Phase 3.3☞Harley Goldman
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Je fais un dernier tour de la salle de bal avant l'arrivée des invités. Je n'ai pas installé de décorations particulières et ai laissé à la vaste pièce son lustre habituel. Cependant, j'ai exigé que des fleurs soient mises dans des vases de porcelaine de Chine et que des bougies prennent place dans les bougeoirs d'argents autour de la pièce. Je veux donner à cette salle un parfum de temps ancien, de gloires passées, de fêtes somptueuses oubliées par les siècles. Ce soir, je veux remonter le temps.
Si je n'ai pas considéré nécessaire une décoration élaborée, j'ai attaché un soin particulier aux costumes des serveurs qui graviteront parmi les danseurs toute la soirée. Chacun d'eux porte une tenue d'époque et de lieux différents. Mes invités d'honneur, le Président Kang Liu et sa femme Anita, venant du Royaume d'India, j'ai veillé à ce que la culture asiatique soit particulièrement représentée dans les costumes des serviteurs.
J'ai toujours apprécié les bals masqués. À l'abri derrière son masque, on gagne une liberté incroyable. Personne ne se soucie plus du regard des autres. On peut devenir quelqu'un de complètement différent, se laisser aller, ne plus contrôler ses mots ni ses actes. Ce genre de fête est une pause dans le temps, une parenthèse libératrice.
Ce bal masqué est pour moi une exception : je n'ai toujours été qu'une simple participante. Pour la première fois, c'est à moi d'établir les règles. Les invités n'ont reçu que trois directives : incarner un personnage historique, être masqué et ne chercher en aucune façon à connaître l'identité d'un autre participant. Instigatrice de l'événement, je me suis permis de déroger à mes propres règles : j'ai obtenu des renseignements sur les tenues choisies par Monsieur et Madame Liu. Le Président a choisi de venir en Gengis Khan et sa femme en Ching Shih.
Je jette un coup d'œil dans un miroir et contemple mon propre costume. La coiffe égyptienne est affreusement lourde mais elle me donne une majesté évidente. J'ai toujours été fascinée par le personnage de Cléopâtre, son intelligence, son génie politique, son pouvoir.
Une horloge sonne huit heure. Quelques secondes plus tard, les portes de la salle s'ouvrent, laissant entrer un flot d'invités. La pièce, envahie par cette foule bruyante et excitée, paraît soudain minuscule.
Je me mêle aux visiteurs, salue de la tête ceux dont je croise le regard, souris à ceux qui, surpris ou émerveillés, s'agitent dans tous les sens, glisse quelques mots pour souhaiter une bonne soirée. Nul ne sait qui je suis et je m'amuse à imiter leur étonnement, leur impatience. J'adresse une courbette un brin plus poussée au Président et à sa femme, leur souhaitant de s'amuser.
Les conversations sont libres, vivantes, passionnées. L'anonymat procuré par les masques et le champagne qui coule à flots délient les langues et excitent les cœurs.
Dans le fond de la pièce, un orchestre se met à jouer. L'épais livret qui repose sur leur pupitre m'a demandé des heures et des heures de préparation. L'air de L'invitation à la valse se répand peu à peu dans la salle, poussant les invités à s'éloigner du centre de la pièce pour laisser place aux danseurs. Bientôt, une foule de couples tournoie sur la piste.
Les éclats de rire, le tintement des verres, le froufrou des tissus sont une musique à mes oreilles. De nombreuses indices prouvent la plus grande liberté du bal masqué : les corps des danseurs sont proches, les mains s'égarent plus bas qu'elle ne le devrait et des lèvres se penchent pour effleurer le lobe d'une oreille, le creux d'un cou.
Ceux que la piste de danse ne tente pas s'agglutinent le long des murs, contemplent les danseurs, confient à des inconnus des secrets qu'ils ne livreraient pas même à leur plus proche compagnon.
Le parfum des fleurs se mêle à ceux capiteux des dames. La chaleur des corps, les odeurs entêtantes, la fougue du champagne, la musique persistante, pleine d'envolée lyrique, les couleurs chaudes des costumes, la douceur du tissu, de la peau : les sens des invités sont excités, sollicités avec ardeur.
Décidée à garder la tête froide, je refuse les verres que me proposent les serveurs et essaye de me frayer un chemin vers mes invités d'honneur. Ils ont dansé un temps, mais viennent de rejoindre une fenêtre ouverte qui laisse entrer l'air frais de la nuit.
Feignant d'arriver là par hasard, je les aborde d'un air essoufflé, comme si je venais de quitter la piste de danse.
-Bonsoir !
Ils me lancent un regard intrigué mais cordial. Leurs yeux pétillant me prouvent qu'ils ne sont pas insensibles au charme de la réception.
-Bonsoir, me salue Kang Liu dans un Anglais impeccable. La fête à l'air de vous plaire.
Je mime un sourire un peu perdu, comme si la folie des festivités me dépassait et que je m'étais malgré moi laisser emporter par l'excitation générale.
-L'ambiance est agréable.
Anita Liu rit. Ses gestes sont gracieux, harmonieux.
-En voilà une façon de parler ! Parmi tous les adjectifs à employer pour décrire cette réception ce n'ait sûrement pas celui que j'aurai choisi.
Je me crispe imperceptiblement. D'une voix toujours égarée, je reprends :
-Pourquoi ? La fête n'est pas à votre goût ?
Elle secoue la tête et me rassure :
-Si, si. C'est le mot « agréable » qui pour moi ne convient pas. Il m'évoque le repos, la tranquillité. Vous n'allez pas me dire, me déclare-t-elle en riant, sa main désignant la foule des danseurs, que vous trouvez cette soirée reposante. Je trouve cette ambiance survoltée rafraîchissante : nous n'avons pas l'habitude d'assister à des fêtes si libres, sans aucun protocole. Mais c'est loin de me déplaire.
Nous discutons encore un moment. Le couple présidentiel se révèle très sympathique. Je finis par les quitter, désormais certaine de les savoir satisfait. La pression qui pesait sur mes épaules s'étiole et je m'autorise enfin à profiter de l'événement.
Je saisis une coupe de champagne et accepte la première invitation que l'on me fait, suivant un charmant Périclès jusqu'à la piste de danse. J'enchaîne les partenaires et commence à m'amuser. Les conversations sont variées et intéressantes : un Quatre me parle de son usine agroalimentaire, un Six des fêtes clandestines que ses amis et lui organisent le soir, une Troie au physique ravageur m'avoue son envie d'épouser un Deux pour quitter son travail de professeur et devenir mannequin...
J'arrive soudainement dans les bras d'un homme déguisé en pirate. Sa maladresse a tôt fait de me renseigner sur sa caste d'origine. Lui-même ne s'en cache pas. C'est un Sept fier. C'est la première fois qu'il assiste à un tel événement, et s'il a tout d'abord été charmé par la soirée, désormais le luxe affiché de la réception comme du Palais lui retourne le cœur.
-Pas difficile de deviner que ça a été organisé par une Deux ! Crois pas qu'une Sept de chez nous jetterait l'argent comme ça ! Foutu royaux ! Y en a qui crèvent dehors et eux ils t'font des fêtes toutes dorées. Ça donnerait presque envie de soutenir les rebelles, tiens !
La musique accélère brusquement et il bouscule une Marie-Antoinette ivre qui lui jette un regard furieux. L'incident lui permet de se reprendre et, conscient du danger de ses paroles, se corrige :
-'Fin, crois pas que j'ai d'la sympathie pour les renégats, hein !
Je suis surprise que cet homme ait été invité. Je pensais que le Palais triait ses hôtes sur le volet, il faut croire que le pirate est passé entre les mailles du filet. Cependant je n'ai pas à me plaindre, son avis n'est pas inintéressant.
Je lui accorde encore une danse et écoute avec attention son babille. Mon séjour au Palais m'a fait beaucoup réfléchir et je me suis rendue compte que le droit ne me satisfait plus. Du moins pas entièrement. Maintenant que j'ai goûté à la politique, je ne veux plus l'abandonner. Si Aidan ne me choisit pas, alors je ferai tout mon possible pour m'imposer sur l'échiquier du pouvoir.
La danse se termine et mon pirate s'éloigne. Je hèle un serveur et saisis une nouvelle coupe de champagne. Je n'ignore pas que des flasques d'alcools plus forts circulent. J'ai follement envie de m'en procurer une.
Je parcours la foule du regard et m'arrête sur un homme en costume inspiré de la Renaissance qui boit avidement au goulot d'une bouteille que je ne reconnais pas. Sans hésiter, je me dirige vers lui, fendant la foule. Nos yeux se rencontrent et il m'adresse un sourire malicieux. Je m'arrête en face de lui et le dévisage.
Dans d'autres circonstances j'aurai été polie, mais ce soir je n'en vois pas l'utilité. Je lui arrache la flasque des mains et la porte impatiemment à mes lèvres. Je reconnais le goût sucré du rhum.
-Tu aurais pu demander, proteste l'homme.
Je lui lance un regard dédaigneux, hausse les épaules et m'offre une autre longue rasade.
-Doucement ! Tu vas finir complètement ivre si tu continues ! me prévient-il en essayant de récupérer son flacon.
Je ricane :
-Je sais tenir l'alcool, merci.
Je le regarde, curieuse.
-En quoi es-tu censé être déguisé ? Ton costume ne me dit absolument rien.
Il sourit et boit à son tour.
-César Borgia, pour te servir, se présente-t-il avec une parodie de courbette.
-Curieux choix ! Un empoisonneur incestueux !
Il lâche un rire moqueur et étire ses lèvres en un rictus amusé.
-Ce n'est pas pour sa réputation que je l'ai choisi. En fait, j'espérai qu'une certaine personne me reconnaisse...
Je hausse un sourcil.
-Ça essaye de briser les règles ? Ce n'est pas très bien tout ça... dis-je avant de me saisir à nouveau de la bouteille.
Après avoir avalé une gorgée, je lui rends sa gourde et demande :
-Pourquoi César Borgia permettrait-il à celui ou celle que tu cherches de te reconnaître ?
L'inconnu plonge son regard dans le mien.
-César Borgia a servi de modèle au Prince de Machiavel.
Je fronce les sourcils, perplexe.
-En quoi... Oh !
Lors de ma deuxième rencontre avec Aidan, dans son bureau, le prince m'a interrogé sur une affaire en cour et nous avons finis notre entrevue par un duel à coup de citations de Machiavel. Cela semble remonter à si loin... Et pourtant je m'en souviens parfaitement.
-Aidan ?
-Bonsoir Harley, me salue-t-il de sa voix que je reconnais maintenant.
Ses mains s'enroulent autour de ma taille et m'attirent fermement contre lui. À travers le tissu de nos vêtement je sens les battements frénétiques de son cœur. Ma main remonte lentement le long de son bras et mes doigts viennent caresser sa nuque.
Je sais que cette nuit pourrait être particulière. Que les choses pourraient facilement basculer. J'ai vu de nombreux couples s'éclipser, à la recherche d'une alcôve sombre pour faire plus ample connaissance. Il ne suffirait que de quelques mots pour qu'Aidan et moi suivons le même chemin.
Son souffle est brûlant, ma respiration erratique. Ses doigts caressent distraitement le bas de mon dos ; qu'ils descendent quelques centimètres plus bas et je ne répondrai plus de moi. J'en ai envie bien sûr. Découvrir son corps, non plus seulement avec mes yeux, mais avec mes mains, ma langue... Partager sa chaleur. Le rhum me fait tourner la tête. Les pupilles dilatées d'Aidan me révèlent que son état n'est pas différent du mien.
Mais je ne peux pas quitter la réception. Je ne peux pas échapper à mon devoir. J'aimerais lui céder, évidemment. Mais tant qu'il restera des invités dans la pièce, je me dois de rester dans la salle. Après, peut-être... Mais pas maintenant.
Je me redresse légèrement, dépose un fantôme de baiser sur ses lèvres, caresse sa joue droite. Comprenant ma décision, il se contente d'effleurer mon cou de sa bouche avant de doucement me relâcher.
Après un dernier regard brûlant, je me détourne et pars me perdre dans la foule.
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