ? ai-je insisté.

Marin a lancé ses mains en l'air, désarçonné.

─ Ouais, ça passe.

─ Super. Parce qu'on a cinq kilos à ramasser avant ce soir.

J'ai cru qu'il allait me fermer sa fenêtre au nez. C'est ce que j'aurais fait à sa place. Mais plutôt, il m'a dévisagée du haut de son appartement, a levé les yeux sur le port en face de lui, et ses épaules se sont soulevées dans une profonde inspiration.

─ Bon... Laisse-moi le temps de mettre une chemise et de prendre un café.

Il a revêtu une chemise à fleurs et a commandé un café au bar où il travaillait. En me reconnaissant, le patron – le moustachu – m'en a proposé un à moi aussi. J'ai accepté, et il m'a même offert un croissant chaud à l'œil. J'ai croqué dedans, et j'ai dit :

─ Il est cool ton boss.

Marin a levé les yeux au ciel pendant qu'il allumait sa cigarette.

─ C'est parce que t'es jolie, c'est tout.

─ Eh bien, c'est déjà beaucoup, ai-je ignoré la pique. Tout le monde ne peut pas se permettre d'être aussi jolie que moi.

Il a plissé le front, a calé sa clope dans sa bouche et s'est mis à regarder le sol autour de sa chaise.

─ Qu'est-ce que tu fais ? l'ai-je interrogé.

─ Je cherche ta modestie, je crois que je l'ai vue tomber, mais je sais pas où.

─ Pff, ai-je fait avec un sourire amusé.

Un silence s'est installé entre nous, vite comblé par les rires gras des hommes à la table d'à côté. Pourtant, même si l'on ne disait rien, il n'y avait pas le sentiment de malaise que j'avais tant encontré avec Clément, ou Milo. Marin ne parlait pas, émergeant encore, moi, je mangeais, et le monde tournait bien comme ça.

Après avoir bu son café d'une traite, il m'a interrogée :

─ Et donc tu casses souvent des pots de confitures pour réveiller des gens et les enrôler dans du travail forcé ou c'est juste un manque de chance pour moi ?

─ En général, je n'ai pas besoin de descendre en centre-ville et de casser des pots de confiture, j'ai juste à ouvrir ma fenêtre et me mettre à chanter. Comme je suis jolie, tous les garçons de la ville rappliquent aussitôt.

Il s'est frappé le front de la paume de la main.

─ Bien sûr, c'est évident. Pardon d'avoir demandé.

J'ai souri, lui aussi. J'ai terminé mon croissant sous ses yeux scrutateurs. Sa voix s'est élevée à nouveau, plus sérieuse :

─ Ça s'est pas arrangé avec Milo ?

Mon visage est devenu grave alors que je secouais la tête avec dépit.

─ Ça s'est empiré, ai-je affirmé.

Marin n'a pas répliqué, il a juste soufflé lentement, et son soupir en disait plus que tous les mots du monde. J'avais le sentiment que, de son côté non plus, tout n'était pas rose. Je craignais d'avoir foutu la merde dans leur amitié, ça s'ajouta à la longue liste de mes griefs. Aucun de nous deux ne s'est étendu sur le sujet. Marin a tiré une dernière fois sur sa cigarette et a écrasé le mégot sur la soucoupe du café, avant de manger le petit cookie, de se lever et de déclarer :

─ On y va ? Cinq kilos de cerises, ça va pas se ramasser tout seul.

─ Je monte en vélo, tu me rejoins ?

─ Tu veux pas plutôt prendre la voiture ?

─ Tu as une voiture ? me suis-je étonné.

─ Elle s'appelle Clarisse.

─ C'est une Saxo ? ai-je plaisanté.

Il a ouvert la bouche, outré et vexé, avant d'admettre :

─ C'est une Renault Fuego.

─ Bien sûr.

─ Ou sinon, tu montes en vélo, ça te fera les mollets et ça te clouera le bec, m'a-t-il menacée.

─ C'est bon, je plaisante. On va prendre ta voiture. Ça ne me fait pas de mal de me mêler au petit peuple, de temps à autre.

Marin m'a pointé du doigt :

─ Tu es une enfant de bourgeois.

J'ai éclaté de rire, la table d'à côté nous a dévisagé, et quelques rires graveleux se sont joints aux miens. Marin a ramené nos tasses vides au bar, et n'a pas pu s'empêcher de passer derrière le comptoir pour les mettre lui-même dans le lave-vaisselle. Son patron lui a souhaité une bonne journée, lui conseillant de ne pas trop se fatiguer pour être en forme demain. Marin a dit qu'il allait essayer, mais que la récolte des cerises était épuisante. Si vous voulez mon avis, le commentaire de son patron n'était pas aussi innocent que cela... Ça m'a dérangé qu'ils s'imaginent des choses...

La voiture de Marin était exactement comme on pouvait se la figurer au nom du modèle. Tout en longueur, d'un vert sombre, empoussiérée par les embruns. Les portières étaient rayées, les vitres teintées d'un voile bleuté et les sièges dans ce tissu à la croisée de la moquette et du velours. Le tableau de bord était encombré de plusieurs paquets de tabac à rouler vides, quelques filaments salissaient le plastique noir. Une immense planche de surf occupait toute la longueur à l'intérieur, dépassant d'une poignée de centimètres entre nos deux sièges. J'adorais grimper dans les voitures des autres, c'était encore plus intime que visiter leur logement. La voiture en disait bien plus sur les caractères que tout le reste. C'était là où les gens chantaient à tue-tête et réfléchissaient au sens de la vie pendant les longs trajets. Certains y montaient chaque jour et y laissaient des pans de leurs existence. Ces derniers s'accumulaient au fil de temps, jusqu'à ce que la voiture devienne un véritable musée. Celle de Marin reflétait ce qu'il était à la perfection et de fait, j'avais la certitude qu'il n'avait jamais cherché à me tromper ou se donner des airs : sa voiture le prouvait.

Il a fait marche arrière en passant un bras derrière l'appuie-tête de mon siège et est sorti de la cour de son immeuble. On a remonté la rue du port, passant devant mon vélo accroché à un poteau.

─ Et si je me le fais voler ? me suis-je inquiété.

─ Je t'en piquerai un autre, a-t-il assuré.

─ T'as un problème avec le fait de piquer des trucs.

─ Ça s'appelle la redistribution des richesses.

─ OK, Robin des Bois.

Marin a ri.

─ Au fait, t'as piqué des trucs à Clément Arnaud ?

─ Non, mais je l'ai jeté dans le port.

Il a froncé les sourcils.

─ Genre pour rire, ou...

─ Non, parce que c'est un gros con.

Il a affiché une moue impressionnée.

─ Je savais que j'avais bien fait d'investir en ta personne. Tu es bien plus cool que tu ne le laisses croire.

─ Et en plus, je suis jolie.

Marin a roulé les yeux, mais il n'est pas parvenu à dissimuler son sourire.

Henna nous attendait dans l'allée, avec son tablier et un couteau rouillé dans la poche de devant. Elle s'en servait pour arracher les mauvaises herbes dans le gravier. Elle ne l'avait pas encore fait de l'été, à cause de ses jambes gonflées par la chaleur. Ce jour-là, elle s'était motivée. Ce devait être l'effet des cerises. Quand la voiture a crissé sur les cailloux, elle s'est postée à l'ombre de l'arbre près du portail, nous observant, une main au-dessus de ses yeux. Cette vision m'a faite sourire. Le monde avait beau se transformer chaque seconde, certaines choses ne changeaient jamais.

─ On va faire du surf ? a-t-elle plaisanté quand on est sorti de la voiture.

Elle avait du mal avec les mots anglais. Dans sa bouche, le mot ressemblait à « sorfe ».

─ C'est pas pour ça qu'on est là ? a répliqué Marin. Alma m'a dit que vous étiez la plus grande surfeuse de tout le littoral.

Elle a gloussé dans un « oh » faussement offusqué. Puis Marin est allé vers elle pour lui faire la bise. Comme ça, sans la connaître, et je sais que ma grand-mère a grandement apprécié, elle qui était si tactile. Marin avait deux grandes qualités : il était toujours partant pour cueillir des cerises, et il savait s'y prendre avec les grands-mères.

D'un signe de la tête, je lui ai demandé de me suivre au jardin. Là-bas, je lui ai désigné le cerisier, dont les feuilles luisaient aux premiers rayons matinaux. Les branches étaient constellées des fruits bordeaux, l'arbre penchait sous son propre poids. Marin a pris une longue inspiration.

─ Cinq kilos, tu as dis ?

─ Cinq kilos.

─ OK. Bon... apportez les forceps, ça risque d'être un beau bébé.

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