Chapitre 55
« Même le meilleur des hommes pouvait se révéler mal intentionné quand on l'obligeait à choisir entre sa loyauté et son cœur. »
– Yon Palik, Les hommes d'ombre et de lumière.
Maïri observa un silence grave durant quelques instants, avant de pousser un soupir.
« Je ne dispose malheureusement pas d'informations de première main, nous ne sommes pas à Hurna, mais il est dit que des soldats ont rapporté à leurs proches que depuis deux ou trois ans tout au plus, le Prince est fasciné par la magie, et que c'est pour cette raison qu'il s'en est pris à plusieurs reprises à Vanori. Il souhaitait piller les bibliothèques akashites afin d'en apprendre plus à ce sujet. Certains pensent qu'il aurait découvert quelque chose, mais quoi ? On l'ignore. Le fait est cependant qu'il laisse son peuple mourir pour des lubies insensées.
« Les citoyens en sont épuisés et furieux, plusieurs ont même commencé à former des poches de résistance : ils attaquent les convois militaires afin de voler les rations destinées aux soldats et de les redistribuer aux villages alentour. Pour beaucoup de personnes il s'agit de leur seul moyen de se nourrir. La situation est critique, et les Sawaï craignent plus que tout qu'Arixium ou Vanori attaque, auquel cas les premiers à en souffrir seraient le peuple, non le Prince. Mais je pense que retirer les commerçants du pays permettrait déjà d'exercer une pression intéressante sur lui, et j'espère qu'il se rendrait compte que ses sujets ont besoin de lui.
— Je vois, acquiesça Jimin d'un ton sombre, je ne pensais pas la situation si grave. Seriez-vous prêts à rentrer, votre père et vous, si les empereurs invitaient les commerçants à rejoindre Arixium ?
— Oui, bien sûr, opina Maïri. Malgré ce qui nous retient ici, nous rejoindrions Noria. »
Jimin fronça les sourcils quand elle insista sur le mot « retenir ». Plus aucun doute à présent : Maïri et son père étaient en danger ici, et quelque chose l'empêchait de parler. Le général réfléchit à toute allure, et il décida de la meilleure façon de vérifier ses craintes sans pour autant alerter de potentielles oreilles dissimulées.
« Vous comprenez, les empereurs se demandent si l'on entendra leur appel, déclara-t-il plus bas en acquiesçant au moment où il prononçait le verbe "entendre".
— Je n'en ai aucune certitude, je préfère ne pas m'avancer.
— Pensez-vous cependant que cela puisse s'avérer urgent ? Ils pensent lancer l'appel dans les semaines qui viennent, pas dans l'immédiat.
— Je... »
Maïri hésita, prit une profonde inspiration, réfléchit, et finit par acquiescer.
« Le marché est clairement en danger, mais si les empereurs pensent réellement pouvoir agir dans les semaines qui viennent, je pense qu'il est possible d'attendre. Nous sommes accablés par la pression financière, mais nous nous en sortirons. »
Danger, pression. Jimin hocha la tête, déjà concentré sur sa prochaine question et la façon de la poser sans attirer l'attention.
« Pensez-vous pouvoir faire suivre cette information aux autres commerçants arixiens ? »
Yoongi, qui avait compris le manège des deux interlocuteurs, attendit la réponse de Maïri la boule au ventre : les suivrait-on une fois qu'ils s'en iraient ?
« Oui, souffla-t-elle d'un ton désolé. Après tout ils savent que mon père a reçu une lettre des empereurs, c'est pour cette raison qu'il a préféré rester au marché. Il en parle sans doute en ce moment avec ses amis, qui veulent absolument savoir de quoi il est question.
— J'espère qu'ils ne sont pas trop insistants, répliqua Jimin d'un ton bien plus léger que son sous-entendu.
— Non, sur ce point rassurez-vous. Ils sont curieux, envahissants, mais pas méchants.
— Très bien, dans ce cas nous allons vous laisser retourner à vos occupations.
— Mon père m'a demandé dans quelle direction vous comptiez vous diriger.
— Vers le sud, de façon à rejoindre le lac Kéïani, mentit Jimin. Nous avons quelques commerçants à qui nous adresser là-bas. Quoi qu'il en soit, madame, je vous souhaite une agréable nuit, et beaucoup de courage pour la suite. Je vous promets que nous ferons notre maximum pour les gens dans votre situation.
— Merci. »
Elle s'inclina, respectueuse, et s'en retourna après avoir enfilé sa capuche. Jimin remonta en selle, imité par Jungkook et Yoongi, qui osa demander d'un murmure quoi faire à présent.
« Nous ne pouvons pas rentrer au camp tant que nous n'aurons pas la certitude de n'y guider personne, chuchota le général. Yoongi, sentez-vous une présence quelconque ? »
Le Phénix sonda les alentours, jetant son ombre aussi loin que possible au point qu'il en repoussa ses limites.
« Non, affirma-t-il, personne ne se trouve dans la zone. Aurait-elle menti ?
— J'en doute, elle semblait beaucoup trop nerveuse pour cela.
— Je pense que l'on nous attend un peu plus loin, de sorte à nous bloquer le passage ou bien à nous filer au moment où l'on repartira, intervint Jungkook tout bas. C'est de cette façon que nous aurions agi s'il nous fallait filer quelqu'un qui repasserait sans aucun doute par là d'où il venait, n'est-ce pas ? Des Sawaï ont dû se poster plus haut sur la colline, à quelques centaines de mètres de là. Ils nous auraient vus arriver et se tiendraient prêts à nous suivre après notre départ. »
Le raisonnement se tenait, Jimin réfléchit à toute allure. Quand son lieutenant lui demanda ce qu'ils devaient faire, il se décida : « Nous allons repartir d'où nous venons. Yoongi, nous nous arrêterons régulièrement pour que vous vérifiiez les alentours ; pensez-vous réussir à utiliser votre ombre encore plusieurs fois ?
— Oui, la nuit cette capacité est beaucoup moins énergivore.
— Parfait. Allons-y.
— C'est très risqué, contra Jungkook. Si des soldats sont bien là mais restent hors de portée du champ de perception de votre protégé, ils pourront voir où nous nous dirigeons, auquel cas ils reviendront peut-être attaquer avec une armée plus importante.
— Si nous tentions de partir vers le sud, cela nous retarderait bien trop, et nous prendrions de nouveaux risques, affirma Jimin sans perdre son sang-froid. Le mieux serait de repartir et de les débusquer pour les attaquer les premiers, ou bien qu'eux nous attaquent. À nous trois, je ne doute pas que nous réussirions à tenir en respect des hordes entières d'ennemis.
— Moi j'en doute un peu plus, marmonna Yoongi en se recroquevillant contre son cadet. Ne me mettez pas dans le même panier que vous et le lieutenant Jeon, je vous prie. Je ne possède pas le centième de votre témérité.
— Cela ne vous empêche pas de réussir à vous débarrasser d'au moins autant d'ennemis que nous.
— Vous me surestimez, je ne suis pas capable de pareilles prouesses en temps normal.
— Ce qui ne vous a pas empêché de les réaliser à plusieurs reprises, souligna de plus belle le général.
— Hum... je sais utiliser mes pouvoirs quand la situation l'exige, disons.
— Nous avons toute confiance en vos capacités, sachez-le. »
Touché par ces mots, Yoongi hocha la tête contre le dos de son ami. Les chevaux remontaient à présent la colline descendue un peu plus tôt. Les militaires s'arrêtèrent sur la première hauteur, et Yoongi vérifia les environs. Les destriers piaffaient d'impatience, eux aussi mécontents d'avoir été réveillés en pleine nuit. Lorsque le Phénix affirma qu'il n'existait aucune raison de s'inquiéter, ils poursuivirent leur chemin. Plus loin, alors que de nouveau ils s'immobilisaient, cette fois il ne fallut que quelques brèves secondes à Yoongi pour froncer les sourcils.
« Cinq personnes, à un peu plus de cent mètres, par là-bas. Je ne sens aucun mouvement de leur part, je pense qu'ils se contentent de nous surveiller.
— Eh bien allons les saluer, sourit Jimin avec malice.
— Suis-je supposé vous accompagner ?
— Yoongi, vous voyagez sur mon cheval...
— Je peux aussi bien en descendre.
— Non, nous aurons peut-être besoin de vous, et je préfère ne pas vous laisser seul où que ce soit.
— Même dans la tente, n'est-ce pas ? grommela le Phénix.
— Surtout dans la tente, » plaisanta-t-il avec un rire sincère.
Il fit claquer les rênes, et son destrier se dirigea vers l'endroit désigné par Yoongi un peu plus tôt. Le Phénix, soudain angoissé, se cramponna à lui avec l'impression que la nuit s'était rafraîchie. Il tremblait, et son ventre s'était noué au point qu'il faillit réclamer à son cadet un arrêt pour se vider la vessie – il ignorait pourquoi son corps réagissait de manière si ridicule, mais peu importait.
« Je vous protègerai, murmura Jimin pour que seul lui l'entende. Vous ne craindrez rien tant que nous serons ensemble, je vous le promets.
— Je suis terrifié...
— C'est normal. Je ne vous demande pas de ne pas éprouver la moindre peur, je vous demande de la surmonter, de l'apprivoiser, pour vous battre avec elle, pas contre elle. Vos ennemis sont les soldats sawaï, pas vous-même. Ne laissez pas la peur vous guider, elle est de très mauvais conseil.
— Je ferai ce que je peux.
— J'ai cru voir qu'une fois investi dans le combat, vous oubliiez vos appréhensions.
— Cela peut en effet m'arriver, mais je ne ferais à votre place pas d'une ou deux batailles une généralité. »
Lorsqu'ils approchèrent du groupe de cinq personnes embusquées, ils remarquèrent tous trois du bruit dans les fourrés. Jimin descendit aussitôt de sa monture, sa dague tirée de son fourreau, imité par Jungkook qui brandissait déjà son karambit, prêt à l'attaque. Le Phénix pour sa part demeurait incapable du moindre mouvement, paralysé sur le cheval de son cadet.
Jimin prenait de lentes respirations à mesure qu'il gagnait la végétation dense qui dissimulait les adversaires. Puis... Jungkook et lui baissèrent leur arme en découvrant Hoseok, son arc à la main, qui s'avançait vers eux un rictus aux lèvres.
« Eh bien, vous partez en excursion sans moi ? les taquina-t-il. Heureusement que j'ai trouvé des camarades avec qui m'amuser, sinon je me serais senti vexé. »
Il se décala, de sorte que les militaires aperçurent quatre soldats agonisants, tous vêtus des couleurs de Sawa. Yoongi, qui observait les évènements de loin, se rassura à la vue du guerrier Tigre souriant. Il se rapprocha, prenant les rênes du cheval du jeune chef.
« Que s'est-il passé ? demanda Jimin avec une mine perplexe.
— Je vous ai entendu réveiller le lieutenant Jeon – à cette heure, cela m'a surpris, et j'ai songé qu'un accompagnateur de plus dans ces contrées pourrait s'avérer utile. J'ai gardé mes distances pour éviter de vous gêner et pour appréhender quiconque tenterait de vous suivre : je craignais une mauvaise rencontre à cette heure.
— Cela ne m'explique pas ce que vous faites en si... bonne compagnie, si je puis dire.
— Oh, eh bien j'avais raison, on a tenté de vous suivre. J'ai surpris ces messieurs dames occupés à comploter contre vous et la personne que vous étiez supposés rencontrer. Je les ai un peu abîmés, mais rassurez-vous, ils fonctionnent toujours. Ils sont à vous.
— Décidément, je ne regretterai jamais d'avoir incité mon ami à vous conduire à moi, sourit Jimin avec une pensée pour Namjoon. Nous cherchions justement à neutraliser une menace dont notre informatrice nous avait prévenus. Vous nous épargnez un combat nocturne. J'espère que le vôtre, d'ailleurs, s'est bien déroulé.
— J'y vois bien dans la pénombre, opina Hoseok, d'autant que peu de nuages empêchent la lune de nous éclairer. Quatre flèches et le tour était joué, ils étaient immobilisés.
— Je crois distinguer de coupures, remarqua Jungkook en approchant – un homme se vidait de son sang.
— Je me suis occupé en vous attendant, vous avez été bien plus longs que je l'avais imaginé.
— Vous nous en voyez navrés...
— Vous êtes tout pardonné, lieutenant.
— Lieutenant Jeon, intervint Jimin en sentant les esprits s'échauffer – la fatigue n'y était pas étrangère –, pouvez-vous interroger les ennemis, je vous prie ? Vous êtes le plus efficace pour les interrogatoires, je n'en doute pas. »
Galvanisé par cette louange, Jungkook acquiesça avec joie. Jimin avait vite compris que ce tout garçon d'à peine vingt-deux ans avait beau se montrer fort, le moral inébranlable, il aspirait à ce qu'on le félicite, que l'on encense sa besogne. Le général le soupçonnait de manquer de confiance en lui derrière un masque de prétention voire de mépris. S'il détestait tant Hoseok, après tout, n'était-ce pas parce que cet homme au moins aussi talentueux que lui avait réussi à lui voler l'affection de son amant ? Jungkook reconnaissait son imperfection, au fond de lui il nourrissait une peur profonde de l'abandon que Jimin ne s'expliquait pas mais dont il estimait qu'elle devait remonter à ses jeunes années – s'il savait.
Jungkook avait besoin du regard, de l'approbation et de l'admiration des autres pour survivre. Voilà pourquoi il mettait tout son cœur à l'ouvrage, pourquoi il ne baissait jamais les bras. Il craignait tant qu'on le rejette, il craignait tant qu'on ne lui accorde plus aucune attention...
Jimin retourna vers Yoongi pendant que Jungkook entamait un interrogatoire que le Phénix ne se sentit pas capable d'observer. Les deux jeunes gens s'éloignèrent un peu tandis que Hoseok continuait de surveiller les environs, intéressé aussi par le travail de son homologue qu'il questionna à ce sujet.
Yoongi souhaita avec plus d'ardeur encore s'isoler en apprenant que Jungkook s'apprêtait à donner un cours de torture...
« Pourvu qu'ils avouent vite ce qui se passe, grimaça-t-il, s'ils se mettent à hurler à la mort, je risque le malaise.
— Quelle sensibilité. Vous voilà dans l'armée à présent, et qui plus est en pleine guerre. Ces atrocités sont monnaie courante.
— Et je devrais donc les considérer comme normales ? Comme acceptables ? s'indigna le Phénix. J'en suis écœuré, pardonnez ma "sensibilité".
— Que vous êtes susceptible... mais je vous présente mes excuses.
— Vraiment ?
— Bien sûr, comme vous voyez. »
Jimin s'assit sur un rocher, imité par le mage qui enfonça son menton entre ses paumes elles-mêmes appuyées sur ses genoux.
« Je vous l'ai déjà dit, reprit le général après un silence, moi aussi je rêve d'un monde sans violence. Et par une personne qui a vécu toute sa vie dans un lieu paisible avec peu de crimes, je comprends que de telles extrémités soient mal perçues. Elles s'avèrent toutefois nécessaires pour que nous comprenions notre ennemi et avancions plus vite.
— Je ne peux malgré tout pas cautionner pareille barbarie, même si je comprends vos raisons. »
Jimin hocha la tête ; quand claqua un bruit sec, suivi d'un hurlement de douleur, Yoongi se figea. Le général alors décida d'entretenir la conversation de son mieux.
« Maïri a évoqué le fait que le Prince s'était concentré sur le pillage des bibliothèques akashites, soi-disant pour en apprendre plus sur la magie. Pensez-vous qu'il a pu retrouver votre peuple en tombant sur un ancien codex, ou bien sur un parchemin ?
— Non, souffla le Phénix qui tentait de ne pas se figurer l'horreur que subissaient les soldats à quelques dizaines de mètres de là, c'est impossible : nous avons tous fui ensemble et en même temps. Ceux de mon peuple qui ne nous ont pas accompagnés ignorent où nous nous sommes rendus, et de toute façon les Phénix restés parmi les Élémentaires ont tous été emprisonnés ou tués dans les semaines qui ont suivi. Parce que les Quatre Peuples ignoraient combien nous étions exactement, ils ne se sont pas rendu compte que quelques centaines de Phénix avaient disparu.
— Je vois... alors vous en êtes convaincu : aucun livre, aucun texte n'a pu le mettre sur votre piste ?
— Absolument aucun, répondit Yoongi d'un ton catégorique. Et je vous l'ai déjà dit : outre les livres que nos ancêtres ont apportés ou écrits au moment où ils se sont dissimulés dans les montagnes, nous ne possédons aucun texte manuscrit. Certains Phénix ont bien laissé quelques brefs textes sur des peaux de bêtes, mais nous n'avions rien pour fabriquer du parchemin ou de l'encre. C'est pour cette raison que ma fonction a pris une telle valeur.
« Je devais connaître tout ce que racontaient les livres, mais surtout les siècles d'histoire qui ont suivi. Le dernier livre écrit, je vous en ai déjà parlé, il s'agit de cette épopée en vers, Vie et mort des Cinq Peuples. Après cela, toutes nos tentatives pour écrire des livres se sont soldées par des échecs, et ce que j'apprends par cœur, ce sont des chants composés par les précédents gardiens du savoir, des chants conçus pour être faciles à retenir, même sans écrit, et qui racontent notre vie quotidienne et les principaux évènements qui ont marqué notre peuple depuis cinq siècles. Chaque gardien, au cours de sa vie, rajouter quelques strophes.
— J'imagine que vous ne manquerez pas de parler de cette aventure dans vos propres strophes, sourit Jimin d'un air attendri.
— N'en doutez pas. D'ailleurs, si tout se termine bien, j'espère bien me procurer de quoi rédiger toutes celles déjà composées. J'ai si peur qu'un jour, quelque chose empêche l'un de nous de perpétuer la mémoire de ce chant... pour les gardiens et pour tout mon peuple, il s'agirait là d'une immense tragédie.
— J'imagine. La mémoire est constitutive d'un peuple, une histoire commune tisse des liens aussi puissants que ceux de la famille, approuva Jimin. Quoi qu'il en soit, puisque le Prince ne cherchait pas les Phénix – ou du moins qu'il ne les a pas trouvés – dans ces parchemins... que pouvait-il espérer en tirer ? A-t-il pu trouver quelque chose ?
— Je ne vois pas quoi, reconnut Yoongi perplexe. Et je vous avoue que ce qui me tourmente, pour ma part, c'est justement la question de la façon dont il nous a retrouvés : vous m'avez posé la question le jour où vous avez appris que j'étais un Phénix, et presque deux mois plus tard, me voilà toujours incapable de vous répondre. Comment, par Hiemis, comment a-t-il réussi à savoir où nous nous cachions ? »
Jimin garda le silence, concentré sur ses propres réflexions qu'il décrivit à voix haute pour camoufler les gémissements étranglés des Sawaï.
« Yoongi... les bibliothèques akashites figurent parmi les plus anciennes du Continent, ils possèdent des pièces qui datent de près d'un millénaire, les premiers textes jamais écrits... Pensez-vous que le Prince pourrait... être réellement corrompu par la magie, mais... pas la vôtre ?
— Que voulez-vous dire ? frémit soudain Yoongi qui n'était pas convaincu de vouloir comprendre ce que l'Arixien sous-entendait.
— Et si le Prince avait fouillé les bibliothèques, recherché et capturé les Phénix... dans l'espoir de trouver un moyen de « réactiver » la magie des Élémentaires ?
— Oh bon sang...
— Ne serait-ce pas envisageable ? s'enquit encore Jimin qui déroula sa réflexion. En essayant de me mettre à sa place, j'ai pensé qu'après tout, se servir de la magie des autres était une chose, mais développer la sienne... cela ne serait-il pas plus pratique encore pour régner sur le Continent ? D'autant que si je ne me trompe pas, la magie de feu des Scorpions était louée comme la plus puissante parmi les Élémentaires.
— L'idée serait terrible : mon peuple est un peuple paisible, jamais nous n'utiliserions notre pouvoir pour faire ployer autrui, alors que le Prince... Il ne fomenterait que des plans cruels.
— Yoongi, est-ce possible, d'après vous, de réactiver la magie élémentaire ?
— J'en doute sincèrement, par chance. Vos ancêtres avaient essayé, mais leur magie s'était tant affaiblie qu'ils n'en avaient pas transmis à leurs enfants. Alors votre génération ne doit plus rien posséder de la puissance de Pyros. Nous-mêmes nous finirons par perdre nos pouvoirs. Cela prendra simplement un peu plus de temps.
— Pourtant vous possédez l'œil, lui rappela le général surpris par cette affirmation.
— Nous ne l'aurons pas toujours. Et quand bien même : placée à l'ombre, la pierre perd toute influence sur les pouvoirs des Phénix éloignés.
— Je vois, il suffirait de la dissimuler à l'ombre pour toujours pour qu'elle perde toute sa magie.
— Elle ne perd pas sa magie à l'ombre, elle perd simplement son influence sur les pouvoirs des Phénix. Malgré l'ombre en effet, il est toujours impossible pour un mage de l'approcher, au risque de s'évanouir voire de mourir. Nous pensons que l'ombre contient son pouvoir à une proximité immédiate, tandis que la lumière lui permet de l'étendre au monde entier. Nous pensons que cela vient du fait que Hiemis n'est pas notre seule ancêtre : nous sommes aussi les enfants de Daimón. L'ombre n'est pas notre terrain favori, mais elle ne représente pas pour autant un frein pour nous.
— Oui, suis-je bête, vous-même maîtrisez mieux l'ombre que la lumière.
— C'est juste. Cette croyance selon laquelle l'œil perd tout ses pouvoirs à l'ombre est un raccourci que les Phénix eux-mêmes font, je vous rassure, mais que cette pierre approche un des miens, même à l'ombre d'une grotte, et le pauvre mourrait très vite. Seule la prêtresse, dénuée de pouvoir, a la capacité de l'approcher.
— Pensez-vous que le Prince puisse avoir capturé votre sœur dans le but de comprendre un peu mieux l'œil ?
— Je l'ignore... peut-être.
— Cela expliquerait aussi pourquoi il vous veut : en tant que jumeau de Hiemis, il doit se faire de fausses idées à votre sujet... enfin... pas totalement fausses. Je comprends mieux à présent pourquoi il avait envoyé des centaines de soldats pour vous transférer à la capitale. Votre pouvoir peut réduire une troupe entière à néant en quelques instants.
— Il... »
Yoongi vécut cette réminiscence comme s'il avait été heurté par un rocher. Son sang se glaça, sa bouche s'entrouvrit alors qu'il ignorait quoi répliquer, et il sentit l'horreur lui faire monter les larmes aux yeux. Le général, plongé dans l'incompréhension face à une si forte réaction, s'apprêtait à lui demander ce qui lui arrivait quand la vérité le frappa. La même stupeur que son aîné l'envahit, et il bredouilla : « Le Prince... savait sur vous quelque chose que vous-même ignoriez.
— Non... non...
— Il combattait sur les fronts sud et ouest à la fois au moment où l'attaque du village a eu lieu. S'il avait cru tous les Phénix capables de se défendre avec la férocité dont vous témoignez actuellement, Yoongi, il aurait envoyé toute son armée pour vous attaquer... mais non, il n'a envoyé qu'un détachement. Il savait qu'il rencontrerait une résistance moindre. En revanche, pour vous seul, un mois plus tard, il a jugé bon de déplacer près de quatre cents soldats... parce qu'il savait que vous auriez très bien pu développer vos pouvoirs entre temps, ce dont vous-même vous pensiez alors incapable.
— Non, non, je refuse de... non, c'est impossible, personne ne m'a... si j'avais pu, la nuit de l'attaque... non...
— Du calme, vous vous mélangez les pinceaux. Reprenez votre souffle, vous tremblez. Peut-être le Prince s'est-il trompé et avait-il cru que...
— Il n'aurait pas envoyé si peu de monde la nuit de l'attaque s'il avait cru tous les Phénix dotés de très puissants pouvoirs.
— Peut-être vous pensait-il encore moins nombreux que vous ne l'étiez.
— Non, je refuse d'y croire : il savait où nous trouver, il... il savait... d'une manière ou d'une autre, il avait appris sur nous tout ce que nous même savons, si ce n'est plus.
— Pensez-vous qu'il puisse souhaiter vous voler votre magie ? L'œil pourrait-il raviver les pouvoirs des enfants de Pyros ?
— Non, impossible pour vous de voler nos pouvoirs, ou bien d'utiliser l'œil. Il n'a aucun effet sur vos peuples.
— Je vois... dans tous les cas, nous...
— Mon général ? les interrompit le lieutenant Jeon. Les Sawaï ont parlé.
— Très bien. Que vous ont-ils appris ?
— Le père de Maïri est sous constante surveillance et reçoit souvent des visites de leur lieutenant, à qui il est contraint de payer un impôt au montant ridiculement élevé, mais aucune menace directe ne plane sur lui. Or, il se trouve que le héraut des empereurs est arrivé chez lui en même temps que le lieutenant, qui a décidé d'envoyer la fille à la place du père car elle est plus impressionnable et ne risquait pas de trop en dire. Les soldats pour leur part étaient supposés épier l'échange... mais le lieutenant Jung les en a empêchés. Ils nous ont confirmé que beaucoup de troupes circulaient en ce moment à la ville, et qu'il existait des risques pour qu'en effet les troupes se déplacent – elles pourraient croiser notre camp dès demain matin, nous devrons évacuer dès le lever du soleil.
— Très bien. Autre chose ? Les avez-vous interrogés à propos du Prince ?
— Oui, mais ils ne savent rien. Sans doute nous trouvons-nous encore trop loin de Hurna pour que d'importantes nouvelles ne leur parviennent.
— Je le pense aussi, réfléchit Jimin. Vous ont-ils parlé de la guerre contre Arixium ?
— Non, d'ailleurs ils semblaient convaincus que nous étions des marchands, et non des soldats. La lettre et nos costumes ont fait leur effet. Ils ont dû prendre le lieutenant Jung pour un soldat envoyé avec nous afin de couvrir nos arrières, quoi qu'il en soit le stratagème a fonctionné.
— Parfait. Achevez-les puis repartons, il nous reste du chemin à parcourir. »
Jungkook s'inclina et partit s'occuper de cette nouvelle tâche pendant que son chef rejoignait sa monture avec le Phénix, qui demeurait chamboulé par ce dont il venait à peine de s'apercevoir. Il refusait de croire que des informations si confidentielles, des informations qui n'avaient peut-être même jamais existé à l'écrit, puissent être tombées par hasard entre les mains du Prince.
Et son pouvoir, bon sang, comment avait-il pu apprendre pour son pouvoir ? Cela ne rimait à rien ! Les idées à l'agonie après s'être posé tant de questions, le Phénix appuya le front contre le dos de son cadet tandis que les quatre jeunes gens retournaient sur leurs pas, ne laissant pour trace de leur passage que quatre corps mutilés dissimulés par des buissons dans un lieu sans passage.
Cette nuit-là, Yoongi ne dormit pas. Étendu sur son matelas, l'épuisement avait beau lui peser, il ne parvenait pas à trouver le calme nécessaire au sommeil. Son cœur battait trop vite, il ne tenait pas en place. Alors qu'environ une demi-heure après s'être couché, il se tournait pour la centième fois, il entendit un soupir s'élever du lit de son voisin.
« J'ai besoin de sommeil, Yoongi, et vous aussi. Qu'est-ce qui vous tracasse à ce point ? Pensez-vous encore à notre conversation ?
— Bien sûr que j'y pense encore, rétorqua le Phénix d'un ton à la fois acerbe et désespéré en dépit de sa voix qu'il veillait à garder basse. Il s'agit de quelque chose qui concerne ma famille, mon peuple, moi-même ! Tout ce en quoi j'ai cru un jour, tout ceux en quoi j'ai accepté de me fier – tout – me semble à remettre en doute ! Plus le temps passe, plus je commence à me demander si l'on ne m'a pas menti à propos de moi-même, et cela me rend fou ! Le Prince lui-même en sait plus que moi sur mes pouvoirs, mais comment ! Et sait-il autre chose que j'ignore encore ? Qui suis-je ? »
Jimin soudain imagina Yoongi accepter de pactiser avec ce monstre dans l'espoir d'en apprendre plus à propos de lui-même. Il se figura le Phénix incliné devant Mincheol de Sawa pour lui jurer allégeance en échange de la sécurité des siens et des informations à son sujet. Jimin ne doutait pas que pour comprendre qui il était, n'importe quel homme serait prêt au pire. À la recherche de son identité, Yoongi s'égarerait facilement, et s'il prenait le mauvais chemin... c'en serait fini du Continent.
« Vous êtes Min Yoongi, affirma donc le général, un Phénix qui exerce la fonction de gardien des savoirs, et qui aujourd'hui se bat pour sauver les siens. Vous êtes un homme doué de multiples talents, ainsi que d'une personnalité sensible mais attachante. Vous êtes mon ami, et vous êtes celui sur qui nous comptons tous pour gagner cette guerre. Voilà, Yoongi, qui vous êtes, et qui je suis excessivement fier que vous soyez, car tout cela fait de vous une personne incroyable.
— Jimin... »
Ému, le mage se rapprocha de son cadet pour se blottir contre lui qui lui avait ouvert les bras. Après lui avoir glissé un remerciement étranglé, Yoongi accepta de fermer les paupières lorsque l'Arixien lui chuchota un « bonne nuit » dans lequel on entendait une pointe de tristesse. Jimin aurait souhaité trouver les mots pour consoler son ami, malheureusement il n'en connaissait pas. Il était habitué à secouer ses subordonnés, pas à les réconforter.
Le lendemain matin, alors qu'il n'était parvenu à dormir que deux heures, Yoongi se réveilla épuisé. Jimin comprit d'ailleurs que son aîné s'était accommodé de la vie de soldat, car malgré son visage marqué par la fatigue, il s'était levé sans broncher, avait revêtu son armure et avait commencé à ranger la tente.
Ils avaient pu repartir plus tôt qu'à l'accoutumée : Jimin avait annoncé à ses hommes que pour des raisons de sécurité, le repas serait pris d'ici deux heures. Chacun avait acquiescé, tous conscients que cet ordre signifiait qu'un danger les guettait dans les environs.
Voilà donc les troupes engagées dans le vallonnement sawaï. Les montagnes paraissaient grandir à mesure que les heures s'écoulaient, et après le petit déjeuner, Jimin indiqua à Yoongi qu'en principe, dans l'après-midi, ils devraient apercevoir le lac Kéïani en contrebas, entouré de bon nombre de villes et petits villages.
Yoongi s'apprêtait à répliquer, impatient de découvrir ce panorama, quand tous les regards convergèrent vers l'horizon que marquait le sommet de la colline sur laquelle avançaient les chevaux d'un pas tranquille.
Devant eux était plantée une ligne de soldats sawaï qui s'élargissait à mesure que les hommes s'approchaient. Une vague rouge s'abattrait sur l'armée, qui s'immobilisa sous l'effet de la stupeur.
« Jimin... combien peuvent-ils être, d'après vous ? souffla Yoongi alors même que les ennemis demeuraient beaucoup trop loin pour les entendre.
— Je l'ignore... il en arrive par centaines.
— Les pensez-vous plus nombreux que nous ?
— Non, je ne le pense pas... j'en suis certain. »
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