Chapitre 51

« Chacun faisait partie de l'histoire. On y entrait comme on passait une porte, par notre seule présence sur Terre. Les individus exceptionnels, eux, ne se contentaient toutefois pas de tisser un pan de l'histoire, ils érigeaient pierre après pierre un promontoire sur le monde : ils construisaient la légende. »

– Yon Palik, Les hommes d'ombre et de lumière.


Namjoon déroba un regard fugace à Seokjin qui, occupé à servir le thé, n'y prêta aucune attention. Un sourire flottait sur les lèvres charnues du Tyfodonien tandis qu'il remplissait sa tâche avec la même tranquillité qu'à l'accoutumée. Namjoon pour sa part dissimulait de son mieux son agitation.

Après s'être embrassés quelques jours plus tôt, ils n'avaient pas pris le temps de discuter. Namjoon n'avait toujours pas libéré son esclave, qui de toute façon avait accepté de le tutoyer et d'agir de manière moins soumise. Il arrivait que le soir, le jeune député s'enferme dans sa chambre pour lire et relire l'accord signé par ses parents. Il suffisait qu'il déclare son affranchissement devant témoins à l'administration puis qu'il cède de façon symbolique le contrat d'origine à son serviteur pour que ce dernier retrouve sa totale liberté. Namjoon y était déterminé, mais il souhaitait offrir à son meilleur ami, celui qu'il aimait, un moment inoubliable ; il ne pouvait pas juste lui tendre cette feuille pendant qu'ils buvaient le thé et lâcher un misérable « tiens, je t'affranchis ». Cela lui semblait ridicule.

Et alors que leur baiser prenait fin, il ne pensait à rien, incapable de se rappeler l'existence de ce maudit contrat. Dommage, l'occasion était magnifique.

Observant la silhouette charmante de son bien-aimé, Namjoon se demanda comment évoluerait leur dynamique une fois Seokjin délivré de sa condition de domestique. Il savait que le Tyfodonien comptait rester auprès de lui, mais désirerait-il profiter de sa liberté pour se rendre d'abord sur la terre de ses ancêtres ? Il avait après tout été arraché à son pays alors qu'il était encore très jeune, et Namjoon ne doutait pas que les forêts d'émeraude devaient lui manquer. Peut-être Seokjin souhaiterait-il devenir officiellement son assistant, percevoir une rémunération pour subvenir seul à ses besoins.

En tant qu'esclave, il pouvait certes disposer de quelques sous, mais cela ne l'intéressait pas : Namjoon avait toujours subvenu à tous ses besoins, et quand il voulait quelque chose – fait rare, car Seokjin avait été éduqué à ne rien demander pour lui-même, à moins d'une nécessité impérieuse –, son maître lui cédait sans discuter la somme qu'il réclamait, aussi généreux avec lui qu'avec ceux qu'il défendait lors de ses procès. Seokjin, pour tout dire, n'avait jamais manifesté la moindre envie de recevoir de façon régulière un peu d'argent ; il avait même déjà refusé que Namjoon le paie pour son travail.

L'Arixien se sentait à la fois curieux et empli d'appréhensions à l'idée que leurs deux vies seraient bouleversées par cet acte. Namjoon appréciait le confort que lui offrait la présence d'un domestique, or une fois son bien-aimé affranchi, il ne s'imaginait pas exiger de lui de préparer le thé ou de nettoyer la maison. Lui rendre ce contrat signifierait qu'il le traiterait comme un égal et qu'il souhaiterait s'engager de façon plus intime avec lui – ainsi, il n'envisageait pas d'imposer à son compagnon qu'il continue d'agir à la manière un esclave, à s'occuper du ménage et de la cuisine pendant que lui partait à l'Assemblée !

Seokjin possédait d'innombrables talents, à commencer par celui de s'exprimer presque aussi bien que son ami : il pourrait pencher pour une carrière dans la politique, ou bien dans l'enseignement. Un obstacle néanmoins risquait de poser problème : ses longs cheveux châtains ne laissaient aucun doute à propos de sa naissance, et aucun aristocrate arixien n'accepterait de confier sa progéniture à un étranger ni de voter pour lui ou de réclamer sa protection en tant qu'avocat lors d'un procès.

Cette idée révulsa Namjoon : son aîné s'avérait plus talentueux et plus sage que bon nombre des membres de l'Assemblée, pourtant plébiscités. Leur fortune et leur origine leur assuraient des voix que n'offraient pas le génie et le travail. Le seul métier qu'un Tyfodonien pouvait espérer ici était celui de marchand, et tout cela parce que jamais les Quatre Peuples n'avaient envisagé d'ouvrir leurs frontières. Ils avaient eux-mêmes provoqué mépris, haine et discriminations.

L'avenir semblait plus incertain encore que Namjoon ne l'avait craint. Affranchir Seokjin posait de nombreuses questions, et il redoutait déjà que son ami ne subisse le dédain des Arixiens : les anciens esclaves étaient considérés comme des moins que rien, des parasites qui, au lieu de rester à Noria, devraient rejoindre les leurs.

Namjoon voulait que chacun reconnaisse Seokjin comme un brillant esprit, comme celui qui l'avait aidé à composer ses discours puis qui les avait rédigés seul et les avait envoyés à un éditeur arixien afin de le faire connaître. Ces tournures exceptionnelles, ces phrases si bien senties... Namjoon ne les avait pas toujours prononcées de cette manière à l'Assemblée ou bien au cours de ses procès. Sans le savoir, on l'acclamait pour la beauté de la langue de son serviteur, un homme qui appartenait à un peuple au sein duquel il fallait venir d'une bonne famille pour apprendre à lire et écrire.

« Cela fait à présent trois minutes que je t'ai servi ton petit déjeuner, autrement dit sept minutes que tu contemples ce mur. Est-ce que tu envisages d'y créer un passage secret ? se moqua Seokjin qui venait de s'asseoir près de lui.

— Pardonne-moi, j'étais perdu dans mes pensées.

— Je vois ça. Veux-tu en parler ?

— Je... je suis frustré, admit-il – et il choisit de ne pas révéler tout de suite sa pensée à son ami. Quelque chose me contrarie en ce moment.

— Quoi donc ? »

Peu désireux de lui avouer qu'il s'inquiétait pour lui une fois qu'il l'aurait affranchi, Namjoon décida de lui donner une réponse ni juste, ni fausse.

« Ne penses-tu pas que nous devrions élargir l'ouverture des frontières à plus de monde ? Je veux dire... La haine que nous éprouvons envers ceux qui nous sont étrangers vient du simple fait que nous ne les connaissons pas : si nous gagnons la guerre contre les Sawaï, que se passera-t-il pour les Phénix ? Il leur faudra bien s'installer quelque part, et... je refuse d'imaginer que tout cela ne nous apprenne rien. Nous devons nous montrer plus tolérants envers ceux qui peuplent le Continent : nous sommes tous voisins, pourquoi rester chez soi alors que quelques jours de chevauchée pourraient nous permettre de nous retrouver ? Tisser de nouveaux liens nous apporterait tellement, et pas seulement en matière de commerce ! C'est en ouvrant nos frontières que nous nous ouvrirons de nouveaux horizons ! »

Sa voix emplie de ferveur arracha un sourire attendri à son ami qui approuva d'un signe de tête.

« Si vous... si tu réussissais à inciter le conseil des Quatre Peuples à créer une loi de ce genre... oui, je suis convaincu que cela profiterait beaucoup à tout le monde. Rien ne serait impossible si Aigles, Tigres, Scorpions, Serpents et Phénix travaillaient main dans la main.

— Merci pour ton soutien, il compte beaucoup pour moi. »

Les deux hommes échangèrent un regard débordant de douceur avant que Namjoon ne prête enfin attention au petit déjeuner préparé par son aîné, qui attendait qu'il en prenne une bouchée pour manger à son tour. Il se hâta de boire une gorgée de thé, imité par Seokjin à qui il adressa ses compliments pour le plat. Il fut cependant interrompu par deux coups à la porte.

« Qui cela peut-il bien être ? s'étonna Seokjin en se levant – car jamais le soldat présent devant la maison ne frappait. Attends-tu quelqu'un ?

— Non, personne. Attends, je vais y aller moi-même, reste là. »

Seokjin se portait mieux depuis peu, bien qu'il demeure fragile, aussi son cadet préférait-il lui éviter le risque d'ouvrir à un inconnu. Les esclaves ne possédaient aucune arme, lui en revanche ne se séparait plus de sa dague.

Il tira la porte sans en retirer la sécurité, méfiant, et écarquilla les yeux en reconnaissant les deux personnes qui se tenaient sur son palier. Il referma pour ouvrir aussitôt et s'incliner devant les empereurs qui le lui rendirent d'un acquiescement solennel.

À côté de Hwang qui, du haut de ses trente-huit ans, gardait un physique athlétique, un regard empli de vitalité et de bonté et un port droit, son homologue l'empereur Seo semblait bien frêle. Le premier en effet était un ancien général respecté, celui-là même qui avait formé Park Jimin, un militaire d'une force et d'une intelligence rares. Le second en revanche avait longtemps appartenu à l'Assemblée. Namjoon ne l'avait jamais côtoyé, mais on racontait qu'il s'agissait d'un homme parfois sévère, aux idées quelque peu rétrogrades, mais au cœur généreux malgré tout, capable d'admettre ses erreurs. Sans le connaître, le jeune député éprouvait pour cet homme d'une soixantaine d'années au moins autant d'estime que pour Hwang.

« Que puis-je faire pour vous ? s'enquit Namjoon en les invitant d'un mouvement. Venez, nous commencions à peine à manger, je peux vous servir du thé.

— Volontiers, » accepta l'ancien général, l'empereur Hwang.

Les invités avancèrent pour rejoindre le salon. Seokjin s'y trouvait attablé, occupé à siroter son thé en attendant son ami. Parce qu'il n'était pas de nature indiscrète, il n'avait prêté aucune attention à la conversation, aussi sursauta-t-il quand il vit entrer les deux personnes les plus importantes du pays. Il bondit de sa chaise, honteux : les esclaves se devaient de manger à la cuisine, non à la table de leur maître, et surtout personne n'envisageait de les nourrir de la même façon que leurs propriétaires. Il consommait des aliments de moindre qualité, peu chers ; pas du thé, des biscuits et un plat élaboré. Enfin, c'était lui et non Namjoon qui aurait dû ouvrir la porte. Qu'allait-on penser d'eux ?

« Asseyez-vous, intervint Namjoon avant que quiconque prenne la parole. Nous allons vous préparer une tasse. »

Les deux hommes s'exécutèrent, Seokjin fila rejoindre son ami à la cuisine. De peur qu'on ne les entende depuis le salon, il ne pipa mot. Conscient de la tension qui l'habitait, Namjoon ne parla pas : il posa seulement une main sur son épaule lorsqu'ils eurent fini de préparer les boissons, et son aîné lui offrit un sourire timide en remerciement.

« Reste avec moi, je t'en prie, murmura Namjoon.

— R-Rester... es-tu devenu fou ?

— Au contraire, j'ai retrouvé la raison. Quoi qu'ils me demandent, j'ai besoin de toi. »

Seokjin crut un instant que son cœur allait s'envoler de sa poitrine. Il opina sans trouver quoi répondre, touché par ce qui ressemblait à s'y méprendre à une déclaration d'amour. Ils rejoignirent donc ensemble le salon, chacun une tasse à la main. L'empereur Hwang remercia Namjoon ; Seo resta silencieux quand Seokjin le servit. Le maître de maison s'en aperçut, sut que son ami s'en était rendu compte aussi, mais n'osa pas se risquer à une remarque.

Le domestique regagna sa place, et Hwang s'accorda une gorgée de thé qui signala aux autres qu'ils pouvaient boire à leur tour.

« Puis-je savoir la raison de votre visite, à présent ? s'enquit Namjoon une fois que Hwang eut reposé sa tasse devant lui.

— Nous avons reçu...

— Nous devrions attendre, l'interrompit Seo.

— Attendre ? » s'étonna son homologue.

Et l'empereur coula un regard qui se voulait discret en direction du Tyfodonien. Personne autour de la table ne rata son geste. Namjoon se sentit bouillonner ; Seokjin se sentit honteux, et surtout il se sentit de trop.

« J'ai... j'ai bien mangé, je vais aller me reposer à ma chambre, affirma-t-il. Puis-je quitter la table ? »

Il commençait déjà à se lever quand son maître intervint.

« Seokjin, tu m'as demandé mon accord et je ne te l'ai pas donné, que je sache. »

L'esclave se figea. Ses mains se resserrèrent sur le bord de table ; il garda les yeux baissés, signe de soumission qu'abhorrait Namjoon. Il ne s'agissait que d'un réflexe, une habitude qu'il ne parvenait pas à réprimer, mais l'Arixien détestait voir son meilleur ami se diminuer de cette façon. Il savait l'empereur Seo moins moderne que Hwang, mais cela lui importait peu.

Le port fier, Namjoon trempa ses lèvres dans sa tasse, s'en octroya une gorgée, et redirigea son attention sur Seokjin. Tétanisé, le Tigre ignorait à qui obéir : l'empereur ne souhaitait de toute évidence par qu'il traîne dans les environs, tandis que son maître lui refusait de s'éloigner. Ainsi, Namjoon lui adressa d'abord un sourire rassurant avant de reprendre la parole.

« Mon ami, l'empereur Seo voulait sûrement dire qu'il fallait attendre que nous ayons terminé de manger avant de parler des choses importantes. Assieds-toi, je te prie. »

Seokjin, incapable d'enfreindre les ordres de son ami, s'exécuta en silence. Hwang esquissa un rictus amusé, puis il glissa une œillade en direction de son homologue, qui fronça les sourcils.

« Député Kim, nous... enfin, votre esclave ne peut pas rester, il s'agit des affaires du pays.

— Alors pourquoi m'en parlez-vous, puisqu'il s'agit non de mes affaires mais de celles du pays ? feignit de s'étonner Namjoon en attrapant un biscuit dans l'assiette au milieu de la table.

— Nous avons besoin de vous pour une affaire de la plus haute importance.

— Très bien, alors nous vous écoutons.

— Non, vous seul, explicita Seo en jetant un regard appuyé au Tyfodonien.

— Seokjin est mon assistant, j'ai besoin de lui. Il est d'excellent conseil.

— Je n'en doute pas, mais...

— Nous avions envoyé une estafette à Vanori après la déclaration de guerre implicite du général Park, trancha Hwang qui s'était vite lassé de ce petit jeu. Nous avons reçu une réponse cette nuit même : le chef serait ravi de nous accorder de l'aide, en revanche il ne peut envoyer personne pour l'instant. Ses troupes sont concentrées à la frontière du territoire, pour empêcher de nouvelles incursions sawaï, et il ne dispose pas d'assez d'hommes. Il nous propose toutefois un marché : il possède une unité de soldats d'élite de qui il a perdu la trace il y a quelques jours alors qu'ils s'apprêtaient à mener un assaut à dix contre deux cent cinquante. Il est convaincu que ses soldats l'ont emporté mais, pour une raison ou une autre, sont désormais coincés de l'autre côté de la frontière, en territoire sawaï.

— D'où cette conviction lui vient-elle ? l'interrogea Namjoon avec pragmatisme.

— La forteresse sawaï est vide, et un immense bûcher semble avoir été allumé à proximité. Le chef craint que la fumée n'ait attiré d'autres troupes qui n'avaient pas été repérées dans le secteur, ce qui expliquerait pourquoi sa petite unité a dû fuir. Pour une raison que nous ignorons encore, ils ne sont pas retournés dans le désert Akash, mais seraient passés au nord des dunes de l'Exil. Rien en tout cas ne tend à prouver qu'ils seraient morts, et le chef est convaincu que les Sawaï le lui auraient fait savoir s'ils avaient capturé ses soldats. Il s'agissait de ses meilleurs éléments.

— Je vois... J'imagine que vous comptez sur moi pour transmettre le message au général Park.

— Envoyer un héraut le rejoindre en territoire sawaï serait bien trop risqué, approuva Hwang, en revanche nous savons que Samran vous reconnaît et que le général vous le renvoie de façon régulière. Voici le mot à lui transmettre, il est accompagné d'un petit quelque chose qui pourrait lui servir en territoire ennemi, termina-t-il en lui tendant une missive. Ce groupe akashite est certes composé d'un nombre ridicule, mais si à dix contre deux cent cinquante, ils sont capables de l'emporter, le général Park ne pourra pas se passer d'eux. Nous avons conscience de son problème en ce qui concerne son nombre d'unités disponibles, raison pour laquelle nous avions espéré que Vanori puisse lui accorder des hommes. Nous ne pouvons pas cracher sur ces dix valeureux combattants. »

Namjoon opina, distrait. Les Akashites possédaient des techniques de combat uniques qui les rendaient d'une férocité terrifiante. Il s'étonnait encore que les Sawaï aient réussi à les tenir en respect. Or, leurs multiples échecs s'expliquaient par leur nombre : parce que les Akashites étaient pour l'essentiel un peuple de nomades vivant dans le désert, leur armée se montait à un effectif d'environ trois mille hommes, soit cinq fois moins qu'Arixium, et dix fois moins que Sawa, dont le nombre avait explosé en trois ans, ce qui avait pris de court ses voisins du sud.

« J'ai compris, acquiesça-t-il enfin, je préviendrais le général au plus vite. Mais au vu de sa position, je pense qu'il faudra plusieurs jours pour qu'un détachement parvienne à atteindre la frontière avec les Akashites. Êtes-vous certains que l'affaire peut attendre si longtemps ?

— Oui, de toute façon les troupes de Vanori ne peuvent pas intervenir pour l'instant. Dans tous les cas, il faudra à ces soldats s'armer de patience.

— Très bien, qu'il en soit ainsi. »

Les empereurs le remercièrent pour son aide. Hwang se releva le premier, tandis que Seo terminait son breuvage. Seokjin était resté muré dans son silence. Son ami tourna un regard vers l'empereur le plus âgé.

« Avec tout mon respect, déclara-t-il en s'inclinant, je tenais à vous informer que la prochaine fois que vous manquerez de courtoisie envers la maisonnée, il vous sera demandé de la quitter plutôt que de la critiquer de façon si éhontée. Mon ami a subi vos reproches sans répliquer, mais je ne tolèrerai pas que cela se reproduise.

— Savez-vous à qui vous vous adressez ? s'indigna aussitôt l'empereur Seo.

— À un empereur venu perturber mon petit déjeuner pour me demander de l'aide.

— Nous nous excusons pour la gêne occasionnée, affirma Hwang avec un signe de tête empreint de respect. Ne vous dérangez pas, nous trouverons la sortie seuls.

— J'ai été ravi de vous voir, empereur Hwang, vous êtes et serez toujours le bienvenu ici. Bonne journée, Vos Majestés. »

Seo voulut répliquer, ce dont l'en empêcha son homologue, qui le tira à sa suite d'un geste sec, mécontent de son comportement dans un endroit où ils s'étaient invités. Hwang ne se percevait pas comme la plus haute autorité d'Arixium, mais à l'inverse de Seo, il ne s'était pas laissé dévoré par la prétention. Fils de soldats, l'empereur Hwang avait grandi dans une famille aux revenus modestes, tandis que son aîné appartenait à l'aristocratie. Il était habitué aux privilèges, et son âme était gangrénée par l'arrogance. Heureusement pour Hwang, son camarade admirait beaucoup ses exploits militaires et, d'une certaine façon, le craignait sans oser l'admettre. L'ancien général savait tempérer ses ardeurs, d'autant que son flegme et sa voix calme incitaient Seo à moins s'emporter qu'à l'accoutumée.

Quand il entendit la porte d'entrée se refermer, Seokjin perdit sa raideur, soudain soulagé. Cela ne dura toutefois pas, car très vite il releva un regard empli de courroux sur son cadet.

« Namjoon, enfin, as-tu perdu la raison ? T'es-tu au moins entendu parler à l'empereur ? Te rends-tu compte de la façon dont tu as osé le traiter ?

— Comme un invité dénué de politesse, répliqua l'autre en haussant les épaules alors qu'il attrapait un nouveau biscuit.

— Mais... il s'agissait de l'empereur !

— Cela ne lui donne pas tous les droits. Je refuse que quiconque te traite comme il l'a fait. Je suis épuisé que les gens voient en toi un esclave quand moi, ce que je vois, c'est un jeune homme brillant, doué de mille qualités, dont une patience hors-norme face à de telles indélicatesses. Cet homme méritait d'être remis à sa place, qu'il semble parfois oublier. Il a été élu, le peuple lui a fait confiance pour prendre soin de lui, et ce que j'ai vu à l'instant, Seokjin, ce n'était pas un homme qui prenait soin des siens.

— Par Pyros, tu vas encore t'attirer des ennuis... Est-ce parce que Na Dongho a été arrêté ? Ne plus avoir d'ennemis t'attriste donc à ce point ?

— N'exagère pas, cette altercation sans importance ne fait pas de nous des ennemis. Je suis convaincu que Hwang va lui permettre de comprendre son erreur. L'empereur Seo est un peu vieux jeu, mais il est très loin d'être stupide.

— Tu as un don pour t'attirer les ennuis, je n'en reviens pas...

— Je n'y peux rien si je croise jour après jour des gens à qui je dois rappeler de ne pas se comporter comme des enfants capricieux.

— Namjoon, si tous les dirigeants arrêtaient de se comporter comme des enfants capricieux, nous vivrions dans un monde idéal, dénué de guerres et de haine. Cesse d'être aussi naïf. »

Son visage à la fois sérieux et inquiet finit d'apaiser les ressentiments de Namjoon, qui acquiesça dans un soupir.

« Je sais bien. Il faut croire que je suis simplement devenu un peu plus soucieux de la façon dont les gens s'adressent à toi. Je n'ai pas supporté de le voir te traiter de cette façon. Cela me paraissait injuste. Je suis las de te voir courber l'échine et t'éloigner quand on te le demande. Je te veux à mes côtés, pas à mes pieds. »

Seokjin ne retint pas son sourire, touché. Comme il raffolait de ces petites preuves de l'affection que Namjoon lui portait ! Qu'il s'agisse d'un regard, d'un geste ou d'un mot, il se régalait de sentir à quel point son maître l'appréciait.

« Moi aussi j'espère rester à tes côtés, Namjoon. »

Il voulut lui tendre la main, lui réclamer une étreinte – un baiser pourquoi pas, ils en avaient déjà échangé un –, tout pour que se calment enfin les palpitations de son cœur. Il y renonça néanmoins, préférant attendre que l'initiative vienne de son cadet. Il ne se sentait pas prêt à prendre les devants. Il tutoyait Namjoon, il avait beaucoup progressé. Chaque chose en son temps.

« Tu avais rendez-vous... tu ne devrais pas t'attarder. »

Le jeune député approuva en silence. Il quitta la table que Seokjin s'employa à débarrasser puis nettoyer. Vivre le reste de sa vie auprès de son protecteur lui paraissait agréable. Il s'imaginait bien mener ici une existence paisible, loin des conflits. Quand la guerre s'achèverait, peut-être Namjoon pourrait-il œuvrer à rendre le Continent entier un peu meilleur. Ses idées, en tout cas, plaisaient beaucoup à Seokjin.

Namjoon se hâta de se préparer. La séance du jour à l'Assemblée ne débuterait pas avant au moins une heure, mais il avait prévu quelque chose de bien plus important avant cela. Habillé de son hanbok bleu habituel, il vérifia son reflet dans un miroir. Il partit peu après, une fois qu'il eut souhaité une agréable journée à son ami. Il attrapa une épaisse bourse de tissu placée de façon discrète dans un meuble situé dans l'entrée, la cacha dans sa manche, et s'en alla.

Il se dirigea non vers le centre de la ville et ses élégants quartiers, mais dans la périphérie, où les maisons s'avéraient plus modestes, moins douillettes, et surtout moins chères. Il s'y trouvait aussi de hauts immeubles de deux voire trois étages, beaucoup plus rares aux alentours de la Nabacea. À côté des appartements proposés par ces constructions parfois très vétustes, la mansarde de Taehyung passerait presque pour un établissement de luxe. Heureusement, les habitations demeuraient dotées d'un certain confort : Namjoon avait réussi à faire voter une loi pour définir le minimum auquel tout citoyen arixien devait pouvoir accéder quand il achetait ou louait un bien immobilier. Il s'agissait d'un petit texte que l'Assemblée avait approuvé sans le regarder de très près, mais Namjoon se plaisait à croire qu'il avait changé des vies.

Chaque fois qu'il venait, il en profitait pour jeter un œil aux constructions en cours. Il passait peu dans les environs – tous les quatre à six mois –, ce qui lui permettait de constater sans cesse de nouvelles structures. Une seule néanmoins l'intéressait ce matin, de sorte qu'il prêta à peine attention aux aménagements de ces lieux qui évoluaient à toute vitesse. Il traversa une place où il s'aperçut qu'on avait installé une fontaine d'eau potable, et il arriva devant un grand bâtiment rénové depuis peu. Il poussa sans hésiter la porte, toujours ouverte en journée, et entra, aussitôt accueilli par un homme et une femme qui discutaient.

L'homme, âgé de vingt-neuf ans, venait souvent ici. Namjoon l'avait croisé plus d'une fois lors de ses visites. Ses courts cheveux châtains en bataille témoignaient de ses origines akashites, de même que ses iris mordorés et son visage carré aux traits émaciés. Il possédait une stature au moins aussi massive que le lieutenant Jeon, devenu enseignant à l'académie de Noria du fait de son talent au combat. La femme pour sa part, une quinquagénaire à l'expression affable, était une ancienne professeure de littérature qui cherchait encore à transmettre son amour des livres.

« ... on devrait aussi prévoir un budget pour... oh, Kim Namjoon, quelle joie de vous voir aujourd'hui, comment allez-vous ? se réjouit la dame.

— Très bien, et vous ?

— Tout aussi bien. Nous ne vous avons pas vu depuis un moment, c'est regrettable.

— Je suis désolé, les finances étaient...

— Les enfants adorent jouer avec vous ; je ne parle pas d'argent, mais de temps. Ils vous aiment beaucoup, vous savez.

— Vous le bousculez, enfin, lui reprocha le professeur d'armes dans un rire tonitruant. N'avez-vous donc pas eu vent de ce qui se passe en ce moment ? Notre pauvre Namjoon était sur tous les fronts, il faut le comprendre !

— Oh par Pyros, pardonnez mon manque de tact, s'excusa-t-elle aussitôt, cela m'était sorti de la tête ! Vous devez être épuisé après tout cela, venez vous asseoir, nous allons vous préparer à boire et...

— Inutile, je viens de manger, sourit Namjoon. Je passais uniquement parce que j'ai récemment défendu un client un peu particulier.

— Ce village qui a porté plainte contre son chef ? s'enquit l'homme.

— Précisément. Eh bien figurez-vous que pour me remercier pour mon aide, ils ont tenu à m'offrir un petit présent dont ils m'ont demandé de faire bon usage... et quel meilleur usage que celui-ci ? »

Il tira la bourse de sa manche puis la tendit à la femme qui fronça les sourcils en la recevant.

« Bon sang, Namjoon, elle pèse son poids ! M'autorisez-vous à regarder tout de suite à l'intérieur ?

— Bien sûr, cela ne m'embarrasse pas. »

Elle défit le cordon. Ses yeux s'écarquillèrent en même temps qu'ils s'embuèrent.

« Namjoon, ce... oh par Pyros... ce sont des pièces d'or !

— Il y en a vingt-cinq exactement. J'espère que vous avez prévu de quoi dépenser cet argent.

— Vingt-cinq ! s'exclama l'homme à côté d'eux d'un ton abasourdi. Bon sang, et vous qui espériez pouvoir débloquer un budget pour de nouveaux livres ! Nous pourrions ouvrir une bibliothèque dans l'aile que nous venons de restaurer ! Oh, et que pensez-vous de moderniser un peu la cantine ! Non, mieux : nous pourrions installer des douches, comme dans ces maisons luxueuses du centre de la capitale ! Et l'autre moitié nous servirait pour de nouveaux pensionnaires !

— Je vous laisse à vos projets, rit Namjoon devant leur enthousiasme. Je dois absolument partir tout de suite si je ne veux pas arriver en retard à la séance de ce matin. Pardonnez mon passage en coup de vent, je tâcherai de venir tenir compagnie aux enfants un autre jour. »

On le remercia à plusieurs reprises, et il s'en alla le cœur léger. Cet orphelinat, il y passait depuis qu'il avait commencé à gagner sa vie. Il avait choisi de dédier un peu de son temps et de son argent à une cause juste, et il avait trouvé ce lieu, bien différent de ce qu'il avait imaginé : il s'agissait du seul orphelinat d'Arixium qui s'était donné pour mission d'acheter des esclaves de moins de quinze ans pour leur offrir l'affranchissement, une enfance paisible, et toutes les chances de s'épanouir et de s'intégrer à Noria.

Seokjin avait failli être acquis par cet établissement quand il était petit, avant que la famille de Namjoon n'enchérisse pour l'obtenir. En apprenant qu'il existait un tel établissement, l'Arixien avait aussitôt décidé de lui apporter son aide. C'était ainsi qu'il avait rencontré un ancien pensionnaire, cet Akashite libéré après avoir grandi ici. Ce dernier revenait sans cesse dans cet endroit dont il considérait les gérants comme ses parents et les pupilles comme ses frères et sœurs.

Il n'en avait parlé à Seokjin que l'année précédente, et cette initiative l'avait beaucoup touché. Le Tigre l'avait remercié de tout son cœur. Les petits esclaves étaient souvent achetés peu cher car ils impliquaient un important investissement avant de pouvoir œuvrer dans les plantations. Deux raisons poussaient encore des maîtres à souhaiter se procurer un enfant : soit il s'agissait d'offrir un compagnon à leur progéniture – à l'image des parents de Namjoon –, soit il s'agissait de répondre à un fantasme. C'était pour éviter cette situation à ces enfants que l'orphelinat avait vu le jour, créé par un ancien esclave qui avait mis des années à se reconstruire après d'indicibles traitements.

Namjoon approchait du bâtiment de l'Assemblée quand un cri perçant le stoppa dans son élan. Il leva les yeux, à la fois surpris et soulagé, pour découvrir que Samran piquait déjà vers lui. Parfait, heureusement qu'il avait placé la missive des empereurs dans la poche de son baji !

Il remercia l'aigle d'une caresse sur la tête après lui avoir retiré de la patte le message qui s'y trouvait. Jimin lui demandait des nouvelles de ses affaires en cours. Namjoon songea que son ami ne lui en voudrait pas s'il ne répondait pas à sa question : il attacha à Samran le papier confié par les empereurs, et après avoir indiqué à l'oiseau sa direction, il le renvoya.

Un court instant passa pendant lequel Namjoon réfléchit, et il ne put s'empêcher de sourire.

Si Jimin sauvait bel et bien ce petit groupe d'Akashites coincés en terres sawaï... alors Arixiens, Tyfodoniens, Akashites et Phénix feraient front commun contre l'ennemi. Peut-être finalement son rêve était-il déjà devenu réalité. Les barrières entre les pays s'effondraient.



______________________

Hihi j'ai hâte d'être à la semaine prochaine, vivement le chapitre 53... ^^


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top