Chapitre 73

« La guerre est terrible en cela qu'elle abandonne derrière elle des enfants trop jeunes pour subir la perte de leurs parents, de leur foyer, et de tout ce qui les rendait heureux jadis. »

– Ji Sangpo, De la guerre.


Kai se figea, tout comme les combattants qui écoutaient leur conversation tout autour. Yoongi, stupéfait, comprit enfin pourquoi Jimin avait tant insisté pour rejoindre ce village. En entendant la légende du guerrier fantôme et l'affirmation de certains à propos de son existence près de la capitale, il avait su qu'il n'existait qu'une seule manière de se déplacer comme un revenant aux abords de Hurna : en empruntant ses tunnels secrets.

La moue de Kai trahissait ses pensées, il hésitait à donner leur localisation au général.

« Vous êtes un Arixien dans un camp de mercenaires, affirma-t-il enfin. Pourquoi vous ferais-je confiance ?

— Parce que je ne te veux aucun mal. Mes amis et moi souhaitons arrêter le Prince et l'empêcher de déclencher une guerre avec les peuples voisins. Nous voudrions que quelqu'un de plus mesuré monte sur le trône de Sawa, afin que l'on s'occupe des enfants comme vous, à qui il ne reste plus rien.

— Je m'occupe très bien de mes amis.

— Et quand vous grandirez, que deviendrez-vous ? La justice peut pardonner à des enfants orphelins, mais si vous continuez de voler, vous serez emprisonnés. Souhaites-tu cela ?

— Non, bien sûr...

— Vous avez besoin d'aide, Kai, poursuivit Jimin en posant une main bienveillante sur son épaule, et le seul dans ce royaume à ne pas s'apercevoir que la population dépérit, c'est le Prince lui-même.

— Le Prince retient prisonniers en ce moment même des centaines d'enfants de mon peuple, et autant d'adolescents et de jeunes adultes, intervint Yoongi qui s'était débarrassé du charbon dans ses cheveux pour en révéler la couleur. Je dois les sauver, il a ma sœur, mes amis, quant à nos parents, il les a tous fait exécuter.

— A-Attendez, balbutia Kai. Vous... vous êtes...

— Je fais partie du peuple des Phénix, approuva-t-il d'un acquiescement pressé, et j'ai besoin de savoir où sont ces tunnels pour rejoindre le palais. La vie de plus d'un millier des miens est en jeu.

— Ces tunnels sont notre secret...

— Kai, reprit Jimin, une armée constituée des meilleurs guerriers de chaque peuple attend à quelques kilomètres de là, prête à fondre sur Hurna, prête à se battre pour libérer votre peuple. Or, si je n'atteins pas le palais du Prince pour libérer les Phénix, il fera exécuter la sœur de mon ami et il obligera sans aucun doute les mages à se battre pour lui. Plus personne, alors, ne sera en mesure de l'arrêter. Notre dernière chance est de les faire évader, et je sais que ces tunnels sont supposés donner sur le palais.

— C'est le cas... on pense qu'ils donnent sur les prisons, mais nous n'avons jamais osé nous y aventurer.

— Sur les prisons, directement ? Oui, c'est cohérent, elles sont sous le palais, comme à Noria... bon sang, ce serait idéal ! Kai, écoute-moi : si tu me guides jusqu'aux prisons royales, si grâce à tes amis et toi nous parvenons à remplir notre mission, je jure sur les cendres des dieux Phénix que je m'assurerai que vous viviez une existence paisible, et si je ne suis plus de ce monde, un de mes amis ici présents s'en assurera pour moi. »

Les concernés approuvèrent.

« Vous jurez sur les cendres des dieux Phénix ? demanda Kai d'une petite voix – il s'agissait d'un serment inviolable parmi les Élémentaires aussi bien que les Éthéréens.

— Sur leurs cendres, approuva Jimin. Si tu m'aides à sauver le Continent, vous serez récompensés à la hauteur de votre acte.

— Et eux ? s'enquit Kai en pointant de l'index les rebelles Scorpions. S'ils essaient de me voler l'argent que vous me donnerez pour me punir de mon comportement ?

— Tss, tu es ridicule, grommela Beomgyu, nous ne sommes pas des criminels, nous luttons au contraire dans l'espoir de rétablir une certaine justice sociale : nous n'allons quand même pas retirer à des enfants les cinq misérables pommes qu'ils peuvent s'offrir chaque jour... et puis il faut reconnaître que tu as un sacré talent, alors... disons qu'on peut te laisser t'en sortir à condition que tu acceptes de mettre à partir de maintenant tes dons à profit du bien, et non du vol.

— Êtes-vous sérieux ?

— Nous ne plaisanterions pas sur ce point, opina sa mère. Nous exigeons simplement que tu ne nous voles plus à l'avenir, mais rien ne t'empêche d'emprunter les tunnels dans la journée avec tes amis pour venir frapper à notre porte, à la place. Elle ne sera jamais fermée à des enfants dans le besoin. »

Le général Park sourit, touché par la bonté de ces gens qui ne possédaient pas grand-chose mais offraient sans hésiter de le partager avec plus faible qu'eux. Beomgyu lui-même, auparavant furieux, n'affichait plus qu'une petite mine renfrognée, sans doute incapable de s'imaginer prendre à un enfant ses dernières ressources. Il se pencha d'ailleurs pour récupérer les pommes tombées au sol, et il les replaça dans le sac de toile du voleur à qui il tendit son butin.

« Oh par Pyros, merci, s'étrangla Kai alors que son corps se mettait à trembler. Oui, oui, je vous jure que je vous aiderai, que... que nous deviendrons tous des gens bien. C'est ce qu'on a toujours voulu. Nous, voler, c'est juste parce que vous savez, on a vraiment faim.

— Eh, petit, ça va, souffla Jimin en lui prenant les épaules de façon rassurante. Tu as traversé pas mal de moments difficiles, ils marquent ton regard aussi bien que ton corps, mais ils sont derrière toi. Tu as fait les bons choix, maintenant nous avons besoin de voir l'entrée des tunnels. »

Yoongi bouillonnait d'impatience, il sentait sa magie gronder en lui, et pour la première fois, même avec la pierre de Hiemis, il n'était pas convaincu de réussir à la contenir. Car pour la première fois, il ne s'agissait plus de lui mais de sa sœur. Sa Yua, la seule personne qui comptait au moins autant que Jimin à ses yeux...

Pourtant, quand son regard basculait sur Kai, cet adolescent dégingandé aux jambes presque aussi fines que ses poignets, il ne pouvait s'empêcher de ressentir un vif élan de compassion lui serrer le cœur. Combien de temps lui et ceux qu'il tentait de protéger avaient-ils passé à la rue, à se soutenir les uns les autres ? Combien de fois Kai avait-il dû sacrifier ses propres portions pour ceux sur qui il veillait ? Ses yeux caves et ses joues creuses lui traçaient un visage choquant pour un enfant de son âge, et son corps était si famélique qu'on jurerait que le vent lui-même pourrait lui briser les os.

Or, il brillait dans son regard une détermination – et à présent une reconnaissance – telle que Yoongi sut que s'il le fallait, ce jeune garçon affronterait encore des tempêtes sans ciller, courbant l'échine sans jamais céder. Il se battrait jusqu'à son dernier souffle pour les siens, pour ceux qui étaient devenus sa seule famille.

« Je vais vous montrer, affirma-t-il d'une voix émue. Venez, c'est tout près d'ici.

— Attendez, les interrompit la chef du village. Je ne peux pas vous aider, je dois rester ici auprès des miens, mais... »

Elle coula un regard sur son fils qui acquiesça. Il l'avait comprise.

« Je viens avec vous, décida-t-il avec fermeté. J'ai travaillé au palais en tant que garde avant de devenir lieutenant, j'en connais les moindres recoins. Je peux vous être utile.

— Très bien, approuva Jimin. Maintenant, allons-y. Oh, et tiens, Kai, pour ton aide. »

Il donna sa bourse à l'adolescent qui la contempla avec un émerveillement sans bornes. Combien de repas allait-il pouvoir fournir à ses amis ! Combien de vêtements neufs pourrait-il leur procurer ! Ils sortiraient un peu de la misère, et peut-être même parviendrait-il à acheter quelques livres pour apprendre aux plus jeunes la lecture, l'écriture et le calcul ! Ainsi ils seraient armés pour s'en tirer, quant aux plus âgés, peut-être réussirait-il à leur payer une éducation convenable qui leur permettrait de trouver un emploi ! Oh comme il se réjouissait à la simple idée que leurs malheurs prenaient fin !

Enthousiasmé, il fila comme l'éclair, et les troupes du général Park se mirent en branle aussitôt pour le suivre dans l'obscurité que seules la sphère de Yoongi et quelques torches disposées dans le village éclairaient. L'adolescent décéléra très vite lorsqu'il s'aperçut que les militaires n'arrivaient pas à tenir le rythme. Peu enclin à les inciter à croire qu'il cherchait à s'enfuir avec leur argent et leurs pommes, il patienta quelques instants avant que Jungkook, le plus rapide, ne le rattrape.

« Par Pyros, mais comment fais-tu pour courir si vite ?

— Je suis léger... et je ne porte pas d'armure.

— Quand bien même, tu fonces plus vite encore qu'une bourrasque.

— Je voulais devenir soldat.

— Eh bien crois-moi : au vu de ta vitesse et de ta discrétion, tu ferais un soldat exceptionnel. »

Touché par ces mots, le garçon sourit, et une fois que le groupe l'eut rejoint, il reprit sa course, plus lent néanmoins. Les autres, conscients de l'urgence de la situation, ne l'incitèrent pas à marcher, soulagés au contraire de presser le pas. Alors qu'ils suivaient depuis le début le chemin qui devait les mener hors du hameau, Kai emprunta cependant peu après un sentier qui longeait le ruisseau qu'ils venaient de croiser. Beomgyu fronça les sourcils : par là, ils se rendaient en direction du sud, certes, mais la sortie du village s'éloignait.

Après moins de dix minutes, Kai s'arrêta. Il s'approchait de l'endroit d'où jaillissait l'eau. Il ne s'agissait que d'un monticule de roche et de terre d'environ un mètre et demi de haut où avaient poussé bon nombre de plantes du fait de l'humidité. Une fine cavité crachait un filet d'eau de façon régulière qui alimentait le ruisseau. Autour, on avait aménagé plusieurs potagers, et une tente se trouvait là, ses habitants endormis à cette heure.

« Que fait-on ici ? murmura Beomgyu. Nous devions trouver l'entrée des tunnels.

— Vous vivez juste à côté, affirma Kai en tendant l'index vers la source.

— Attends, c'est... non, c'est impossible.

— Pardon, je l'ignorais. »

Une étincelle malicieuse dans les prunelles, l'adolescent s'avança jusqu'au monticule sous le regard concentré de Jimin qui tentait d'enregistrer dans sa mémoire chaque mouvement, chaque direction prise, afin de rentrer ensuite au plus vite au camp. Kai contourna le talus, fouilla dans les plantes d'un geste sûr, puis tira... et une porte s'ouvrit sur la bouche béante des tunnels sous Hurna. La mâchoire de Beomgyu faillit s'échouer sur le sol.

« Ce mur de végétation... cachait l'entrée du réseau souterrain ?

— Oui, de cette manière impossible de distinguer la porte si on ne sait pas qu'elle existe – et même si on le sait, difficile de voir la poignée sans connaître son emplacement par cœur. Nous venions cueillir les pommes des arbres fruitiers du coin bien avant que vous n'arriviez, vous savez. On a pris peur en découvrant que des soldats s'emparaient des lieux. On a essayé de s'en sortir autrement, mais... on avait vraiment rien. Alors j'ai décidé de venir seul la nuit, pour leur éviter le moindre risque.

— C'est admirable, je le reconnais.

— Merci, monsieur.

— Appelle-moi Beomgyu, je n'ai que dix-neuf ans... et tu peux me tutoyer.

— Bien. Allons-y. »

Un sourire reconnaissant au visage, Kai fit signe à Jimin d'entrer.

« Vous possédez de quoi nous éclairer, expliqua-t-il, passez devant, je vous guiderai. Pour l'instant de toute façon, il n'y a qu'un chemin à suivre pendant environ deux heures de marche. Quand en revanche nous atteindrons Hurna, le réseau gagnera en complexité.

— Le connais-tu par cœur ? s'enquit Jimin en passant devant lui.

— Oui, mais beaucoup de couloirs sont fermés à clé, et j'ai préféré ne pas savoir pourquoi, alors je ne les ai jamais ouverts.

— Tu as bien fait, mieux vaut jouer la carte de la prudence. »

Le général, sur ces mots, passa. L'ouverture mesurait à peine plus d'un mètre dix, de sorte qu'il dut se plier en deux. Kai suivit, puis un à un les jeunes gens disparurent dans l'obscurité qu'éclairait la sphère du Phénix. Or, du fait de l'étroitesse du couloir, impossible de circuler à plus d'un ou deux côte à côte, si bien que Yoongi franchit l'entrée en dernier, juste après avoir créé une nouvelle lumière, moins puissante néanmoins que la première – malgré l'adrénaline, la fatigue commençait à se faire ressentir.

Il appuya un pied prudent sur un sol dallé, et il referma derrière lui avant de se concentrer sur ce qui l'entourait sans pour autant s'arrêter, car les autres avançaient à une allure qui ne lui permettait pas de se reposer. Il rattrapa à la hâte Rure et Yeonjun puis s'autorisa à admirer les lieux : seule la porte obligeait à se contorsionner pour passer, les tunnels offraient une hauteur d'environ deux mètres. Étroits, ils n'en demeuraient pas moins élégants, puisqu'outre les pavés, les murs et le plafond eux-mêmes avaient été rendus aussi lisses que s'ils appartenaient à ceux d'un palais. À intervalle régulier, par ailleurs, on pouvait remarquer des torches murales éteintes qui semblaient, pour la plupart, avoir servi. Sans aucun doute Kai les avait-il utilisées pour ses promenades.

Yoongi glissa les doigts sur la pierre, sa petite sphère serrée contre son torse.

Après à peine quelques minutes de marche, le Phénix sourit lorsque Jimin le rejoignit, s'immobilisant le temps que les autres lui passent devant afin de continuer son chemin aux côtés de son bien-aimé.

« À qui as-tu confié mon présent ? demanda Yoongi en désignant la lumière qu'il tenait toujours contre lui.

— À Kai.

— Et pourquoi ?

— Il m'a confirmé que même à bonne allure, nous en aurions pour environ deux heures. Je veux les passer à tes côtés.

— Comme si c'était les dernières, comprit Yoongi d'un ton à la fois sombre et peiné.

— Je ne sais pas si nous en réchapperons tous. Je veux croire que oui, mais... je suis général, j'ai déjà participé à des opérations d'infiltration. Tous mes soldats ne s'en sont pas toujours sortis, même quand nous étions bien préparés.

— Alors si comme ce soir nous improvisons une bonne partie de la mission...

— Exactement, souffla Jimin. Mais en acceptant de nous rejoindre, tous ici ont estimé que le sacrifice en valait la peine, tous savaient qu'ils risquaient gros, qu'ils risquaient tout pour rétablir la justice et sauver des milliers de vies. Il faudra honorer les hommes que nous perdrons, et non pleurer leur mort.

— Je ne veux pas imaginer perdre un seul d'entre eux, » murmura Yoongi qui se sentit soudain plus oppressé que jamais.

Jungkook et Taehyun comptaient parmi les premiers Arixiens qu'il avait rencontrés, les premiers à avoir appris ses origines sans avoir cherché à le dénoncer. Jungkook s'avérait certes impulsif et Taehyun trop discret pour qu'il éprouve la sensation de le connaître, mais il savait que sans l'un d'eux, le monde lui paraîtrait bien vide. Ils étaient tous deux des hommes bien, investis pour leur pays, leur peuple. De même, il n'avait que récemment rencontré Taehyung qu'il appréciait pourtant déjà car il le sentait au moins aussi sensible que lui, ce qui le rassurait. Quant à Hoseok, il l'avait combattu, admiré, et il ne pouvait s'empêcher de comparer sa propre relation avec Jimin avec celle que Hoseok et Taehyung partageaient : la mort n'avait pas le droit de séparer deux êtres qui s'aimaient autant. Soobin avait un pays à reconquérir, et comme Hoseok et Taehyung, Yoongi refusait d'imaginer Yeonjun et Rure devoir se dire adieux. Leur complicité ne laissait planer que peu de doutes à propos de l'affection qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre en secret.

Or, maintenant que Jimin soulignait la dangerosité de ce périple nocturne, Yoongi ne pouvait qu'acquiescer. Lui-même admettait que derrière la peur, la fatigue, la combativité et tout le reste se dissimulait un pressentiment douloureux. Certes, il le ressentait depuis son arrivée à Arixium, mais... cette fois ils se rendaient au domaine du Prince. Le rencontreraient-ils ? Si tel était le cas, Yoongi se jura qu'il le tuerait. Si ses pouvoirs devaient servir à supprimer un seul homme, c'était lui et personne d'autre qui subirait ses foudres.

Le Phénix entrelaça ses doigts à ceux de son fiancé. Et s'il le perdait... lui ? Un coup mal placé et tous ses rêves d'avenir lui échapperaient, tous ses espoirs agoniseraient avec Jimin, s'essouffleraient, jusqu'à s'éteindre en même temps que son regard. Le jeune général serra sa main dans la sienne, et pour la première fois Yoongi s'aperçut que celle de Jimin était bien plus petite que la sienne. Lui possédait de longs doigts fins tandis que ceux de son cadet s'avéraient à l'image de son visage, juvéniles. Ce simple détail lui noua la gorge : il lui semblait à la fois qu'ils ignoraient tout l'un de l'autre et qu'ils se connaissaient par cœur.

La fraîcheur de la nuit dans ces souterrains lui arracha un frisson qu'il ne chercha pas à réprimer. Le froid s'attaquait sans pitié à sa peau diaphane aussi bien qu'à son âme, et un désespoir sans nom l'envahit. Fallait-il que pour retrouver les siens, il renonce à des gens qu'il avait appris à aimer ? Le destin ne lui avait jamais paru si cruel...

Rythmé par le morne son de leur pas, leur périple dans ces tunnels devenait interminable. Tout se répétait autour d'eux au point qu'ils en perdaient la notion du temps. Deux heures de marche ici se révèleraient certes plus simples que de franchir les montagnes et chercher une approche efficace pour entrer dans le palais, mais comme cela semblait fastidieux ! Quelle monotonie affligeante ! Yoongi s'imaginait déjà ressasser ses idées noires durant tout le trajet...

« Tu sais, j'ai beaucoup réfléchi ces derniers jours, murmura Jimin en se rapprochant de lui de manière à peine perceptible. Je crois que je me voilais la face tout ce temps, que je ne voyais que ce que je voulais voir, car... oui, à bien y réfléchir, je crois que je suis tombé amoureux de toi à l'instant où je t'ai vu. Tu étais si frêle, pourtant on t'avait enfermé dans un quartier de haute sécurité... Un contraste magnifique entre la puissance à l'état pur et une bouleversante fragilité. Et tu as ouvert tes yeux magnifiques. J'ai su à cet instant que tu allais transformer ma vie, et je ne l'ai jamais regretté. Quoi qu'il arrive cette nuit, je suis reconnaissant pour tout ce que tu m'as apporté, mon amour.

— Jimin... je ne peux qu'en dire autant de toi, souffla Yoongi avec émotion. Sans me connaître tu m'as recueilli, puis en sachant qui j'étais et ce que tu risquais à me garder auprès de toi, tu m'as accepté. Tu m'as aidé à découvrir ma véritable nature, et tu m'as soutenu même quand je doutais. Je ne conçois plus une vie heureuse sans toi, tu es devenu un pilier de mon existence. »

L'Arixien lui répondit d'un regard empli d'amour que son fiancé lui rendit. Si tout devait basculer, il désirait ancrer en lui le souvenir de son sourire innocent, de ses yeux malicieux, et de son visage à l'harmonie parfaite. Si tout devait s'arrêter, il voulait ne retenir que ces moments délicieux qu'ils avaient passés ensemble depuis leur rencontre.

Yoongi tira un sachet de sa poche. Il lui restait deux des caramels offerts quelques jours plus tôt par son compagnon. Il en prit un et lui tendit l'autre.

« Pour nous donner des forces avant l'assaut, expliqua-t-il devant sa moue hésitante.

— Si vraiment cela te fait plaisir. »

Il attrapa la sucrerie qu'en même temps ils mangèrent, amusés de ce petit geste sans grande valeur mais qui les rapprochait encore un peu. Yoongi ne comptait plus les bénéfices qu'il retirerait de cette aventure, et il voulait croire qu'il l'achèverait aux côtés de son fiancé pour qu'ensuite ils célèbrent sous l'œil de Pyros et de Hiemis un mariage inoubliable. S'offriraient-ils une maison à Arixium ? Adopteraient-ils un enfant ?

« Yoongi, peux-tu me promettre quelque chose ?

— Je ferai de mon mieux.

— Lorsque nous serons dans le château, rappelle-toi que je suis avant tout ton général, que mes décisions doivent être suivies à la lettre. Si un seul d'entre vous me désobéit, il met en péril tous les autres. Je serai peut-être amené à prendre des décisions qui te déplairont, mais pour le bien commun, pour la réussite de la mission, tu devras t'y plier.

— Non... je t'en prie, ne me demande pas de...

— Si je te demande de m'abandonner, l'interrompit-il, tu réponds "oui, mon général" et tu t'enfuis en courant, est-ce bien clair ?

— Je t'en prie, Jimin.

— Promets-le-moi. Yoongi, je dois pouvoir compter sur une parfaite obéissance. Tu dois absolument vivre pour qu'on l'emporte.

— Mais sans toi...

— Le lieutenant Jeon prendra la relève. Écoute-moi, il est impératif pour un chef de pouvoir compter sur ses subordonnés, sinon je ne serai pas capable de vous conduire correctement. Si chaque musicien obéissait à ses envies plutôt qu'au chef d'orchestre, que se passerait-il ? Je t'en prie mon amour, promets-moi d'obéir, j'en ai besoin. Fais-moi confiance. »

Déjà à cran, Yoongi versa une unique larme lorsque passa dans son esprit l'image d'un Jimin encerclé par les troupes Scorpion, lui criant de l'abandonner à son sort. Et lui, le cœur déchiré, acquiescerait et lui tournerait le dos pour toujours.

« Je ne sais pas si j'en serai capable, mais je ferai de mon mieux.

— Je m'en contenterai. Merci, Yoongi. »

Le Phénix entendit sa voix vibrer d'une émotion qu'ils partageaient tous deux. Un vieux dicton prétendait que l'amour vainquait tout, mais si cela était réel, il n'existerait pas tant de drames, aussi bien au théâtre que dans la vie. La pièce de La dame de la lune lui vint à l'esprit. Il se rappelait que, adolescent, la fin de cette histoire lui avait brisé le cœur, et qu'il avait fallu à Yua près d'une demi-heure pour le consoler.

Le reste du trajet, Yoongi le passa en se demandant qui en ressortirait vivant, et avant tout comment se portait sa sœur et les siens après une captivité si longue. Le Prince avait-il commencé à entraîner les enfants après les avoir persuadés de devenir des soldats à son service ? Toutes ces questions auxquelles il ne pouvait répondre pour le moment le rongeaient.

Plus loin devant, Jungkook et Beomgyu discutaient depuis leur entrée dans les tunnels. C'était le plus jeune qui avait ouvert le dialogue, curieux d'en savoir plus au sujet de ce qui pouvait bien amener des Arixiens, des Tyfodoniens et des Akashites à faire front commun contre Sawa – il avait quitté l'armée depuis près d'un an, il n'était pas au fait des évènements récents en ce qui concernait l'extérieur du territoire.

Jungkook lui avait donc résumé ces derniers mois, depuis les incursions Scorpions de plus en plus nombreuses sur les frontières jusqu'à leur rencontre avec eux au village des rebelles.

« Eh bien... par Pyros, vous en avez vécu, des aventures ! Votre général est admirable ! s'émerveilla-t-il à ces récits d'épées et de magie.

— Et vous ? J'ai cru comprendre que vous étiez le lieutenant de votre mère, est-ce exact ?

— Oui, ce qui m'a valu des soupçons de favoritisme que j'ai fait taire à coup de duels. Tous ceux qui se plaignaient ouvertement de mon accession à ce poste se sont tus, parfois pour toujours.

— Je sens que nous allons bien nous entendre, lieutenant.

— Appelez-moi Beomgyu, je ne veux plus me rappeler qu'un jour j'ai combattu pour ce scélérat. Si vous saviez ce que j'ai vu au cours de mes années, aussi bien au château que sur le terrain – j'étais stationné aux abords d'un petit village que nous étions forcés de piller lorsque la nourriture se faisait rare. Quiconque protestait était aussitôt emprisonné et dépossédé de tous ses biens. Par contre, lorsque nous possédions assez de nourriture pour en distribuer, mes camarades préféraient se goinfrer. Les périodes de disettes étaient fréquentes, nous étions affamés une grande partie du temps malgré les importantes ressources déployées pour l'armée. Alors dès que la nourriture abondait, les cœurs se révélaient.

« Il y avait... une habitante de ce village qui me plaisait. Je lui donnais souvent mes rations, nous étions amis, mais nous souhaitions devenir plus que cela. Nous avons commencé à nous fréquenter en secret. Et puis un jour... sa mère est tombée malade. J'essayais de lui apporter plus de nourriture pour qu'elle se rétablisse au plus vite. »

Il se tut un bref instant, perdu dans ses souvenirs.

« Les soldats ont frappé à sa porte pour lui réclamer à manger. Elle a refusé de donner les vivres prévus pour sa mère, elle a tenté de leur expliquer qu'elle était souffrante, mais les soldats n'ont rien voulu entendre. Elle a résisté, et ils l'ont arrêtée pour refus d'obtempérer. Elle était sublime, un véritable rayon de soleil. Ils l'ont violée pendant des heures, comme ils violaient souvent prisonnières et prisonniers, sans aucune distinction, cédant à leurs pulsions dès lors que quelqu'un leur plaisait. Ils ont recommencé, jour après jour. Sans l'aide de sa fille, la mère est morte, et en l'apprenant, celle que j'aimais a décidé de mettre fin à ses jours au fond de cette cellule crasseuse. J'ignore si le plus terrible est que je venais de finaliser mon plan pour la faire échapper, ou bien si c'est que même morte, il semble qu'elle plaisait encore à ses bourreaux, mais le fait est que ce jour-là, c'en fut trop pour moi.

— Vous étiez lieutenant, ne pouviez-vous pas en référer à votre mère ? Ne pouviez-vous pas la faire libérer ?

— J'étais le seul à prôner la justice et la générosité. Seul au milieu d'une véritable fosse aux lions. Si j'avais cherché à leur arracher leur morceau de viande, ils se seraient retournés contre moi – ils n'attendaient qu'un faux pas de ma part pour me déchoir de mon poste.

— Je comprends un peu mieux votre tempérament orageux à présent... et je suis désolé pour vous. Il semble que ce manque de nourriture rende fous même les esprits les plus coriaces.

— Malheureusement... »

Ce fut à cet instant que, pour la première fois depuis près de deux heures, un croisement s'ouvrit à eux dans les tunnels. Kai tourna sans hésiter, et le groupe suivit. Cela se répéta à plusieurs reprises, jusqu'à ce qu'une porte se dresse sur leur passage. Arrivés dans une impasse, ils s'immobilisèrent derrière l'adolescent qui remit la lumière à Jungkook, le plus proche de lui.

« Voilà, vous vous trouvez juste devant la porte qui mène au palais, conclut-il.

— Comment pouvons-nous être sûrs que tu ne cherches pas à nous piéger ? se méfia le lieutenant.

— Parce que je ne gagnerais rien à vous mentir, mais que je pourrais gagner beaucoup à vous dire la vérité, et que de toute façon personne au palais ne devinera qui vous a amené ici. »

Il avait répondu avec un calme qui prouvait que ce n'était pas la première fois que l'on remettait sa parole en doute. Jungkook opina en silence.

« Comment sais-tu qu'il s'agit de la porte qui mène au palais si tu ne l'as jamais ouverte ? demanda-t-il malgré tout en avisant l'énorme cadenas qui maintenait fermé un large verrou de métal.

— D'une part parce que la localisation géographique correspond. Nous avons visité quelques bâtiments aux alentours, et ils se situent tous près du château. Et d'autre part à cause de ce petit poinçon. »

Il se baissa sous le regard curieux du groupe qui l'avait suivi jusqu'ici. À l'aide de sa sphère, il éclaira le coin de la porte, et Jungkook frémit en se concentrant davantage sur ses bras décharnés. Il parvint à s'en défaire pour, à la place, observer ce qu'il tentait de leur montrer. Au bas du battant de fer, si discret que sans Kai jamais ils ne l'auraient aperçu, était gravé un petit scorpion. Beomgyu sentit sa gorge se serrer face à ce dessin que sa mère avait porté sur sa cape jadis.

« Il dit vrai, souffla-t-il. Ce poinçon apparaît sur toutes les portes du palais.

— J'imagine qu'il devait servir à se repérer, songea Jungkook. Yoongi, pouvez-vous nous dire si vous percevez la moindre présence derrière ? »

Tous s'écartèrent pour laisser passer le mage qui n'étendit ses ténèbres qu'à quelques dizaines de mètres, songeant qu'il n'était pas nécessaire de chercher davantage.

« Ils sont statiques, affirma-t-il après quelques secondes de silence. Je les sens à peine bouger. »

Il tentait de se concentrer au mieux afin de percevoir le moindre mouvement : si des soldats veillaient sur cette porte, il fallait absolument qu'il puisse prévenir le général et ses lieutenants du danger. Or, rien ne se trouvait derrière, et même au loin les ombres qu'il reconnaissait étaient séparées d'environ deux mètres les unes des autres, placées de façon régulière, et surtout allongées. Un sursaut d'émotion le prit à l'idée qu'il s'agissait des prisons. Venait-il de sentir les siens ou bien de vulgaires criminels ? Il n'était pas capable de les différencier, à moins que... Éreinté par le manque de sommeil, affaibli par l'épuisement, Yoongi retint son souffle quand une vague de pouvoir le traversa, puis une deuxième, et encore une, et une de plus. Deux mois qu'il les cherchait, deux mois qu'il avait endurés loin de ceux qu'il aimait. Réveillés par son ombre, comprenant qu'un des leurs tentait de les identifier, les Phénix lui offraient leurs forces pour l'encourager aussi bien que pour manifester leur présence. Ils demeuraient immobiles, mais tous agissaient. Un flot d'énergie étreignit le cœur de Yoongi.

« Ce sont eux, murmura-t-il bouleversé. Enfin nous les avons retrouvés... »

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