1 : Le cerisier dans le jardin


L'été, pour moi, avait toujours commencé à la gare. Les personnes s'amassant sur les quais, les parents traînant des valises où s'étaient assis des enfants fatigués, les contrôleurs ne sachant plus où donner de la tête. Circulez, circulez, de l'autre côté madame, la voie 11, c'est de l'autre côté, êtes-vous sûre de ne pas vous être trompée d'horaires ? Quelque poète serait passé par là, et aurait décrit ce remue-ménage comme « un beau ballet ». Je n'étais pas d'accord, ça n'avait rien d'un ballet. C'était désorganisé, chaotique, certains pleuraient. Les trains partaient bondés, avec des passagers entassés dans l'anti-chambre, faisant la queue pour ranger leurs énormes bagages. Parfois, la voix robotisée faisait l'annonce d'une entrée en gare, on voyait alors un mouvement de foule s'attrouper au bord d'un quai. Le désordre me réjouissait pour ce qu'il signifiait : les vacances.

Depuis ma naissance, tous les étés, la seconde semaine de juillet, je prenais le TGV de 9h36 qui faisait Paris Montparnasse-Nantes. De là, j'avais une correspondance dans un TER qui avait pris du galon avec les années. Il traversait des champs prêts pour la récolte à l'aller, et moissonnés au retour. Il s'arrêtait dans un petit village un peu perdu, qui n'était pas ma destination, mais le seul où savait se rendre ma grand-mère. Elle me prenait dans sa Coccinelle d'un ancien temps – un miracle qu'elle roule toujours – et m'emmenait à l'aventure, dans sa maison sur le littoral, où elle menait des vieux jours paisibles. Et quelle maison ! Vue sur l'océan, à l'ombre des pins qui ornaient la falaise, surplombant une crique au sable rocailleux. Elle s'était même payée le luxe d'un jardin. Moi qui vivais en appartement le reste de l'année, c'était le pied. Quand je lui demandais comment elle était arrivée là, elle riait et répondait en arabe, que je ne parlais pas. Maman disait qu'elle avait sûrement tué son troisième mari pour récupérer sa fortune. La plaisanterie en restait là, je crois que personne ne saurait jamais.

Jusqu'à mes 6 ans, j'y étais venue avec mes parents, mais dès qu'ils avaient gravi les échelons de leurs carrières, ils n'avaient plus deux mois à me consacrer. Ils m'avaient donc mis dans le train, à la charge des agents bienveillants, et me rejoignaient une semaine en août. Je ne m'en plaignais pas, Henna était de bien meilleure compagnie que leurs vieilles têtes grincheuses qui râlaient de ne pas rendre leurs dossier à temps. Puis, là-bas, il y avait tous les autres. Les copines, les copains, ceux avec qui j'avais bu mes premières bières et fumé mes premières cigarettes. On passait nos après-midis à lézarder au soleil et chouiner que l'été passait trop vite. Le reste de l'année, on ne se connaissait pas. Certains, je n'avais ni leur numéro, ni leur profil en amis sur Facebook. L'été, c'était une bulle, une vie à part, avec ses propres règles, son propre cercle d'individus. Faire exploser cette parenthèse était dangereux : et si on se disputait en février et que l'on refusait de se parler en juillet ? Non, non. Impossible. Alors on ne se parlait pas. On ne prenait aucun risque inutile. Les retrouvailles étaient encore mieux.

Quand le train s'est arrêté dans la gare du village, j'ai été la seule à descendre, traînant derrière moi ma grosse valise. J'ai traversé le hall de la gare, alors qu'un courant d'air soulevait ma robe. En sortant de l'autre côté du bâtiment, j'ai fouillé la place du regard. Pas de Coccinelle. Étrange, Henna n'était jamais en retard. Si elle pouvait camper sur le parvis de la gare la veille pour ne pas me louper, elle le ferait. Il n'y avait pas non plus d'autres voitures à l'horizon, j'ai commencé à m'inquiéter.

Soudain, j'ai entendu un klaxon, et au loin, la silhouette d'une Twingo jaune qui roulait de travers en ma direction. J'ai froncé les sourcils, cherchant autour de moi une autre présence. Non, j'étais seule. La voiture s'est approché avant de s'arrêter juste à mes pieds. La fenêtre s'est abaissée.

─ Comment va la Parisienne ?

J'ai souri, c'était Nathalie, la voisine de ma henna, celle qui habitait la petite bicoque quelques mètres plus bas. Elle avait bien vingt ans de moins que ma grand-mère et passait pourtant tous ses après-midis dans sa cuisine, à commérer sur le quartier. Elle était de ces artistes-peintres qui s'étaient installé sur la côte et vendaient leurs œuvres aux riches touristes étrangers pendant l'été. J'adorais Nathalie, son fils encore plus.

─ Allez ! m'encouragea-t-elle. Ne reste pas plantée là.

J'ai déposé ma valise dans le coffre avant de grimper sur le siège passager. Nathalie et moi nous sommes dévisagés quelques secondes, avant qu'elle explose de rire et me prenne dans ses bras. Son câlin était doux.

─ Oh, que ça fait du bien de te voir. C'est le signe que l'été commence enfin ! C'est fou ce que ton visage a changé. Regarde-toi, une vraie femme, désormais.

─ Je ne suis pas une femme, je suis encore un bébé, ai-je ri.

─ Un bébé avec son bac mention Très Bien ! Félicitations.

─ Comment tu sais ?

─ C'est ta henna, elle ne la fermait pas ! Tu sais qu'elle a appelé le journal local pour savoir s'ils ne pouvaient pas y mettre ton nom ?

J'ai ri en m'imaginant la scène. Elle avait dû se faire son café, mis ses quatre sucres dedans, et avait pris son téléphone toujours en mode haut-parleur avant de crier sur un pauvre stagiaire qui n'avait rien demandé.

─ Milo l'a eu ? ai-je demandé.

Nathalie a balayé l'air d'un revers de la main.

─ Pff, tu parles. Les doigts dans le nez. Ce gamin réussit dans tout ce qu'il entreprend, une vraie plaie ! Si seulement je savais qui était son père, j'aurais épousé cet homme, car ça ne vient pas de moi, je peux te le dire.

C'était une autre blague. Nathalie disait que Milo avait été conçu à l'été 2000, à une période où elle avait eu cinq amants en deux mois. Ils étaient tous partis, elle ne savait pas lequel d'entre eux était le vrai père de son fils. On lui avait montré Mamma Mia! une fois, elle s'était contenté de sourire avec mystère. Comme l'histoire du troisième mari, on ne saurait jamais la vérité...

J'ai repensé qu'il était étrange que la Coccinelle ne soit pas venue me chercher.

─ Pourquoi tu es là ? Il y a eu un problème ?

─ Un problème ? s'insurgea Nathalie. Il n'y a jamais de problème. Le seul problème, c'est la fuite dans la salle de bain de chez vous. Le plombier doit passer dans l'après-midi, Dounia devait rester à la maison pour l'accueillir.

J'ai acquiescé rassurée. Elle n'était plus toute jeune, alors pendant un temps, j'avais eu peur que... Enfin, ce n'était qu'une histoire de plombier.

Nathalie a mis le contact et allumé la radio. Elle était bloquée au début du siècle – peut-être pour se rappeler de ce fameux été de l'an 2000 – et n'écoutait que des vieux albums de compilations. Milo et moi nous en moquions souvent. En réalité, il n'y avait rien de mieux qu'une virée en longeant la côte et en chantant à tue-tête Gasolina par la fenêtre. Heureusement que Nathalie ne parlait pas espagnol.

Peu à peu, les remblais propres ont laissé place à la corniche sauvage, et les barres immeubles des années 70 des cités balnéaires se sont mués dans des maisons entassées là où il y avait de la place entre les arbres. La ville de mes étés s'est dessinée au loin, dans une cuvette. On apercevait la plage principale en contre-bas, avec sa longue jetée et ses pontons en bois. Quelques voiliers miroitaient déjà sur la mer. La voiture de Nathalie a sinué vers le centre, perdant de la hauteur, avant de remonter jusqu'à la falaise. J'avais passé mon bras par la fenêtre et le faisait danser au rythme du vent, car c'était un signe de plus que l'été commençait. La Twingo jaune a tourné en rond, remontant un peu plus la pente à chaque fois, jusqu'à s'arrêter un peu avant le sommet. La maison de ma grand-mère se dressait là, avec ses colonnes prises au piège du lierre et des vignes. Nathalie s'est garée sous le carport, à côté de la Coccinelle, et j'ai sauté de la voiture avant même d'avoir déchargé mes bagages.

Je suis passée par le jardin. Mes yeux se posèrent en premier sur le cerisier, dont les branches fatiguaient sous le poids des fruits. D'ici quelques semaines, Henna nous demanderait, à moi et aux filles, de faire la récolte pour elle, car son dos lui faisait mal. Chacun pouvait ramener ce qu'il prenait. C'était un club très privé, si vous aviez la chance d'être invité à la récolte des cerises, alors vous étiez quelqu'un d'important dans ces lieux. Puis, j'aperçus ma grand-mère, qui somnolait sur la terrasse, à l'ombre d'une tonnelle. Elle avait un grand chapeau de paille et des lunettes de soleil trop petites pour son visage. J'ai voulu lui faire peur, mais elle avait un super-pouvoir : elle me sentait arriver à cent kilomètres.

─ Ah ! s'écria-t-elle en me voyant, levant les bras au ciel.

J'ai souri, puis arrivée à sa hauteur, elle m'a pris les poignets pour m'attirer à elle, m'enlacer, m'embrasser les deux joues, et garder mon visage entre ses mains pour le détailler.

Habibti, habibti, je t'attendais. Je savais que tu n'étais pas loin, je l'ai senti. Qu'est-ce que tu es belle ! Qu'est-ce que tu es devenue belle ! Tu es peut-être un peu blanche. C'est la faute de ton père ça. Je l'avais dis à ta mère, pourtant. Je lui avais dis : « Notre famille avait le plus beau teint de tout le Rif et tu veux tout gâcher à épouser un blanc ? » Allons bon, au moins, ils sont heureux. Mais qu'est-ce que tu es belle ? Tu es peut-être un peu maigre. C'est ta mère, ça. Elle ne fait pas assez à manger. Elle ne fait jamais assez à manger, elle refusait de cuisiner avec moi quand elle était jeune. Je savais que ça lui ferait défaut. Mais ne t'inquiète pas, tu mangeras bien ici.

Elle m'a enfin lâchée, non sans avoir planté deux autres baisers sur mes joues. J'avais le cœur lourd de joie, c'était un sentiment qu'elle seule pouvait provoquer. J'étais tellement heureuse de la retrouver que j'aurais voulu crier pour me libérer la poitrine. Nathalie nous a rejoint.

─ Le plombier est passé ?

─ Le plombier ? a dit ma grand-mère. Ah oui, le plombier. Il est venu tout à l'heure, tout est réparé.

─ Bon, génial, génial. Alma, j'ai déposé ta valise dans la cour. Je dois vous laisser.

─ Vous venez toujours ce soir ? J'ai fait à manger, a dit ma henna.

─ Oui, oui. 20 heures ce soir, j'apporte le dessert.

─ Bah ! Non ! Pas le dessert ! Tu vas m'apporter encore un gâteau du boulanger, ils sont dégueulasses. Apporte le vin.

Nathalie roula les yeux.

─ J'apporterai le vin, dans ce cas.

─ Et ton fils, apporte ton fils !

─ J'apporterai mon fils.

Nathalie nous a un signe de la main et ma grand-mère a baissé ses lunettes pour me laisser voir ses yeux. Elle m'a fait un clin d'œil et j'ai rougi sans savoir pourquoi. Enfin, si... Je savais bien. Elle m'a pris les mains de nouveau pour les serrer contre son cœur, et m'a demandé si j'avais soif. Mais peu importait ma réponse, elle se serait levée pour me servir à boire de toute manière. Elle s'est extirpée de son fauteuil avec un certain mal, et je ne me souvenais pas que l'été dernier, elle était si tremblotante. Une fois sur pieds, en revanche, elle marchait d'un pas assuré, peut-être un peu courbée, mais sans mal. J'en ai profité pour aller chercher ma valise.

Il fallait croire que c'était de coutume dans le coin : des coups de klaxon ont cherché à attirer mon attention. Contrairement à Nathalie, cette fois-ci, ils étaient acharnés. Ils ne se sont arrêtés que quand je suis sortie sur la route pour découvrir, dans une belle décapotable, deux filles aux cheveux mouillés. L'une d'elle avait posé ses pieds nus sur le tableau de bord. La conductrice me regarda longuement, de la tête aux pieds, mâchouillant son chewing-gum d'un air suffisant. Elle me fit un signe de tête.

─ Alors comme ça c'est vrai... La connasse de Parisienne est de retour pour l'été.

J'ai soutenu ses yeux de longues secondes, mais n'y tenant plus, j'ai craqué. J'ai laissé échappé un cri avant de me jeter sur elles. De larges sourires se sont dessinés sur leurs visages alors qu'elles sortaient de la voiture pour me prendre dans leur bras. Une fois le câlin collectif terminé, j'ai posé mes mains sur la décapotable.

─ T'as une voiture ? T'as une voiture ! C'est trop bien.

─ Imagine à quel point notre été va être mille fois mieux, m'a dit Émerante.

Je l'imaginais bien. J'ai fait signe aux filles de venir se garer dans la cour, ma grand-mère allait être ravie de les retrouver. Émerante et Antonia étaient comme moi, des récupérées de l'été. La première était en provenance directe de Dakar où son père « tenait des affaires importantes ». On n'avait jamais su quoi, mais il pouvait lui payer une décapotable. Émerante avait une grande qualité : elle savait très bien utiliser l'argent de son paternel. La seconde, Antonia, vivait à l'année en Toscane, et passait ses vacances dans la résidence de sa famille. Elle parlait le même français qu'un enfant de quatre ans, mais ce n'était pas bien grave, puisque sa langue était toujours dans la bouche de quelqu'un d'autre, alors elle n'en avait pas souvent besoin.

Je ne me souviens même plus comment on était devenues amies. Je crois bien que notre destin avait été décidé avant notre naissance. On était faites pour s'entendre, et passer les meilleures étés de notre vies, toutes les trois... quatre, si on comptait Milo.

Henna avait posé quatre verres sur la table. Elle savait. Elle savait toujours. Elle a embrassé les filles avec la même passion que moi, et a échangé deux ou trois mots en italien avec Antonia, vestiges de son premier mariage, celui avant mon grand-père. On s'est posé sur la terrasse, et on a trinqué.

─ À l'été qui commence, ai-je dit.

─ Pour l'été quand Alma va pécho Milo, a ajouté Antonia avec son accent.

Émerante et moi l'avons regardé avec de grands yeux, ma grand-mère a gloussé.

─ Quoi ? J'ai pas bien dire ?

─ Bien sûr que non, dit Émerante. Plus personne n'utilise le mot pécho ! Non, la bonne manière, c'est : « À l'été où Alma va enfin se faire soulever par Milo ».

Je l'ai frappé sans ménagement pendant que les filles riaient, même ma henna ricanait en silence.

─ C'est vrai qu'il pose beaucoup de questions sur toi, dit-elle. Il était impatient que tu arrives.

J'ai soupiré, avant de regarder Émerante, elle sirota son verre en silence, non sans esquisser un sourire malicieux. J'ai repensé à tous ces ces étés où j'étais impatiente de le retrouver, à toutes ces nuits passées sur la plages tous les deux et toutes ces fois où avait manqué de s'embrasser, puis à tous ces retours en train où je m'en voulais de ne rien avoir tenté. J'avais toujours trop peur que ce ne soit pas réciproque, que je me fasse des films. Milo ne parlait pas, à personne, ni aux filles, ni à tous ces amis de passage que l'on se faisait sur le tas. Alors comment pouvais-je savoir s'il m'aimait bien en retour ?

Mais cet été-là, il était différent. Nous avions dix-huit ans, le bac, le lycée derrière nous. Nous n'étions plus des adolescents candides et trop timides. Cet été-là, c'était décidé, j'allais me déclarer à Milo, parce que c'était ça aussi, le girl power. Ne pas attendre que le gars fasse le premier pas. Puis, si je m'étais des films durant toutes ces années, tant pis, au moins, je serais fixée.

Oui, cet été-là, il serait spécial. Je le sentais au profond de mon être. 

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