Chapitre 78
« Par définition, une guerre ne peut pas être gagnée. »
– Ji Sangpo, De la guerre.
Il restait moins d'une demi-heure avant le lever du soleil quand les préparatifs furent achevés. On avait éteint le feu au centre du camp pour, à la place, monter un énorme bûcher que chacun avait contribué à alimenter. Puis Jimin lui-même avait soulevé le corps de son ami afin de l'y déposer, le dos sur une petite coupelle de métal. Jungkook semblait sommeiller, son visage avait pris un pli apaisé.
Taehyung avait tenu à participer malgré les recommandations du général qui lui avait conseillé de dormir un peu. Il avait aidé à récolter davantage de bois, obnubilé par l'idée que le jeune lieutenant méritait un départ à sa mesure. Hoseok l'avait soutenu, avait discuté avec lui, et c'était ainsi qu'il avait appris de son compagnon que Jungkook avait reçu sa blessure mortelle en le sauvant.
« Alors nous commémorerons bel et bien le départ d'un héros, » avait-il conclu avec une émotion palpable.
Et en plus du bois qu'il rapportait, Hoseok avait cueilli une fleur qu'il avait déposée au milieu des branchages.
« C'est une fleur qui pousse dans les collines près de chez nous aussi, avait-il affirmé quand Taehyung lui avait demandé de quelle plante il s'agissait. C'est du lys tigré. Nous l'associons à la confiance et la compassion, c'est pourquoi l'ancienne noblesse tyfodonienne l'appréciait beaucoup. Je trouve qu'elle lui correspond bien.
— Je trouve aussi.
— Lors de notre première conversation, le lieutenant Jeon avait affirmé qu'il n'existait aucune mort digne. Je peux aujourd'hui affirmer qu'il a eu tort, et qu'il est mort d'une façon qui l'honore. »
Les deux jeunes gens s'étaient blottis l'un contre l'autre alors que Jimin leur annonçait que tout était presque prêt et qu'il fallait attendre les derniers guerriers partis. Une fois tout le monde regroupé, les préparatifs terminés, Jimin avait placé le corps de Jungkook au centre du bûcher puis s'était mis debout sur le rocher tout près afin de dominer la foule. Ses lieutenants face à lui, devant les soldats, il leur adressa un signe de tête avant de prononcer les paroles rituelles.
Enveloppé dans l'étreinte réconfortante de son aîné, Taehyung versa de nouvelles larmes, incapable de se concentrer sur les mots du général alors que son ancien amant, son premier amour, celui qu'il avait chéri si longtemps de tout son cœur, de toute son âme, gisait sur ce bois qui s'apprêtait à le dévorer.
Les Élémentaires en effet, bien qu'ils ne sachent plus utiliser la magie, en possédaient encore un peu dans leur organisme, de sorte qu'une fois morts, au contact du feu, leur corps réagissait en quelques minutes à peine, et ils finissaient en cendres pour rejoindre les dieux phénix. Pour les Éthéréens, parce que bien plus de magie les imprégnait, le processus s'avérait beaucoup plus rapide.
« Jeon Jungkook, fait général juste avant sa mort, fut un exemple de force et de courage, affirma Jimin. Sa détermination n'avait d'égal que son ambition. Il a sauvé au cours de sa vie tant d'innocents que nous ne lui feront pas l'affront de chercher à les dénombrer. Il est mort avec toute la dignité qui le caractérisait, et tout l'altruisme qui brûlait au fond de son cœur : il a donné sa vie pour un millier d'enfants et d'adolescents, il s'est battu jusqu'à son dernier souffle, et je ne doute pas qu'à l'avenir, de quelque manière que ce soit, il combattra toujours à nos côtés.
« Jeon Jungkook était mon ami, mon frère, l'homme sur lequel je savais pouvoir m'appuyer en cas de difficultés. Il était un camarade d'entraînement hors du commun, quelqu'un avec un tempérament de feu mais un cœur en or. Tous ceux qui l'ont connu sont en deuil à présent, car ils savent avoir perdu une personne précieuse comme il n'en existe pas deux. »
Sur ces mots, le général se tourna vers son cadet. Il observa son visage serein une dernière fois, détailla ces traits qui lui manqueraient bien plus qu'il n'acceptait de se l'avouer, et pria pour que les légendes au sujet des dieux soient, pour une fois, autre chose que de banales histoires pour émerveiller et réconforter les enfants. Il refusait d'imaginer qu'après une telle vie, Jungkook n'existe tout simplement plus. Il voulait croire que, comme il l'avait promis, le jeune homme resterait à veiller sur eux pour toujours.
Il posa une main sur celle, froide, de son cadet, et une vive émotion l'envahit. Il déglutit, prit une profonde inspiration, puis poursuivit.
« Tu me manqueras, mon ami. Aussi longtemps que je vivrai, ton souvenir vivra, et il ne se passera pas un jour... sans que je me rappelle ton courage et ton sourire. Sois en paix, héros d'Arixium, ton voyage est achevé, et tu as bien combattu. Ne regrette pas le chemin que tu as choisi de prendre, car c'est lui qui nous mène aujourd'hui à t'admirer... et te pleurer. Adieu. »
Incapable de s'en retenir plus longtemps, Jimin baissa la tête alors que ses premières larmes lui échappaient. Il ne se souvenait même plus à quand remontait la dernière fois qu'il s'était ainsi laissé envahir par l'émotion, lui qui tentait de conserver toujours un air impassible et une attitude détachée. Or, comment demeurer de marbre face à un visage si jeune, fermé à tout jamais ? La guerre était cruelle, si injuste. Jungkook aurait dû vivre encore tant d'aventures, il lui restait tant à apprendre.
Jimin n'en doutait pas : son lieutenant serait devenu un général exemplaire, il était en bonne voie pour. Il le sentait en effet de plus en plus humble ces jours-ci, et la révélation de son amour pour Taehyung l'avait confirmé : Jungkook avait enfin accepté qu'il était avant tout un être humain, une personne douée de la plus belle magie qui soit, celle des passions. Qu'il se soit sacrifié pour celui qu'il chérissait prouvait son cœur charitable, et surtout prouvait l'affection qu'il vouait à ce poète qu'il avait aimé au premier regard.
Le général s'écarta du bûcher et adressa un signe de tête aux soldats de Jungkook : ses plus proches amis parmi son unité avaient été réunis pour porter les flambeaux qui serviraient à allumer le feu.
Le lieutenant Kang, abattu, observait la scène, et en remarquant que son chef ne refoulait plus ses larmes, une étrange émotion l'envahit : jamais il n'aurait pensé cet homme capable de succomber à la tristesse. Il était des forteresses que l'on croyait imprenables, des murs que l'on croyait indestructibles, des cités que l'on croyait éternelles. Les voir céder provoquait alors un sentiment de profonde hébétude. Taehyun regardait ce pilier s'effondrer, et il ne fut pas le seul que cela choqua. Jimin en larmes, tous se sentirent légitimes à se laisser aller, et les quelques personnes qui s'en retenaient encore s'abandonnèrent à leur chagrin tandis que de hautes flammes s'élevaient pour griffer le ciel nocturne.
Jungkook était un chef apprécié par ses soldats, quelqu'un de strict mais de foncièrement juste. Il détestait que les siens se disputent et il s'assurait d'arbitrer chaque différend avec autant de neutralité que possible. Il avait sauvé bon nombre de ses subordonnés ; habile combattant, puissant épéiste, il était aussi respecté que son général.
Perdre Jungkook alors que Yoongi lui avait échappé quelques heures à peine auparavant terrassait Jimin de douleur. Son monde lui semblait s'écrouler, pourtant il se ressaisit vite, mal à l'aise avec le fait de montrer ses émotions. Il s'essuya les yeux, se moucha, et redirigea son regard sur le bûcher. Oui, il avait perdu deux des personnes qui lui étaient les plus précieuses, mais ensemble ils en avaient sauvé près d'un millier. Des enfants, des adolescents et des jeunes adultes, des gens à qui il restait une vie encore plus longue que les leurs. Jungkook était devenu soldat avec l'envie de se sacrifier pour les siens.
C'était chose faite. Il était décédé de la façon la plus altruiste qui existe.
Les flammes ne dévoraient pas Jungkook, elles caressaient son corps comme si elles cherchaient à le réchauffer, dernière marque de tendresse avant qu'il ne disparaisse. Elles échappaient une fumée blanche épaisse qui ne portait aucune odeur. On prétendait qu'il s'agissait là d'une preuve de noblesse, et cette nuit, Jimin désira y croire. Jungkook possédait une âme noble. Sa fougue l'avait parfois éloigné du droit chemin, mais il avait toujours fini par le retrouver.
Une vive lumière éclairait le camp alors que, les pleurs taris, tous observaient d'un air solennel le feu qui s'intensifiait. Les flammes déjà enveloppaient Jungkook au point qu'il n'était plus possible de le distinguer, il était devenu une aura que tous s'entêtaient à fixer de peur d'en détourner les yeux, de peur de gâcher leurs derniers instants avec leur supérieur, leur subordonné, leur camarade, leur ami, leur frère de cœur, leur sauveur... leur plus douloureux hasard, leur plus doux souvenir.
Hoseok serra Taehyung dans ses bras en lui embrassant la tempe. Taehyun pour sa part se retira dès lors que, dans des crépitements assourdissants, les flammes achevèrent d'emporter le corps du défunt. Jimin ferma les paupières, poussa un profond soupir, et les rouvrit pour surveiller le brasier : éteint, il ne diffusait plus qu'un mince filet de fumée noire, et la coupelle de métal placée sous le dos de Jungkook contenait à présent ses cendres que Jimin récupéra. Il tendit l'objet devant lui, offrande aux dieux Phénix à qui il adressa une oraison silencieuse, un des rares rituels observés encore aujourd'hui parmi les Élémentaires – et ce détail émut Yua : ces gens ne croyaient plus en l'existence des créateurs, mais quand la mort survenait, la foi devenait une source de réconfort pour tout le monde.
Ainsi, à son tour elle murmura une prière à Hiemis, elle lui demanda d'emporter avec elle ce puissant guerrier qui avait cette nuit sauvé tant de ses enfants, celui qui avait permis à Yoongi de les rejoindre ici, celui qui avait donné sa vie pour l'élu de son cœur.
« S'il est bien un homme digne de reposer à tes côtés, c'est lui, » susurra-t-elle.
Une brise se leva, qui se changea aussitôt en rafale. Elle fouetta Jimin qui, stupéfait, regarda les cendres se soulever et virevolter dans le firmament, prenant de la hauteur par un miracle que nul ne put expliquer. Elles disparurent dans les nuages sous les yeux tantôt hébétés, tantôt émerveillés des soldats que ce signe du ciel consola plus que Yua ne l'avait espéré. Son cœur se réchauffa : elle ne possédait certes aucun pouvoir, mais sa communion avec la déesse lors de tels évènements lui permettait au moins de rassurer les âmes endeuillées.
Jimin esquissa un sourire teinté de tristesse.
« Adieu, mon frère. Puisses-tu reposer en paix et continuer de nous guider. »
~~~
Les soldats avaient rangé le camp, qui avait cédé la place à un vaste lieu qui servirait de champ de bataille. Le général Park, désormais concentré sur l'avenir proche et les nouvelles difficultés à affronter, avait prévenu l'armée d'Élémentaires que le Prince ne tarderait plus à attaquer. Ils devaient se tenir prêts à subir un assaut à tout moment : Mincheol ne les laisserait pas s'en sortir si facilement alors qu'il avait enfin capturé celui sur qui il avait tant cherché à mettre la main.
Jimin n'en doutait pas : à présent, il souhaitait s'emparer du Continent, et cela commençait par régler ses comptes avec ceux qui avaient tenté de s'en prendre à lui. Bien qu'ayant éliminé bon nombre de ses troupes en chemin, le jeune chef savait qu'ils se retrouveraient très vite submergés par les vagues écarlates qui déferleraient bientôt sur eux. Il leur faudrait faire face, et il priait, oui il espérait de tout son être, que Yoongi avait découvert un plan pour les sauver tous du massacre vers lequel ils couraient.
Il devait croire en lui.
Le soleil se levait. Jimin avait réussi à s'offrir une micro sieste de quelques minutes. Ses lieutenants pour leur part avaient bénéficié d'une pause plus longue, exemptés de la corvée de rangement afin de s'octroyer un peu plus de repos. Ils dormaient depuis une demi-heure quand on les arracha à leur torpeur : du mouvement avait été aperçu du côté des Sawaï, jusque-là statiques et patients, dans l'attente de leur décision. Désormais, il n'était plus question de reculer. Comme Jungkook, tous avaient accepté de lutter jusqu'à la mort pour défendre leurs idéaux : la paix et la compassion.
Leur armée était la preuve vivante que les quatre ethnies du Continent pouvaient cohabiter, faire front commun et s'entendre. Le général en effet s'étonna que les sergents à qui il avait confié le commandement du camp ne lui aient rapporté aucun incident, au contraire : conscients qu'ils devaient absolument compter les uns pour les autres à présent, les alliés avaient d'eux-mêmes choisi de cesser leurs disputes ridicules pour se concentrer sur un seul objectif, l'emporter.
La guerre était devenue une évidence, de sorte que les plus réticents aussi avaient préféré oublier les rancœurs inutiles pour assurer leur survie : chaque peuple avait interrogé les autres pour apprendre quelques techniques qu'ignoraient les Sawaï. Les Arixiens avaient formé les Tyfodoniens au sabre, ces derniers en retour leur avaient enseigné à mieux viser à l'arc, et même les Akashites, pourtant les plus discrets, avaient accepté de participer à l'effort collectif. La nuit s'était avérée longue pour tout le monde, les soldats d'ailleurs venaient à peine de se coucher quand Jimin et les siens étaient revenus : ils n'avaient pas eu le temps de retenir beaucoup de tactiques de combat ni de les perfectionner, mais ces quelques heures avaient suffi à leur inculquer la leçon la plus importante de leur vie. Aucune différence n'existait entre les êtres humains, si ce n'était celles qu'ils inventaient eux-mêmes.
Jimin avait revêtu son armure. L'alerte donnée, il enfonça son sabre et sa dague dans les fourreaux dédiés à son ceinturon, puis il plaça ses six étoiles d'acier dans sa pochette, et il enfila son bracelet d'émeraude. Il éprouva un pincement au cœur à l'idée que Jungkook aurait fait un allié précieux lors de cette bataille, un atout de taille.
« Mon général ? »
L'appelé, occupé à contempler ses gantelets encore tachés du sang de son meilleur ami, se tourna vers Hoseok. Il l'invita à parler d'un mouvement de la tête.
« Ina va être accompagnée par un soldat jusqu'au camp rebelle où elle sera en sécurité, et... j'avais une requête à vous soumettre.
— Bien sûr, je vous écoute.
— J'aimerais que Taehyung les accompagne : il n'est pas en état de se battre. Je m'inquiète beaucoup pour lui, il sera forcément déconcentré pendant la bataille.
— C'est juste, il a subi une perte douloureuse... et il est très sensible.
— Sa sensibilité le rend bien plus humain que bon nombre d'entre nous.
— Il ne s'agissait pas d'une critique, lieutenant, juste d'un constat. Je respecte beaucoup ce genre de personnalité, soyez-en sûr.
— Pardonnez-moi, je... je suis un peu à fleur de peau, soupira Hoseok en se grattant la nuque. Je peine à croire qu'advienne enfin le moment pour lequel nous nous sommes tous réunis, et les récents évènements m'ont quelque peu bouleversé.
— Je comprends. Ressaisissez-vous et partez prévenir votre compagnon qu'il suivra Ina et son garde jusqu'au village.
— Merci, mon général, j'y fonce.
— Lieutenant Jung ?
— Oui ?
— Quand les Scorpions seront-ils ici ?
— Il ne leur faut plus qu'une vingtaine de minutes.
— Alors dépêchez-vous, je vous prie. Qu'ils ne prennent rien avec eux.
— Bien. »
Hoseok partit à la hâte, soulagé de cette décision. Jimin l'observa, et lui-même se sentit rassuré à l'idée que Taehyung se cache dans les montagnes avec Ina et le reste des Phénix. Le poète en effet, bien que doué, s'avérait aujourd'hui avant tout bouleversé par les évènements récents, de sorte que le général ne l'imaginait pas combattre. Taehyung devait se réfugier quelque part où sa peine ne mettrait pas sa vie en danger.
Il craignit cependant que le jeune homme ne refuse de s'en aller et de laisser derrière lui son compagnon. Pourvu que Hoseok parvienne à le raisonner...
Les troupes étaient déjà réunies, les lieutenants et les sergents avaient placé leurs soldats de façon stratégique. Des sentinelles avaient repéré un mouvement plus vif provenant du sud, on supposait que le Prince arriverait par là. Or, les Sawaï les encerclaient, il fallait protéger tous les angles d'attaque possibles. Ainsi, les guerriers s'étaient, sur ordre de Jimin, rassemblés au nord de la plaine, puisqu'il s'agissait du seul endroit par lequel il n'était pas envisageable de frapper à cause d'un pic rocheux qui formait un mur à cet endroit. Les combattants ne s'inquiétaient pas de ne pas pouvoir reculer : ils ne comptaient pas, de toute façon, ployer face à l'ennemi.
Jimin supervisa la mise en place des troupes, hurlant des instructions aux unités mal positionnées, demandant parfois à ses lieutenants de changer la disposition de leurs soldats. Taehyung avait réussi à s'enfuir avec Ina et un autre Arixien, Hoseok arborait un visage fermé qui trahissait son sérieux dans un tel instant. La bise matinale rafraîchissait ceux qui avaient tant couru cette nuit. Une odeur d'herbe humide parvint au nez de Jimin qui remarqua des gouttes de rosée sur les brins autour du champ de bataille. Le soleil réveillait la nature, et le général se sentit coupable de leur offrir un si violent spectacle à une heure pareille.
Bientôt les gouttes de rosée se mêleraient à des flaques de sang...
Le jeune chef se tenait devant ses hommes lorsque, du sud comme prévu, puisqu'il s'agissait du chemin le plus large, arrivèrent les troupes écarlates. Elles se moquaient des halliers, passaient à travers les buissons en les découpant à coup de sabre, et détruisait le décor.
Jimin se tourna vers ses lieutenants, demeurés en retrait.
« Lieutenant Choi, Yua, Capitaine Choi, Beomgyu... avancez-je vous prie. Combattez à mes côtés. »
Hoseok esquissa un sourire en regardant les concernés acquiescer et s'avancer. Yua avait réduit la robe qu'elle portait en charpie, et un soldat lui avait confié des habits arixiens : elle avait revêtu une tunique bleue et une armure, mais ses cheveux blancs l'identifiaient comme Phénix. À ses côtés, soulevées par les quelques bourrasques qui soufflaient par moment, s'alignaient les quatre capes des chefs. Quatre couleurs : le céruléen des Arixiens pour Jimin, l'émeraude des Tyfodoniens pour Soobin, le jaune sable des Akashites pour Yeonjun, et l'écarlate des Sawaï pour Beomgyu. Quatre prédateurs : l'aigle, le tigre, le serpent et le scorpion.
Taehyun, placé face à la même vision d'unité, en éprouva une fierté sur laquelle il peinait à mettre des mots. Quelle que soit l'issue du combat, il avait choisi le camp gagnant, il en était convaincu. Ce rempart multicolore déterminé à protéger le Continent... voilà pourquoi il luttait, voilà ce qui faisait battre son cœur. Il était devenu soldat pour défendre, pour protéger et servir au péril de sa vie des causes qui le dépassaient. Et tous ces gens auprès de lui, maillons d'une chaîne immense, étaient bien décidés à endurer des difficultés identiques pour la liberté et la paix.
Les palpitations retrouvèrent un rythme tranquille dans l'armée alliée, parfois des sourires naquirent sur des visages jusqu'à présent tendus. Voilà qui ils étaient. Élémentaires et Éthéréens, tous réunis sous une même bannière, tous prêts à mourir les uns pour les autres. Quelques regards furent échangés entre ces guerriers aux couleurs différentes mais aux cœurs égaux qui battaient à l'unisson. Ensemble, ils envoyaient un message aux Sawaï du Prince, un message beaucoup plus fort que celui qu'eux, en surnombre évident, chercheraient à leur transmettre. Oui, les troupes de Mincheol s'avéraient plus abondantes, mais face à elles se tenait le Continent. Qu'ils l'emportent aujourd'hui ne servirait qu'à repousser à plus tard leur massacre.
Jusqu'à présent, Taehyun avait cru forte l'ambition des Sawaï de conquérir les territoires de toutes les nations ; à présent, il trouvait plus forte encore l'ambition du général Park d'allier ces dernières pour défendre ce qui leur revenait de droit. Leur chef avait tout préparé, depuis bien avant leur départ pour Hurna il avait tout mis en œuvre pour ce tableau, cette image aussi puissante que touchante qu'il avait réussi à composer jour après jour, invitant successivement les Tyfodoniens, les Akashites, les Sawaï puis une unique Phénix à se joindre à lui.
Taehyun éprouva soudain une bouffée d'admiration pour ce garçon à peine plus vieux que lui mais déjà beaucoup plus calculateur. Dès l'instant où Jimin avait décidé d'attaquer Hurna, il avait su que ses troupes ne suffiraient pas, qu'elles ne suffiraient jamais. Il avait tout misé sur deux choses : la présence de Yoongi, et celle de tous les peuples avec l'espoir de provoquer un sursaut de conscience dans les populations. Eux ne comptaient pas assez de soldats, mais si Arixium, Tyfodon et Vanori choisissaient d'abandonner leurs querelles pour se concentrer sur Sawa, il ne faudrait que quelques jours pour que le Prince baisse les armes.
Sans le pouvoir de Yoongi pour les secourir, les couvrir, alors il ne demeurait plus qu'une mission aux troupes alliées : mourir de la plus belle façon qui soit, en héros, et ouvrir les yeux aux dirigeants sur le désastre écarlate prêt à s'abattre sur eux. Arixium avait officiellement déclaré la guerre à Sawa au moment du départ de Jimin pour Hurna ; ne restaient plus que Tyfodon et Vanori.
Au-devant de ses troupes, Jimin sentit un regain d'énergie lui étreindre le cœur. Il ferma les paupières, s'autorisa une profonde inspiration, et les rouvrit pour observer les Scorpions qui s'avançaient en lignes parfaites, en lignes beaucoup plus longues et larges que les leurs. Elles venaient certes du sud, mais elles occupaient tout le terrain de l'est à l'ouest.
Jimin offrit un discret signe de la main à Soobin qui leva le bras. Aussitôt ses archers se mirent en joue. Un frisson d'une appréhension à laquelle se mêlait une inexplicable excitation parcourut les troupes, et lorsque Soobin baissa le bras, une nuée de flèches s'éleva au-dessus du champ de bataille, prête à fondre sur les ennemis. Leur sifflement en fit frémir plus d'un, comparable au bourdonnement d'un essaim d'abeilles enragées.
Le Tyfodonien ordonnait une nouvelle salve tandis que Jimin adressait cette fois un acquiescement à Yeonjun, à la droite de qui Rure venait de se placer. Le capitaine arracha de sa poche une fiole que lui avaient confiée ses soldats. Les braves Akashites avaient passé la nuit, aidés par quelques autres alliés, à préparer le terrain.
Voilà pourquoi Jimin avait décidé de se retirer, tout au nord.
Avec un ruban de tissu dont il se servit comme d'une fronde, le jeune homme tira sa bombe juste aux pieds des ennemis les plus proches. Elle explosa, provoquant une réaction en chaîne similaire à celle de Hoseok dans les montagnes, lorsqu'il combattait encore contre les Arixiens. Le sol trembla, chacun éprouva la sensation que le bruit lui frappait les tympans comme s'il souhaitait s'y graver. Une onde balaya les environs, et du côté des alliés, on se félicita d'être dans le camp des Akashites qui, quoique peu nombreux, s'avéraient redoutables.
Positionnées en arc de cercle pour ne toucher que les soldats adverses, les bombes causèrent de lourds dégâts et laissèrent derrière elles aussi bien des cadavres déchiquetés dispersés aux alentours que des filets de fumée à l'odeur âcre qui s'élevèrent dans le ciel clair de ce paisible mois de mai. Jimin avait craint qu'il ne pleuve du fait des nuages qui s'étaient amoncelés dans la nuit, mais ils s'étaient dissipés avant l'aube.
Au moins ils ne seraient pas gênés par la météo.
La nuée s'estompait, révélant un nombre de corps atrophiés désarmant... et des troupes toujours plus importantes qui, provocatrices, n'avaient même pas ralenti leur progression en dépit de l'attaque, ni ne s'étaient éparpillées. Ils avançaient, pareils à des automates, le regard rivé sur leur cible. Un pas après l'autre, en cadence.
Jimin grimaça : quelles menaces le Prince pouvait-il bien faire peser sur eux pour obtenir une obéissance si aveugle ? Ces hommes marchaient sur les morceaux des cadavres de leurs camarades, bon sang ! Ils gardaient les yeux fixés sur leur objectif au point qu'ils en devenaient terrifiants, ainsi concentrés sur eux. Ils paraissaient n'éprouver qu'un besoin de tuer qu'ils ne comprenaient pas. Jimin trouva à certains d'entre eux l'air absent, voire hagards. Et surtout, il les trouva maigres. Tous très maigres.
Mincheol leur avait promis un festin, le général en était convaincu, peut-être même leur avait-il fait miroiter assez de nourriture pour en ramener à leur famille. En pleine famine, qui refuserait une pareille offre ? La faim, dans ce pays, en avait rendu fou plus d'un...
Soobin et Hoseok multipliaient les salves de flèches : dans un ciel encore barré de colonnes de fumée se pressaient les pointes artisanales fabriquées cette nuit par les Tyfodoniens. Ils savaient qu'en agissant de concert avec les Akashites et leurs bombes, ils pouvaient supprimer au moins un millier d'écarlates avant le début des combats. Ils ne se trompèrent pas : il gisait déjà à terre plus d'ennemis que les soldats ne pouvaient en compter.
Plus que leur propre armée en comptait.
Jimin fronça les sourcils. Il tentait de garder un visage absolument neutre, mais il éprouvait une inquiétude grandissante devant le flot ininterrompu qui fondait sur eux. Le général, donc, tira son sabre, prêt à l'attaque. En position, il fut imité par ses lieutenants, eux-mêmes imités par leurs subordonnés. Or, alors qu'ils ne se trouvaient plus qu'à une cinquantaine de mètres d'eux, les Scorpions s'immobilisèrent. Les alliés envisagèrent de lancer l'assaut sans attendre, mais Jimin ne bougea pas : ses troupes ne possédaient pas la force nécessaire pour se contenter de foncer dans le tas, hors de question de s'élancer sans réfléchir. Les Sawaï paraissaient manigancer quelque chose.
Soudain envahi par une appréhension désagréable, Jimin fixait avec une concentration inédite les soldats face à lui. Il lui semblait que les lâcher un seul instant du regard pourrait condamner son armée. Il pressait à l'excès son sabre entre ses poings aux jointures blanchies, il se répétait ses objectifs, ceux qu'il ne devait surtout pas perdre de vue. Le cœur lourd, la bouche sèche alors qu'il tentait de déglutir, il éprouvait l'étrange sensation que son corps entier se mettait à le démanger sans raison.
Un frisson se diffusa le long de son dos lorsqu'il remarqua que les soldats les plus éloignés paraissaient s'écarter pour se resserrer ensuite. Il y avait du mouvement au loin, indubitablement. On venait. Et Jimin ne doutait pas de l'identité de la personne qui approchait.
Il devait rester calme, montrer l'exemple, se comporter en chef digne. Peu importait la façon dont cette ordure le provoquerait, il ne devait pas rentrer dans son jeu, pas lui donner le plaisir de succomber à la colère. Mincheol avait certes réussi à capturer Yoongi, mais tout n'était pas perdu. Jimin voulait s'en persuader : son amant renverserait la situation, il était le gardien des savoirs, le gardien des Phénix, l'élu de Hiemis, celui à qui Yua avait remis le morceau de l'œil.
Lorsque les ultimes soldats écarlates s'écartèrent pour céder la place à leur chef, lorsque ce dernier se planta entre les deux armées, son sabre à la main, le général Park et ses lieutenants retinrent leur souffle. Ces yeux bleus si clairs... que s'était-il passé ? Qu'avait-il infligé à Yoongi ? Avait-il trouvé un moyen de lui voler ses pouvoirs ? Jimin avisa le bijou à son oreille : la pierre de Hiemis. L'Arixien était convaincu que Mincheol ne s'était pas laissé berner par le misérable caillou que Jimin avait offert à son compagnon à l'époque où il l'entraînait.
Yua, d'ailleurs, réagit plus vivement : elle qui avait tiré son jingum abattit sur le sol terreux trois pas furieux avant que Mincheol ne lève le bras.
« Très chère, tu ne voudrais quand même pas m'obliger à faire du mal à ton jumeau, n'est-ce pas ?
— Cette pierre est à nous ! gronda la prêtresse.
— Aux Phénix ? Oh... quelle chance : j'en suis un, ironisa-t-il avec un rictus mauvais.
— C'est impossible ! »
Jimin aurait souhaité en penser autant, mais... quelque chose au fond de lui murmurait que le Prince ne cherchait pas à les duper. C'était impossible, en effet, pourtant l'évidence brillait dans son regard azuré : il était Phénix.
« Ma mère, la Princesse, était d'origine Phénix, enfuie de la montagne parce qu'elle rêvait d'aventures, résuma Mincheol en balayant la question d'un revers de la main. Cela importe peu. Tout ce qui compte, en vérité, c'est qu'à présent en possession d'une pierre capable de me conférer la puissance de mon peuple sans m'affaiblir, je vais pouvoir vous écraser, tous autant que vous êtes.
— La maîtrise des pouvoirs des Phénix demande un entraînement considérable, rétorqua Yua d'un ton féroce.
— Je sais bien, voilà pourquoi je m'entraîne depuis si longtemps. Oh bien sûr, je n'arriverai jamais à la cheville de votre gardien, mais... lui non plus, il ne m'arrive pas très haut en ce moment. »
Moqueur, Mincheol s'écarta alors qu'arrivaient derrière lui trois soldats, dont deux soutenaient un Yoongi au bord du malaise tandis qu'une troisième tenait entre ses mains...
« Non ! paniqua aussitôt Yua en découvrant la proximité entre l'œil et son frère. Vous allez le tuer !
— Mais non, il est solide. »
Son regard hautain se porta sur le Phénix qui agonisait. Cette vue broya le cœur de Jimin : le corps crispé, parfois pris de spasmes du fait de la tension qu'il imposait à ses muscles, Yoongi ne parvenait même pas à relever la tête. On le traînait par les épaules, ses genoux étaient ensanglantés à force de ratisser le sol. Il était incapable de se redresser.
« Messieurs dames, lâchez-le, je vous prie. »
Les soldats obéirent, et Yoongi s'échoua à terre où il se recroquevilla dans un gémissement de douleur sous les yeux horrifiés de sa sœur. Depuis combien de temps Mincheol le maintenait-il sous le joug de la pierre ? Quelques minutes si proche d'elle suffisaient à achever un Éthéréen, mais un gardien... il pouvait sans doute souffrir le martyre plusieurs heures avant de succomber.
Et la détresse qui étouffa soudain la jeune femme lui apporta une terrible conviction : son frère subissait ce supplice depuis des heures.
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J'y pense, mais en ce moment je suis en train de lire une trilogie d'urban fantasy exceptionnelle, par contre sur les neuf ou dix personnages principaux et secondaires du premier roman, à la fin du troisième, il n'en reste plus que trois de vivants.
Imaginez comme je souffre, c'est une hécatombe... T-T
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