Chapitre 47

« La haine que se vouent deux alliés est bien plus dangereuse que la lame de l'ennemi. »

– Ji Sangpo, De la guerre.


Son corps refusa d'obéir à Jungkook, qui tenta de garder son calme et de demeurer impassible, au lieu de quoi il tourna le dos et partit d'un pas rageur, incapable d'admettre ce qui se passait. Jung Hoseok et Kim Taehyung étaient supposés s'être enfuis en direction du sud : que fabriquaient-ils ici ? Qui, par Pyros, les avait incités à intégrer leur armée ?

Amer, Jungkook constata que la réponse apparaissait comme une évidence : Jimin, aux abois, avait dû chercher des troupes supplémentaires partout où il pouvait en trouver. Avait-il suggéré à Taehyung de libérer les Tyfodoniens pour les rejoindre ? C'était de la folie ! Leurs hommes s'étaient entretués deux semaines plus tôt, impossible qu'ils se lient d'amitié et s'accordent une confiance mutuelle à présent ! Son chef courait à la mutinerie !

Quand une main se posa sur son épaule, il la chassa avec violence.

« Lieutenant...

— Kaana, j'ai besoin d'être seul, l'interrompit-il. Je n'ai pas envie d'être sermonné.

— Je ne viens pas vous reprocher votre comportement... je suis d'accord avec. »

Jungkook se sentit soutenu, toutefois il éprouva aussi une incommensurable inquiétude : les soldats de Taehyun suivraient peut-être le général et les Tyfodoniens, mais les siens ne témoigneraient d'aucune clémence envers la décision de Jimin.

Ce fut à cet instant que le jeune homme comprit : son supérieur l'avait désigné lieutenant parce qu'il se fiait à lui, il s'appuyait sur lui pour qu'il serve d'intermédiaire entre ses subordonnés et lui. Jungkook agissait comme le ciment de leur armée. Ses combattants comptaient sur lui au moins autant que sur leur chef.

Jungkook pouvait décider ou non de l'acceptation des Tigres parmi eux. Sa réaction bouleverserait la suite des évènements, il ne pouvait pas tourner le dos aux siens, il mettrait en péril leur mission. Jimin savait qu'il refuserait que Hoseok et Taehyung intègrent leurs troupes, raison pour laquelle il avait choisi non de le lui proposer mais de le lui imposer. Le général espérait que son lieutenant l'approuve, il avait besoin de son aide.

Agacé, son sabre toujours à la main, Jungkook planta sa lame d'un mouvement furieux dans le sable. Bon sang, voilà pourquoi Jimin lui avait caché ses plans !

« Je m'accorde une simple minute avant d'aller accueillir nos anciens ennemis. Puisque vous êtes d'accord avec moi, j'attends de vous que vous en fassiez autant.

— Mais lieutenant, nous...

— Nous sommes en guerre. Toute aide en devient justifiée et bienvenue. C'est très juste, Kaana, merci pour votre intervention. »

La guerrière plissa le nez, le visage méprisant. Elle joua un instant avec les armes à sa ceinture dont elle effleurait le cuir dans des mouvements nerveux.

« J'ai compris, soupira-t-elle. Cela va s'avérer compliquer, mais je ferai de mon mieux. Il vous faudra cependant parler aux autres. Je ne pourrai pas contenir leur colère à moi seule.

— J'en ai bien conscience. »

Décidé à dompter ses émotions, à prouver au général que son jeune lieutenant au tempérament enflammé avait changé, Jungkook se détendit, arracha son sabre du sol pour le rengainer, puis il retourna sur ses pas. Ses soldats le laissèrent passer, s'attendant peut-être à ce qu'il semonce son supérieur, au lieu de quoi il rejoignit Jimin et Taehyun. Ces derniers, devant qui les Tyfodoniens venaient d'arriver et de s'incliner, tendaient la main pour le premier à Hoseok, pour le second à Taehyung.

Jungkook demeura en retrait : Jimin possédait un talent inné pour ce qui concernait la négociation, l'incitation au calme. Or, de là où il se trouvait, le lieutenant percevait la nervosité qui habitait les Tigres. Mieux valait que le général arixien les accueille d'abord avec Taehyun, après quoi seulement Jungkook interviendrait pour... par Pyros, pour souhaiter la bienvenue à Hoseok et ses troupes parmi eux.

Atterré, l'Aigle se tendit d'autant plus quand le regard aimable de son amant, jusque-là posé sur Jimin à qui à son tour il serrait la main, se dirigea par réflexe sur lui. Taehyung se décomposa ; Jungkook jurerait qu'il pouvait entendre son cœur s'emballer et chuter contre ses côtes alors que son sourire se fanait et que ses prunelles se teintaient de souffrance.

Voilà donc ce qu'il provoquait chez lui à présent : angoisse et peine. Comment une si sincère affection s'était-elle muée en ces traits effrayés ? Et pourquoi, bon sang pourquoi, Jungkook ne désirait-il au fond de lui qu'une chose : l'étreindre pour le rassurer ? Sans comprendre sa soudaine sensibilité, le puissant lieutenant sentit ce regard douloureux nouer un fil autour de sa gorge.

Il prit une profonde inspiration et détourna son attention de Taehyung pour se concentrer sur Hoseok. Le Tigre échangeait à présent quelques mots avec Taehyun, un sourire poli aux lèvres, deux mèches châtains attachées à l'arrière du crâne pour retenir sa chevelure. L'Arixien pouffa et lui posa la main sur l'épaule, ce qui exaspéra Jungkook alors qu'il ignorait le sujet de leur conversation.

Il ne supportait tout simplement pas que cet ennemi, en quelques jours à peine, lui ait dérobé le meilleur amant qu'il ait connu, quelqu'un qui de plus l'admirait et le chérissait. Sa rancune paraissait à Jungkook lui-même tantôt justifiée, tantôt risible : il se moquait bien d'avoir affronté Hoseok et ses hommes deux semaines plus tôt à la frontière sud, il se moquait que ces Tyfodoniens se soient enfuis. Mais voir ce chef les rejoindre aux côtés de Taehyung, de qui il avait perdu par sa faute la confiance, cela le terrassait.

Si Hoseok l'avait nargué à propos de son évasion, il l'aurait moins agacé qu'en se présentant avec son poète. Entretenaient-ils d'ailleurs la moindre relation ? Jungkook frémit de colère à cette pensée qui le traversa.

Leurs conversations achevées, Taehyung et Hoseok s'avancèrent vers Jungkook. Taehyung se plaça en retrait, embarrassé, et le Tyfodonien s'inclina bas, à la plus grande surprise du lieutenant qui lui adressa pour sa part un signe de tête respectueux.

« Lieutenant Jeon, affirma-t-il tout haut, mes hommes et moi avons affronté vos puissants soldats. Nous n'ignorons pas les tensions que cette bataille récente peut engendrer, mais par-dessus tout nous n'ignorons pas que vous auriez pu nous tuer, au lieu de quoi vous avez ordonné que les nôtres soient arrêtés. Vous m'avez convaincu de me battre pour mon peuple. Aujourd'hui, les Tyfodoniens souffrent des comportements sawaï, nous avons donc décidé de joindre nos forces aux vôtres, afin d'offrir nous aussi nos vies pour le Continent. »

Jungkook tourna un regard torve sur le général Park... celui qui lui avait demandé d'épargner les derniers révoltés retranchés dans la forteresse, dont le nombre équivalait à celui d'une troupe. Celui aussi qui avait accepté de s'occuper de stabiliser la frontière alors qu'il brûlait de fuir Arixium pour déclarer la guerre à Sawa. Depuis le début, comprit-il, Jimin n'avait jamais envisagé d'apporter son aide au général du camp n° 5 : il nourrissait pour unique ambition celle de s'octroyer de nouveaux combattants.

Et Hoseok, avec son arc à poulie, ses techniques empruntées aux Akashites, ainsi que son don pour fédérer, lui était apparu comme un talent prometteur à exploiter.

Jimin, demeuré flegmatique, soutint son regard sans flancher, preuve qu'il assumait ses décisions. Jungkook baissa de nouveau les yeux sur Jung Hoseok quand ce dernier se redressa afin de lui tendre la main.

« Mon peuple sera fier d'aider le vôtre, » affirma le Tyfodonien avec un sourire sincère.

Malgré son manque d'enthousiasme, Jungkook lui rendit son geste, solennel.

« Vous avez prouvé votre valeur au combat, vos hommes et vous. Je ne doute pas que votre présence nous sera d'une aide précieuse. »

Hoseok le remercia, et Jimin s'employa à donner ses instructions à ses hommes.

« Pour finir, conclut-il, je vous rappelle que cette troupe, avec à sa tête le lieutenant Jung, est tout comme vous sous mon commandement. Ces soldats ne bénéficieront d'aucun privilège et devront être traités comme n'importe quel Arixien. Si je surprends la moindre querelle à ce sujet, je ferai vivre un enfer à celui qui l'aura provoquée, est-ce bien clair ? »

Ses soldats répondirent d'une seule et même voix, ensuite imités par les Tigres quand leur nouveau lieutenant les interrogea. Jungkook pour sa part sut que l'avertissement ne servirait à rien : les hommes de Taehyun, plus posés que les siens, ne créeraient sans doute pas d'esclandre. Les siens en revanche, d'un tempérament bouillant – à l'image de leur chef – risquaient de percevoir encore ce contingent comme l'ennemi qu'ils avaient affronté peu de temps auparavant et dont on avait appris quelques jours plus tôt qu'il s'était enfui des geôles arixiennes.

Ses derniers mots prononcés, Jimin annonça qu'ils reprendraient la route à l'aube : tous retournèrent se coucher, tantôt sous une tente, tantôt à la belle étoile, selon les dégâts infligés à leurs quartiers. Le général retournait aux siens quand Jungkook le rattrapa, pressé d'en finir avec la conversation désagréable qui les attendait.

« Général Park, puis-je obtenir quelques explications ?

— Bien sûr, à quel sujet exactement ?

— Vous vouliez depuis le début qu'ils nous rejoignent n'est-ce pas ? »

Jimin, qui avait fait volte-face, lui adressa un sourire espiègle.

« Votre intuition ne vous trompe décidément jamais, lieutenant Jeon, je suis fier de vous compter parmi mes hommes.

— Me complimenter n'apaisera pas ma colère.

— Vous êtes en colère ? Vous m'en trouvez navré.

— Je vois cela... Comment avez-vous fait pour que Hoseok s'enfuie et vous rejoigne avec Taehyung ?

— Il sera à présent le lieutenant Jung, et non plus Hoseok.

— Pardonnez-moi.

— J'en avais tout simplement parlé au député Kim Namjoon, répondit ensuite Jimin. Je lui avais dit que j'avais besoin, en plus des Tyfodoniens qu'il avait pu m'obtenir, de ceux incarcérés. J'espérais qu'il trouve un moyen de les faire condamner à intégrer notre armée, mais il faut croire que Namjoon a trouvé en votre ami poète une âme charitable qui nous épargnerait les longs débats de l'Assemblée. Je ne doute pas qu'il lui ait soufflé l'idée d'une rédemption à travers l'intégration de notre armée.

— Par Pyros... et comment avez-vous su qu'ils étaient sur nos traces ? poursuivit Jungkook qui n'avait pas remis à leur place toutes les pièces du puzzle.

— Vous ne devinez pas ? Moi aussi en effet j'ai cru comme vous tous que les Tyfodoniens étaient repartis vers le sud. Il faut croire qu'il ne s'agissait que d'une manœuvre pour tromper les Arixiens qui se lanceraient à leur suite. Je l'ai appris il y a peu, en vérité, quand j'ai envoyé Samran porter un message à Namjoon pour lui demander où se trouvait le contingent que l'Assemblée m'avait accordé.

— Namjoon n'a jamais reçu le message, devina Jungkook après un court silence sidéré. Samran s'est arrêté après avoir rencontré la première personne qu'il connaissait... Kim Taehyung. C'est lui qui a répondu... et cela explique pourquoi Samran est revenu si vite l'autre jour.

— Tout à fait. Je suppose que le contingent tyfodonien que nous attendons réellement arrivera dans les jours qui viennent. Quoi qu'il en soit, tout cela ne retire rien au fait que la troupe du lieutenant Jung nous a tous sauvés. Tâchons de nous montrer reconnaissants. »

Jungkook inclina la tête en signe d'approbation, et Jimin parut se détendre.

« Vous devriez avoir une conversation avec Kim Taehyung, recommanda-t-il. Vous connaissez les règles. Je ne veux aucune dispute de couple au sein de mes troupes.

— Nous n'avons jamais été en couple.

— À d'autres : vous vous regardiez comme si c'était le cas. J'ai jusqu'à présent accepté de fermer les yeux puisqu'il ne s'agissait pas d'une relation entre deux soldats et qu'elle demeurait secrète, mais à présent et pour la cohésion de nos troupes, lieutenant Jeon, j'aimerais que vous vous occupiez de cette affaire. Votre relation, je m'en moque, je veux juste qu'elle ne perturbe pas l'équilibre déjà bouleversé de notre armée.

— Je ferai de mon mieux, mon général.

— Très bien. »

Le jeune chef hésita à repartir, après quoi il se retourna vers son cadet.

« Et... j'ai appris pour votre sergente. Je suis désolée, c'était une guerrière sans pareil, une personne très franche que j'appréciais beaucoup moi aussi. »

Jungkook acquiesça, peu enclin à parler. Ils avaient perdu peu de soldats cette nuit, et elle était la plus gradée d'entre eux. Malgré une proximité relative, elle comptait pour lui, et il se désolait de cette tragédie.

« Savez-vous qui vous allez nommer à sa place ? demanda Jimin. Souhaitez-vous la remplacer tout de suite ?

— Oui. Je ne veux surtout pas que sa section se sente abandonnée ou bien soit désorganisée. Quant au candidat que j'envisage... à la candidate, plutôt... je sais qu'elle est encore très jeune, mais son caractère et sa force lui permettront sans nul doute de s'en sortir à merveille.

— Je vous écoute.

— Je veux pour sergente la valeureuse Aena.

— Accordé, acquiesça Jimin avant même que Jungkook ne lui en fasse la demande officielle. Vous lui annoncerez sa promotion demain matin, une fois les corps brûlés et l'hommage rendu.

— Très bien. Merci pour votre confiance. »

Jimin sourit à ce dernier mot, le remerciant lui aussi. Ils se séparèrent plus sereins qu'ils ne s'étaient trouvés. Soulagé de n'avoir souffert aucune bravade, le général se retira dans sa tente heureux du dénouement de cette nuit. Seul l'état de Yoongi le rendait encore soucieux.

Quand il entra et découvrit le Phénix étendu sous une épaisse couverture alors qu'il transpirait en abondance, il prit les choses en main : il souleva la couette, attrapa un mouchoir de tissu qu'il imbiba de l'eau de sa gourde, et il le déposa sur le front de son ami dans l'espoir de faire baisser sa température corporelle. Il ne remarqua qu'à cet instant, à la lueur vacillante d'une lanterne, que Yoongi avait enlevé sa boucle d'oreille. L'avait-il perdue au cours des affrontements ?

« Jimin...

— Yoongi ? Pardonnez-moi, j'ignorais que vous étiez réveillé. Comment vous portez-vous ?

— Un traître, souffla le Phénix en essayant d'ouvrir les paupières.

— Pardon ? Parmi nous ?

— Oui... une chevalière d'argent... des rubis. La Scorpion lui a... donné une bourse.

— Dormez en paix, je me charge de retrouver cet homme. »

La tête de Yoongi, qu'il avait tournée vers le général, retomba aussitôt sur son oreiller. Il murmura des excuses auxquelles, pour lui épargner davantage de réflexion, Jimin lui répondit d'une caresse le long de sa mâchoire et jusqu'à sa tempe. Un sourire s'épanouit sur le visage du Phénix qui plongea peu après dans le sommeil.

Jimin se redressa et, d'un pas furieux, quitta la tente. Il connaissait cet homme désigné par Yoongi. L'homme à la chevalière, celui qui appartenait à la troupe de Taehyun et qui, Aena y avait été elle-même confrontée, avait à plus d'une reprise critiqué l'entraînement des nouvelles recrues. Fourbe et avide, il portait toujours un voire plusieurs bijoux, même en combat, dont une chevalière identique à celle que Yoongi avait décrite. N'avoir pas eu le temps d'enfiler ses gantelets dans la précipitation l'avait condamné.

Jimin franchit sans gêne l'entrée de la tente de ses lieutenants. En train de se changer, les deux chefs tournèrent d'abord les yeux en direction d'Ina qui dormait dos à eux, puis ils reportèrent un regard interrogateur sur leur supérieur. Ce dernier leur indiqua d'un mouvement de la tête qu'il souhaitait leur parler en privé. Les garçons acquiescèrent, ils quittèrent leurs quartiers puis s'éloignèrent un peu de sorte à n'être entendus de personne.

« Lieutenant Kang, je veux que le soldat Nur soit arrêté immédiatement pour trahison.

— Trahison ? balbutia Taehyun en écarquillant les yeux. Que s'est-il passé ?

— C'est bien ce que j'espère découvrir. Je veux qu'il soit surveillé toute la nuit, nous nous occuperons de lui demain matin.

— Très bien, je vais m'en charger. »

Le lieutenant Kang s'inclina et fila dans la direction opposée. Chaque fois que les Arixiens déployaient leur camp, ils s'installaient de la même façon, agençant les tentes de sorte que chacun retrouve sans mal l'endroit où il dormait, ou bien puisse avertir ses supérieurs en cas d'attaque sans risquer de se perdre dans un dédale.

Jimin repartit après Jungkook. Il ne parvenait pas à croire qu'une nouvelle trahison avait frappé dans son armée. Pourtant, cette fois, elle ne le surprenait pas : la présence de Yoongi prêtait encore à débat au cours des repas, ses lieutenants l'en avaient prévenu, et les Scorpions, sur l'ordre du Prince, seraient sans doute prêts à offrir beaucoup à quiconque aiderait à capturer le gardien.

Jimin avait su dès le départ que son propre camp représenterait un danger. Il avait néanmoins espéré un répit un peu plus long – espoir naïf, bien sûr. Constater qu'il s'était trompé et avait de ce fait mis Yoongi en danger le frustrait plus que de raison. Que se serait-il passé si leur plan avait fonctionné ? Si les Tyfodoniens n'avaient pas repéré Yoongi et n'avaient pas tué la guerrière qui essayait de l'enlever ?

Et pourquoi, bon sang pourquoi n'avait-il rien remarqué ? Yoongi avait disparu comme par enchantement, preuve s'il en fallait que le traître et l'ennemie avaient prémédité leur coup. Le général refusait qu'un homme pareil vive une journée de plus parmi ses troupes.

Il l'utiliserait comme d'exemple. Plus personne, après cela, n'envisagerait quoi que ce soit contre Yoongi. Un philosophe arixien l'avait affirmé : afin que personne ne soit tenté de transgresser les règles, la punition devait servir à l'en dissuader. La punition ne devait pas équivaloir au crime, elle devait se révéler beaucoup plus sévère.

En s'allongeant dans son lit, une fois changé, Jimin demeura pensif, le regard tourné sur la silhouette qui se découpait près de lui dans la pénombre. La dualité de Yoongi le surprendrait toujours : à la fois d'une force titanesque et d'une fragilité déconcertante, il jonglait en plus avec des émotions qu'il peinait encore à maîtriser.

Yoongi menait contre lui-même un combat de tous les instants qui émerveillait Jimin. Lui n'avait jamais affronté un tel conflit.

~~~

Yoongi ouvrit les paupières alors qu'il percevait du mouvement auprès de lui. Il remarqua en premier qu'il discernait à peine son ami, preuve que l'aube n'était pas encore levée. Il s'aperçut ensuite que Jimin enfilait son armure et avait cessé son geste en se rendant compte qu'il remuait.

« Bonjour, marmonna Yoongi en se frottant les paupières. Est-il l'heure de se lever ?

— Bientôt, oui. Vous sentez-vous mieux ? Pouvez-vous vous lever ?

— Oui, mon corps se porte mieux, mais je ne me sens pas capable d'utiliser mon pouvoir.

— Après cette nuit, il n'est pas question de vous en demander autant, bien sûr. Avez-vous faim ? Soif ?

— L'un et l'autre.

— Je vous apporte cela tout de suite, prenez le temps qui vous sera nécessaire pour vous préparer. La matinée risque d'être éprouvante.

— Qu'est-ce que... »

Il ne termina pas sa phrase : déjà Jimin avait quitté ses quartiers. Surpris mais les idées toujours confuses, Yoongi ne chercha pas longtemps d'explications à son comportement. Seul, il s'accorda un moment pour reprendre ses esprits, organiser ses pensées, et il s'habilla – il en profita pour remettre la boucle d'oreille offerte par le général. Jimin regagna la tente peu après avec de quoi se restaurer pour eux deux.

« Votre œil s'est encore assombri, remarqua le jeune chef, il est désormais tout à fait noir. Eh bien, Yoongi, vous voilà avec un regard vairon. Cela vous sied à merveille, je vous rassure.

— Et cela, surtout, ne m'étonne pas... malheureusement. »

Après avoir assassiné autant de Scorpions, Yoongi s'était attendu à ce que de nouveau son regard s'obscurcisse. Chaque fois qu'il déchaînait sa puissance, son œil gauche noircissait. Que quelqu'un décède ou non, cela s'achevait toujours de la même façon. Il s'en étonnait de moins en moins au point qu'épuisé, ce matin, il s'en moquait.

Moins de vingt minutes plus tard, les deux amis rejoignaient l'entrée du campement, où l'on élevait déjà un bucher pour honorer les corps des défunts. Le protocole se déroula comme à l'accoutumée, dans un silence solennel.

Ceci fait, Jungkook annonça la remplaçante de sa sergente morte au combat. Son nom prononcé, Aena s'avança, stupéfaite, bouleversée et fière à la fois. Elle posa un genou à terre afin de renouveler son allégeance, et jura d'offrir sa vie à la division qui lui échait.

Les deux cérémonies achevées, Jimin se plaça devant ses troupes et dirigea son regard vers ses trois lieutenants. Le visage grave, il se tint aussi droit que possible.

« Allez chercher l'accusé, je vous prie. »

Taehyun acquiesça et se rendit dans la tente la plus proche, de laquelle il sortit accompagné de Nur. Le soldat jetait des regards haineux à ses trois supérieurs. Jimin l'obligea à s'agenouiller face à la foule, et lorsqu'il constata que l'homme gardait les yeux fixés au sol, il attrapa sa chevelure qu'il tira en arrière. Nur se laissa faire sans un son de douleur.

Les iris aussi noirs que les cheveux, le visage marqué par l'âge, le corps encore vigoureux, il émanait de lui une telle hostilité que Yoongi le trouvait plus sombre que sa magie. En redirigeant son attention sur le général Park, le Phénix s'aperçut qu'il l'observait déjà.

« Min Yoongi, rejoignez-nous, je vous prie. »

Il déglutit mais obéit ; les soldats s'écartèrent sur son chemin, à la fois stupéfaits et méfiants. Le mage détestait attirer ainsi l'attention, mais dès lors qu'il avait vu le visage de Nur, il avait su pour quelle raison il se trouvait là, les mains liées dans le dos.

« S'agit-il de l'homme qui a essayé de vous vendre à une Scorpion ? demanda Jimin une fois son ami près de lui.

— Oui.

— Il portait la chevalière que vous aviez décrite... et nous avons découvert, cachée dans sa tente, une bourse remplie d'or et de pierres précieuses – dont certaines qui n'existent que dans les mines des Neraï. »

Les montagnes au cœur du territoire sawaï, se rappela Yoongi.

« Nous en avons donc conclu qu'il s'agissait de notre homme, termina Jimin. Votre témoignage finit de l'accabler. Nur, admettez-vous la trahison dont on vous accuse ?

— S'il est un traître parmi nous, c'est vous, général ! pesta le soldat. Vous déclarez la guerre à Sawa, vous vous alliez avec les prisonniers tyfodoniens, vous nous faites combattre pour délivrer le peuple Phénix ! Quiconque reviendra avec vous à Noria sera accusé de complicité, je vous l'assure ! Vous mourrez tous soit ici soit à Arixium !

— Hum... je prends cette réponse pour un oui, affirma Jimin avant de se tourner vers un de ses subordonnés. Lieutenant Kang, je veux que sa punition serve d'exemple. Acceptez-vous de nous montrer l'étendue de vos connaissances ?

— Avec plaisir, approuva-t-il. Des attentes particulières ?

— Lent et douloureux, plus rapide sur la fin. Je vous laisse montrer à tous ce qu'il en coûtera de trahir les siens. »

Jimin s'estimait juste : il ne s'était jamais montré sévère vis-à-vis des désertions, de toute façon peu nombreuses dans ses rangs. Il rechignait à punir quelqu'un qui choisissait d'abandonner le combat pour servir autrement son pays, il préférait encourager ses hommes plutôt que de les maintenir auprès de lui sous la contrainte. Aucun de ses soldats n'était obligé de le suivre les yeux fermés. En revanche, il ne tolèrerait aucune trahison dans un moment si crucial, surtout pas dirigée contre son ami.

Jimin prit le bras du Phénix et l'éloigna, conscient qu'au vu de sa sensibilité, Yoongi risquait bien de se trouver mal s'il assistait à ce macabre spectacle.

« Allons boire à la rivière. Samran doit être de retour dans les environs, je dois écrire à un ami. »

Yoongi déglutit. Il obéit, il marcha sans se retourner, le pas raide. Jimin ne l'avait pas relâché, et sa poigne délicate rassurait le mage plus qu'elle ne l'embarrassait. Ils arrivèrent à l'autre bout du camp et se dirigeaient vers la rivière quand les premiers cris résonnèrent dans le canyon, stridents.

« Je suis désolé que vous subissiez ses geignements misérables, déclara Jimin en le voyant pâlir, tentez de vous concentrer sur le bouillonnement de l'eau. »

Il porta deux doigts à sa bouche pour pousser un sifflement aigu, auquel répondit peu après un cri que Yoongi connaissait désormais. Samran piqua pour se poser près de son maître, qui lui offrit quelques caresses. Il attrapa un message dans sa poche, l'attacha à sa patte, puis adressa un rictus espiègle à son aîné.

« Yoongi, venez, il ne vous fera aucun mal. N'est-ce pas, Ran ? »

L'aigle, en réponse à son surnom, blottit la tête contre sa main. Jimin lui accorda de nouvelles marques d'affection.

« Il est très gentil, affirma-t-il, et il adore les caresses.

— Il est magnifique.

— Oui, il m'est très cher. C'était le plus beau et le plus intelligent de nos spécimens, ma mère a trouvé normal qu'il me revienne une fois dressé.

— C'est une très belle attention. »

Yoongi osa approcher, timide malgré tout, et s'accroupit à côté de Jimin. Ce dernier l'incita à chouchouter Samran d'un mouvement de tête encourageant. Le Phénix essaya de ne pas se figurer les serres de l'animal l'éventrer, ou son bec lui dévorer les doigts. Jimin lui souriait avec douceur, ce qui le rassura : il avança la main, la posa sur la tête du brave oiseau, et la flatta d'un geste délicat.

« Savez-vous pourquoi j'ai appelé cet aigle ainsi ? demanda Jimin en l'observant.

— Non, dites-moi.

— Il s'agit de la contraction du mot "samoïran".

— La réflexion, en langue ancienne, traduisit Yoongi avec émotion.

— Oui. Samran est un messager, il pèse sur lui un devoir important. Chaque missive doit être rédigée après mûre réflexion, et les décisions auxquelles elles mèneront doivent être tout aussi mesurées. Samran est un symbole de sagesse. J'aimerais que nous vivions dans un monde en paix, que je puisse l'envoyer porter un message aussi bien à vous qu'au Prince, ou bien au chef de Mournan, ou encore à celui des Akashites. Imaginez que l'on puisse prendre rendez-vous sans passer par le biais d'un héraut. Nous pourrions changer les choses.

— Votre utopie est sublime.

— Et je compte bien la rendre réelle tôt ou tard. Un jour, Samran volera au-dessus du Continent entier, messager de paix, d'espoir et de sagesse. »

Yoongi sourit, touché. Entendre même un simple mot d'éthéréen lui réchauffait le cœur, car il s'agissait du langage créé par les Phénix aux balbutiements de la civilisation, près de mille deux cents ans plus tôt. Il était tombé en désuétude, du fait de sa complexité, face à la langue des Élémentaires, qui avait peu à peu pris l'ascendant. Plus personne aujourd'hui ne la parlait, de sorte que Yoongi était surpris que Jimin en ait appris du vocabulaire. Seul quelqu'un qui le cherchait pouvait le rencontrer. On ne croisait pas ce langage par hasard.

Le mage songea que Jimin était probablement l'Arixien le plus ouvert, le plus tolérant qui existe. Il admirait son intérêt pour toutes les cultures, et il l'affectionnait de plus en plus. En tant que gardien des savoirs en effet, Yoongi connaissait tout ce qu'il pouvait connaître, pourtant il s'était montré ingrat avec celui qui l'avait sauvé, il avait dénigré tous les Élémentaires, il n'avait témoigné d'aucune indulgence. N'importe quel autre Aigle l'aurait haï, or Jimin avait cherché à le comprendre, et il lui avait pardonné sa colère.

Yoongi s'agenouilla de façon plus confortable aux côtés de son ami, vers qui il tourna la tête alors qu'il cessait de caresser celle de Samran. Jimin l'interrogea du regard.

« Puis-je... puis-je vous... »

Yoongi n'osait pas prononcer le verbe « embrasser », trop honteux de réclamer un tel geste. Pourtant, saisissant son désir, Jimin approuva en souriant. Le Phénix alors déglutit, prit son courage à deux mains, et se pencha pour appuyer de façon gauche ses lèvres sur les siennes. Le général entoura aussitôt sa taille d'un bras pour l'attirer contre lui, et Yoongi crut défaillir, envahi par une euphorie toujours plus intense à mesure qu'ils partageaient des baisers. La passion qui se dégageait de ce chaste contact l'enflammait, de la tête au pied il se sentait agité de frissons qui lui procuraient à eux seuls du plaisir.

Quand Jimin réclama d'un mordillement à glisser sa langue dans sa bouche, Yoongi l'y accueillit. Quoique malhabile, le Phénix provoqua en son partenaire une émotion qu'il n'avait encore jamais connue, du moins jamais de manière si brute. Fébrile sous l'effet de l'excitation, il s'aperçut que l'amour qui s'épanouissait dans tout son être rendait cet échange d'autant plus troublant, d'autant plus savoureux.

Yoongi ne se retint pas de passer les mains sur les joues et dans la chevelure de Jimin. Il adorait quand son cadet se réveillait, la tignasse hirsute mais déjà prêt à s'habiller pour sortir sauver le Continent. Il raffolait, en vérité, de ce qui se rapportait à Jimin, de son corps contre le sien, de ce qu'il lui apprenait de ses propres envies.

Délaissé par les deux jeunes gens, Samran s'écarta pour déployer ses ailes. Il s'envola dans un cri aigu qui déstabilisa Jimin. Ce dernier posa un regard attendri sur son amant ; il passa la main sur sa joue sans le quitter des yeux.

« Nous devrions cesser notre petite activité, ni vous ni moi n'aimerions être surpris par un de mes hommes.

— En effet. Pardonnez-moi.

— Vous n'avez rien à vous faire pardonner, je vous rappelle que j'ai approuvé ce baiser... et que je l'ai moi-même approfondi. »

Yoongi esquissa un maigre sourire à cette remarque, embarrassé au possible, pourtant comblé, ses désirs assouvis. Il passa par réflexe la langue sur le pourtour de ses lèvres, geste que le regard de Jimin suivit avec intérêt, puis il s'éclaircit la gorge et se releva, imité par le général arixien.

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